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Brutalité, prédation et techno-utopie

À l’abri du parapluie américain, convaincue de l’efficacité de la dissuasion nucléaire ainsi que du rôle pacificateur de l’État de droit, du multilatéralisme et du commerce, l’Europe a cessé de se penser comme un acteur stratégique.
Dans un monde où la brutalité tend à gouverner les relations internationales, l’assoupissement européen est d’autant plus préjudiciable qu’une alliance inédite s’est nouée entre la technologie et des dirigeants prédateurs, au rang desquels figure désormais l’ami étatsunien. En résultent des formes nouvelles de conflictualité dont l’Europe n’a ni la pratique ni la maîtrise. 
Un tournant géopolitique majeur dont Thierry Balzac, chercheur au CERI, et Giuliano Da Empoli, écrivain, débattent avec le politiste Hugo Micheron.

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Hugo Micheron - La brutalité fait son retour dans les relations internationales. La première puissance mondiale est dirigée par un Donald Trump qui l’a presque érigée en mode de gouvernance politique. Êtes-vous en phase avec l’idée que la brutalité est redevenue un élément déterminant de la géopolitique ?

Thierry Balzacq : N’oublions pas au préalable l’effet de perspective qui écrase ce que nous dit l’histoire. Rappelons-nous, par exemple, combien la décennie 1990 fut meurtrière. On peut relever au moins trois traumatismes : l’émiettement de l’ex-Yougoslavie, le génocide au Rwanda, la guerre en République démocratique du Congo, qui se poursuit aujourd’hui et qui a fait, à ce jour, plus de 6 millions de morts selon les données du Global Conflict Tracker. Et que dire de ce premier quart de siècle ? N’a-t-il pas été inauguré par l’agression spectaculaire d’un groupe terroriste contre les États-Unis, suivie d’un engrenage de violence et parfois d’abus : la guerre globale contre le terrorisme qui a profondément transformé le système international ? Depuis l’attaque russe contre la Géorgie, en 2008, les nuages n’ont cessé de s’amonceler sur l’Europe. Au vrai, ce n’est pas tant la proximité de la guerre ou l’intensité de sa violence qui ébranle l’Europe que le déclin de l’imaginaire politique qui lui avait procuré jusque-là un certain confort psychologique et lui avait sans doute aussi permis de faire l’économie d’une pensée stratégique autonome. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale puis l’Union européenne ont progressivement fait leur l’idée que le libéralisme était le rempart le plus efficace contre la guerre et ce, d’autant plus qu’il bénéficiait d’une caution américaine. Au fil du temps, la nécessité est devenue une conviction. Or, et c’est un changement radical, les mêmes États-Unis détricotent désormais ce qui constituait la triple ceinture de protection du libéralisme international, à savoir la promotion de l’État de droit, le soutien aux institutions internationales et l’interdépendance économique censée renforcer la coexistence pacifique entre États. Voilà, à mon avis, où réside l’essentiel de la violence que perçoivent les Européens. 

Giuliano Da Empoli : Je dirais que cette brutalisation est en réalité un retour à la normale de la vie internationale. L’exception est plutôt la période qui est en train de se clore. Les historiens qui étudient la technologie militaire défendent une thèse intéressante, celle qu’il existe des périodes où les technologies offensives se développent davantage que les technologies défensives et d’autres où les technologies défensives parviennent à compenser l’essor des technologies offensives. Les premières sont évidemment plus belliqueuses, et nous sommes entrés dans une période d’autant plus belliqueuse qu’il est désormais possible de s’armer à peu de frais. Aujourd’hui, pour abattre un drone à deux cents dollars, il faut un missile Patriot à trois millions de dollars. Toute une gamme de technologies offensives permettent de mener des attaques, par exemple des cyberattaques, à un coût presque nul pour des acteurs étatiques et non étatiques.

H. M. Les transformations que vous évoquez se produisent dans le contexte d’une révolution technologique. Est-elle un accélérateur ou un amplificateur de brutalité ? 

