Une bureaucratie sans frontières

Une bureaucratie sans frontières

Interview de Béatrice Hibou
  • By Harald Groven By Harald Groven

Il n’est rien de plus facile et plus naturel que de pester contre une bureaucratie toujours plus contraignante. En comprendre les ressorts l’est beaucoup moins. Béatrice Hibou mène une réflexion sur les logiques qui sous-tendent cette évolution et sa signification politique. Qu’est-ce que la bureaucratisation ? Pourquoi et comment s’immisce-t-elle dans les moindres aspects de nos vies ? Peut-on y résister ? Béatrice Hibou répond à ces questions dans un ouvrage "La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale" aujourd’hui traduit en anglais "The Bureaucratization of the World at the Neoliberal Era" chez Palgrave Macmillan. Elle nous livre ici les grandes lignes de ses conclusions.

A priori, on pourrait penser que le néolibéralisme signe l’arrêt de mort de la bureaucratisation. Selon vous, c’est tout le contraire. Comment expliquer ce paradoxe ?

Béatrice Hibou : Effectivement, la rhétorique néolibérale fait de la lutte contre la bureaucratie, avec son fameux slogan cut the red tape, l’un de ses principaux leitmotiv. Or ce que je montre dans cet ouvrage, c’est que le monde contemporain connaît une inflation de formalités. Cette inflation de normes, de procédures, de règles, de processus de catégorisation, etc. ne peut être problématisée qu’en termes de « bureaucratisation »  dès lors qu’on cesse d’assimiler cette dernière