G. D. E. : Je pense que la brutalisation actuelle se joue à deux niveaux. À un premier niveau, on assiste au retour d’acteurs que j’appelle des prédateurs : Trump, Poutine et bien d’autres leaders actuels. Il suffit de relire les classiques comme Tacite, Suétone et Machiavel pour les identifier et saisir leurs façons d’agir. Mais il est aussi essentiel de comprendre qu’à un niveau inférieur, ces acteurs sont portés par une infrastructure technologique de la brutalité. Dans tous les pays, et aussi bien à l’échelle internationale que nationale, le débat se déplace dans cet écosystème sans règles qu’est la sphère numérique. Il sort des arènes régulées de la confrontation politique pour entrer dans un espace que l’on pourrait qualifier de Somalie digitale, tel un État en faillite dirigé par des seigneurs de guerre.

T. B. : La technologie est traitée de manière inadaptée quand on l’isole des autres capacités de l’État. Un premier enjeu, dans le domaine des relations internationales, est de savoir dans quelle mesure une technologie reconfigure les attributs de la puissance, car cela permet de tracer la différence relative entre les ruptures technologiques et les évolutions incrémentales. Assurément, la surveillance du champ de bataille par les satellites est une rupture sans précédent. Ainsi, dans les guerres comme celle qui se déroule en Ukraine, le théâtre des opérations est devenu transparent. Lorsqu’un acteur peut anticiper, minute par minute, les mouvements de troupes de l’autre, la possibilité d’aboutir à un échec et mat se trouve compromise, sauf à utiliser une arme de destruction massive dont ne disposerait pas l’adversaire. Un second enjeu, non moins important, est d’évaluer l’effet de la technologie sur la maîtrise des coordonnées précises des lieux d’affrontement. En bien des cas, en effet, les innovations technologiques ne constituent pas seulement des instruments inédits, mais font aussi émerger un nouvel espace d’actions ayant ses propres règles de fonctionnement. Néanmoins, quelle que soit la technologie, la logique d’action – ou rationalité stratégique – reste identique, et c’est ce qui fait la différence sur le champ de bataille. Enfin, à supposer que la guerre en vienne à durer, les nouvelles technologies offrent aux décideurs, surtout aux moins scrupuleux d’entre eux, un outil de contrôle du récit qui la sous-tend bien plus redoutable que les tracts. Or, pour mobiliser les ressources nécessaires à la continuité de la guerre, le moral des troupes et le soutien de la population restent des facteurs essentiels.

H. M.  Pendant la Guerre froide, la dissuasion nucléaire paraissait suffisante pour écarter la perspective d’un conflit entre superpuissances. Cela ne semble plus le cas aujourd’hui. Où pensez-vous que se situe désormais le point d’équilibre de la terreur ?

T. B. La dissuasion est une épreuve de volontés, disait Raymond Aron. Elle repose sur deux piliers : la réalité des moyens et la crédibilité de la menace. Elle s’appuie sur un postulat, celui d’acteurs rationnels, duquel on tire un axiome : l’arme nucléaire est faite pour ne pas être utilisée. Je crois que c’est une vision simpliste, voire inexacte. Si elle est conçue pour ne jamais y avoir recours, comment pourrait-elle dissuader qui que ce soit ? De plus, dans les scénarios les plus fous en matière d’usage d’armes nucléaires, ce sont souvent un accident, une interprétation erronée, un signal mal reçu ou mal lu qui sont susceptibles de précipiter une catastrophe. Avec pour corollaire qu’il n’existe sans doute pas de point d’équilibre pleinement satisfaisant dans la terreur – tout au plus des manières de se rassurer sur les intentions de l’autre en se prenant soi-même pour unité de mesure. Mais, dès lors que les protagonistes opèrent dans des environnements sémiotiques différents, comme on le voit aujourd’hui, c’est toute la grammaire de la dissuasion qu’il faut revoir.

G. D. E. De ce point de vue, j’ai une théorie peu rassurante : je pense que la décision reste très rationnelle jusqu’à un certain niveau puisque, parvenue au sommet, elle devient complètement irrationnelle. Pour prolonger la réflexion sur le facteur humain, il faut également prendre en compte un effet générationnel. La génération qui a connu le traumatisme du premier usage de l’arme nucléaire est en train de disparaître de la scène publique, ce qui entraîne une perte de mémoire collective. La culture politique et la culture stratégique, qui se sont construites autour de l’enjeu nucléaire et qui ont permis de geler la situation pendant plusieurs décennies, se sont perdues à cause de ce renouveau générationnel. On peut même aujourd’hui se demander si le tabou absolu de l’usage de l’arme atomique existe encore. D’ailleurs, la fin des tabous ne touche pas uniquement l’enjeu nucléaire. On assiste au retour de mots d’ordre en politique qui auraient été des interdits absolus il y a encore quelques années. Ils reviennent sous la forme de transgressions, par exemple via l’usage des symboles nazis.

 
H. M. Jusqu’à présent, le politique se pensait entre séparation ou concentration des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire, auxquels étaient associés des contre-pouvoirs (la presse, les associations, la société civile, les syndicats, etc.). Un quatrième pouvoir, le pouvoir algorithmique, a émergé, mais sans garde-fous. Où le placez-vous ? Est-il possible de l’équilibrer ?

T. B. Il faut distinguer l’ampleur du phénomène et sa signification. Le pouvoir algorithmique, dont la tech est à la fois l’incubateur et le véhicule, est plus spectaculaire aux États-Unis parce que c’est le pays qui abrite, pour le moment, la plupart des grands groupes de la tech. Cela dit, l’irruption de la technologie dans le champ politique aux États-Unis ne peut être séparée du projet politique révolutionnaire que portent certains réseaux de la Silicon Valley. Tout cela n’est pas toujours cohérent, mais plusieurs idées traversent les différentes couches de la tech politique américaine : liquider les principes cardinaux de la démocratie libérale et s’affranchir d’une vie américaine jugée ordinaire. L’horizon est, en quelque sorte, de créer un monde, une techno-utopie. Outre une conception très étroite de l’intérêt national, le nationalisme antilibéral et la techno-utopie ont en commun une vieille idée américaine, défendue en son temps par l’historien Frederick Jackson Turner : la thèse de la frontière. Celle-ci s’incarne dans trois notions interreliées, l’expansion, l’extraction et la sotériologie. La thèse de la frontière carbure premièrement à la volonté permanente de conquête de nouveaux territoires. Le statu quo, c’est la mort. Deuxièmement, elle encourage l’exploitation de ressources jugées essentielles à la puissance américaine (hier, l’or et le pétrole, aujourd’hui, les terres rares). Troisièmement, repousser sans cesse la frontière est, dit-on, constitutif de l’identité américaine. C’est pourquoi la fin de la frontière, décrétée en 1890, a été vécue par certains Américains comme une privation de sens. Les discours actuels sur le Groenland, le Canada, la planète Mars s’inscrivent en grande partie dans ce projet de réinvention de la fiction constitutive des États-Unis, dans les termes de laquelle l’identité américaine ne se régénère que par la conquête. Il s’agit donc de rien de moins que d’un projet sotériologique, puisque c’est l’âme de l’Amérique, ou plutôt son salut, qui est en jeu.

G. D. E.  L’émergence de cette élite tech, qui est de plus en plus explicite dans son projet sociétal et politique, me fait penser à la conquête du Mexique par Hernan Cortés et les conquistadores au xvie siècle. L’empereur aztèque Moctezuma II et son entourage politique voient débarquer deux cents étrangers mal habillés et d’apparence bizarre. Les Aztèques ont la capacité d’exterminer ces étrangers, mais ces derniers disposent de cannes dont sortent le tonnerre et l’éclair, sont juchés sur des sortes de cerfs apprivoisés et portent des vêtements scintillants qui résistent aux flèches. L’empereur tergiverse : sont-ils des humains ou des dieux ? Dans le doute, il refuse qu’ils s’approchent de sa capitale, mais leur fait porter des offrandes. À la fin du xxe siècle, la classe politique américaine et européenne a pratiqué le même type de soumission culturelle à l’égard de la tech. Il lui a été expliqué qu’il ne fallait pas réguler, que ce jouet prodigieux suivait ses propres règles, qu’il ne fallait pas y toucher sous peine de le casser et qu’elle n’y comprenait rien de toute façon. À cette époque, la tech c’est petit, c’est gentil, c’est l’œuvre de jeunes gens sympathiques. Dans ce contexte, les États-Unis votent, en 1996, l’acte fondateur, la section 230 du Communications Decency Act, qui exonère les sites internet de toute responsabilité quant au contenu qu’ils véhiculent. Au fil des années, ces outils deviennent une machine d’une puissance extraordinaire, ils agissent de plus en plus fortement sur la structuration de la vie politique et publique, et même de la vie tout court de chacun d’entre nous. Ils deviennent l’interface globale de nos interactions avec le monde, et on laisse faire. Certes, comme toute innovation technologique, ils constituent un progrès, mais on ne se pose pas la question de leur gouvernance et de leur compatibilité avec les institutions politiques des démocraties. Rappelons qu’en 2012, Eric Schmitt, alors patron de Google, a joué un rôle décisif dans la réélection de Barack Obama. Son soutien a été peut-être encore plus déterminant que celui fourni par Elon Musk pour la réélection de Donald Trump en 2024, à la différence qu’il s’est déployé très discrètement et sans la prétention d’imposer un point de vue, une idéologie. Il s’agissait plutôt de se mettre au service d’un projet politique. Aujourd’hui, le projet de société et de gouvernance explicite formulé par une partie de la tech émerge dans toute sa vérité. Quelles que soient les sensibilités politiques des acteurs, il entend s’opposer aux institutions de la démocratie libérale. Alors que les dirigeants économiques d’hier s’accommodaient plus ou moins des gentils libéraux et des gentils socio-démocrates de la vieille classe politique, les leaders de la tech s’en affranchissent. Portés par une forme d’insurgence technologique et épistémologique, ils préfèrent se tourner vers des dirigeants politiques plus extrêmes qui partagent leur esprit de conquête, de chaos. Cette situation très radicale a de quoi effrayer.

H. M.  Les magnats des algorithmes et les prédateurs politiques portent des valeurs aux antipodes du projet européen. L’Europe se trouve encerclée par cet attelage en plein hubris et ne dispose ni de la souveraineté algorithmique, ni de l’indépendance militaire pour pouvoir lutter contre lui. Comment évaluez-vous sa position ?

T. B. Le problème de l’Europe a des origines historiques bien documentées. Quand on est protégé à moindre frais, quand on ne paye pas de sa poche, cela peut induire une certaine nonchalance intellectuelle et susciter des vocations de passager clandestin – une déviance classique, bien identifiée par les économistes dans l’action collective, consistant pour certains groupes à profiter de ses avantages sans en payer les coûts – ou encourager ce que l’on appelle en théorie des relations internationales le buck passing — une stratégie consistant quant à elle à faire porter le fardeau par un autre. Quand on vit au crochet d’un tiers, on ne maîtrise pas son destin. À mon avis, cependant, l’effet le plus néfaste de cette situation sur les Européens est la perte de compétence stratégique. Une constante de l’histoire de l’intégration européenne est la place qu’y occupent les situations de crise. Hélas, les intentions annoncées ou les décisions prises sous la contrainte ne débouchent pas toujours sur des changements pérennes car, une fois la crise passée, les États sont aimantés vers les routines comportementales. Sous le premier mandat de Trump, l’Europe a retenu son souffle. L’élection de Joe Biden, en 2020, lui a fait croire que la présidence de Trump avait été une mauvaise, mais brève, parenthèse. Bien que la France ait continué à insister sur la nécessité d’une autonomie stratégique européenne, la plupart des autres États ont choisi un certain attentisme. En prévision du retour de Trump, qui n’a pas été une surprise, l’Union européenne s’est préparée à une guerre commerciale, mais sans doute pas à un séisme dans tous les secteurs, y compris idéologiques. Il reste à déterminer si la crise actuelle sera de magnitude suffisante pour susciter un changement profond de culture au sein de l’Union européenne. Il existe une batterie de projets et de réalisations, qui sont autant de signes prometteurs. Encore faut-il ne pas confondre un enjeu sectoriel, celui de consolider l’industrie européenne de défense, avec une grande stratégie. Les initiatives financières, les discussions en cours en matière d’investissements industriels et sur l’ouverture du parapluie nucléaire français laissent présager une nouvelle ère stratégique pour l’Union européenne, mais nul n’est capable de dire si, et comment, cela se cristallisera. Il ne suffit pas de promettre pour faire advenir les choses.  

G. D. E. Tout à fait. L’humiliation que subit actuellement l’Europe était, d’une certaine façon, inévitable du fait de son absence de souveraineté. Reste à savoir si cela va se prolonger et faire du xxie siècle le siècle de l’humiliation européenne, ou si nous avons une chance de nous en sortir moyennant un changement culturel complet. Tout le projet européen, toute l’histoire communautaire se sont bâtis sur l’idée implicite d’une protection américaine. La fermeture de ce parapluie constitue un grave traumatisme. Je vois malgré tout dans l’acharnement des prédateurs contre les institutions européennes ceci d’encourageant qu’il s’agit probablement du seul élément de consensus, non seulement entre Trump et Poutine, mais aussi entre Zuckerberg, Musk et les autres patrons de la tech. Tous voient dans les institutions et la régulation européennes un objectif à abattre, car ils les considèrent comme des obstacles à la réalisation de leur projet. Il est important de bien saisir cette menace, qui est formulée de façon très claire et explicite. Pour l’instant, j’ai l’impression que nous n’en mesurons qu’une ou deux dimensions, mais peut-être pas sa globalité.

H. M.  Thierry, vous relevez l’absence de culture stratégique des nouvelles générations européennes. Giuliano, vous montrez que la génération aux affaires a du mal à percevoir le risque d’un pouvoir incontrôlé comme celui des réseaux sociaux, de la tech et de l’intelligence artificielle. S’agit-il d’un enjeu générationnel ou d’une profonde vassalisation de l'Europe ?

T. B. : Dans le domaine des relations internationales, depuis le début des années 2000, on a assisté à une double évolution, qui a affecté de façon regrettable la formation des élites. Premièrement, puisque l’on était en paix, à quoi bon enseigner la stratégie ? On en a délégué l’exclusivité aux académies militaires. Pourtant, des années 1960 à la fin des années 1990, les études stratégiques figuraient en très bonne place dans la plupart des programmes de relations internationales. Le politiste américain Stephen Walt souligne d’ailleurs qu’une des carences des écoles de relations internationales, les plus anciennes comme les plus récentes, a été de ne plus enseigner la stratégie en tant que mode de pensée et d’action. Il n’est nul besoin de maîtriser les études stratégiques traditionnelles pour comprendre qu’un État est toujours l’objet stratégique d’un autre. Les études diplomatiques ont, de même, disparu de l’enseignement des relations internationales. Nous en avons fait le constat, mes co-auteurs et moi-même, lors de la rédaction de notre Manuel de diplomatie. Ces sujets interviennent en année de master, mais pas au cours des années qui précèdent, qui sont pourtant cruciales pour l’architecture intellectuelle des étudiants. Comment des personnes chargées d’entrer en relation avec l’altérité pourront-elles construire des solutions communes si elles n’ont pas acquis les compétences élémentaires qu’offre l’apprentissage de la diplomatie ? Les universités commencent à combler cette lacune, mais cela prendra du temps.

G. D. E. : Les années 1980 à 2000 ont été un mauvais moment pour la socialisation politique et elles ont mal préparé au monde d’aujourd’hui. Elles ont été marquées par l’illusion de la victoire, de la fin de l’histoire, du consensus libéral et elles ont produit une vision réductrice de la politique, qui se résumerait à une compétition entre deux slides PowerPoint. Que la meilleure slide gagne ! La politique est beaucoup plus complexe, beaucoup plus brutale, elle a des racines irrationnelles et ne peut donc pas être lue de façon purement technocratique. Si l’on réduit la politique à une activité de gestion technique, le cursus politique lui-même se dévalorise. Les personnels politiques manquent d’une expérience de terrain, au sein d’un parti, en particulier au niveau local qui est riche d’enseignement. Avec pour résultat que s’installe aux affaires une classe politique très peu consciente des graves défis stratégiques qui se jouent.

T. B. : Bien qu’il y ait une grande porosité entre l’international et les affaires internes, les élections ne se gagnent pas sur les sujets de politique étrangère ou de relations internationales. Tout se passe comme si l’on n’avait toujours pas compris que l’articulation entre interne et externe est devenue tellement puissante qu’il est désormais indispensable d’élire à la tête du pays des personnes ayant une réelle compréhension du système international. Heureusement, en relations internationales, on reconnaît facilement l’empreinte des amateurs : ils opposent la stratégie à la pragmatique ; ils privilégient l’instinct à la réflexion ; ils ne jurent que par des gains immédiats ; ils préfèrent la mise en scène de soi à la discrétion que requiert le travail de ceux qui assurent au quotidien la continuité de l’État. L’histoire diplomatique nous apprend que les résultats sont, au mieux, éphémères, mais le plus souvent catastrophiques.
 

H. M. Le dérèglement climatique s’accélère au-delà des prédictions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Quelle place lui donnez-vous dans ces nouvelles conflictualités ?

T. B.  En matière de sécurité, la question déterminante est la suivante : quel est l’objet de référence, qu’est-ce qui est menacé ? Dans le cas du changement climatique, la réponse est vertigineuse. La menace ne concerne pas un individu, ni une nation, mais l’humanité tout entière. Par conséquent, le référent est tellement englobant qu’il redéfinit le reste de nos préoccupations. Le problème de la guerre entre nations ou entre groupes et blocs se trouve presque relativisé face à ce qui apparaît, sous tout rapport, comme une méta-menace. L’Union européenne ferait, à mon avis, un très mauvais calcul si elle bridait ses propres efforts au motif que le reste du monde, notamment les États-Unis sous la présidence Trump, se met en retrait sur la question climatique. La lutte contre le changement climatique est, en outre, solidairement porteuse d’une certaine idée de l’humanité. Les chercheurs qui travaillent sur les questions de perception du risque ont bien analysé le biais cognitif qui consiste à être indifférent à ce qui ne nous touche pas de façon personnelle et directe. C’est d’autant plus vrai pour les conséquences les plus catastrophiques du réchauffement climatique, qui se situent à un horizon que notre esprit est incapable d’embrasser.

G. D. E. Je voudrais rebondir en faisant le lien entre réchauffement climatique et réchauffement du climat social, qui est indissociable de notre basculement dans la tech, en citant l’exemple d’Alexander Nix, l’ancien patron Cambridge Analytica. Voici ce qu’il disait il y a dix ans : « Si vous voulez vendre du coca et que vous vous adressez à une société de publicité traditionnelle, elle va vous proposer de faire de la publicité, du sponsoring, d’installer quelques machines de plus dans les cinémas. Moi, je vous dis que la seule façon de vendre du coca, c’est d’augmenter la température de la salle. Les gens ont chaud, ils ont soif et ils achètent du coca. C’est beaucoup plus efficace. » Ce modèle est en quelque sorte devenu celui de la tech en général. L’idée est de faire monter la température sociale sur les réseaux via les algorithmes, pour surexciter, extrémiser, polariser, etc. Une fois que la température s’est élevée à un certain degré, notre capacité en tant que société à faire face à quelque enjeu que ce soit est réduite. Cela se vérifie encore plus devant un défi aussi important que le dérèglement climatique. Faire baisser ou réguler, ne serait-ce qu’un peu, la température sociale afin que nous soyons de nouveau en condition de discuter, d’affronter les enjeux de façon plus ou moins rationnelle, voilà ce qui devrait être l’objectif.
 

H. M. Il nous reste à évoquer un autre enjeu très important, la rivalité sino-américaine. Sommes-nous entrés dans le siècle de la Chine ?

T. B. Il y a à peine deux ans, l’interrogation centrale en France, en matière d’influence étrangère, portait encore sur la Russie et la Chine. À l’époque, les États-Unis partageaient le point de vue des Européens. Pour moi, le discours de James David Vance à Munich, en février 2025, a changé la donne. L’intervention du vice-président américain a créé une fissure dans la frontière intellectuelle qui existait entre les Occidentaux, en tant que groupe incluant les États-Unis, et le reste du monde. Dans le climat actuel de saturation politique internationale, on pare au plus pressé, et le plus pressé est de faire face au pouvoir américain, à ses injonctions, à ses mesures agressives tous azimuts, avec peu d’égards pour les alliés. L’escalade semble sans fin. On ne demande plus aux Européens de consacrer 2 à 3 % de leur PIB à la défense, mais 5 %, soit bien au-delà de l’effort américain en la matière.] 
Si les médias parlent un peu moins de la Chine, cela ne veut pas dire que les chancelleries ne s’en préoccupent plus. L’erreur de l’administration américaine actuelle est de croire qu’elle peut gagner la compétition stratégique contre la Chine, sans doute l’une des plus décisives de son histoire, en s’aliénant la plupart de ses partenaires stratégiques. Pour paraphraser Thucydide, quand la rivalité entre puissances s’intensifie, la première leçon de la stratégie est une formule simple : « Prenez soin de vos relations. » La frénésie américaine actuelle n’est peut-être qu’un baroud d’honneur, car ce pays est bien conscient que son rang dans l’ordre hiérarchique des nations est en sursis. La plupart des statistiques sur les transactions commerciales montrent un glissement de plus en plus favorable à la Chine. Par ailleurs, en ne défendant plus l’État de droit ni d’autres valeurs libérales internationales, les États-Unis bradent le différentiel qu’ils avaient cultivé depuis leur indépendance, lequel leur conférait un crédit moral vis-à-vis de tous les autres États autoritaires, notamment de la Chine et de la Russie. Le leadership américain était idéel avant d’être matériel. Un baroud d’honneur, donc, mais quelle sera la suite ? La réponse dépendra en partie des décisions de l’Europe. En tout cas, il me paraît indispensable de distinguer les propositions subordonnées à une situation transitoire — répondre à Trump — et celles qui relèvent d’une grande stratégie.

G. D. E. Comme le disait Ghassan Salamé, la nouvelle guerre froide américano-chinoise n’est pas qu’une réalité, elle est le projet de certaines élites, y compris de certaines élites américaines qui souhaitent en faire la nouvelle structuration du monde. Mais la plupart des pays rejettent ce projet, et l’Europe a tout intérêt à le rejeter elle aussi. A contrario, nous ne devons pas commettre l’erreur de considérer comme chaotique tout ordre qui correspondrait moins à nos intérêts. Ce qui nous apparaît comme chaotique est, vu d’une autre perspective, un ordre qui se reconstruit avec des équilibres différents et dont nous pouvons aussi être les acteurs.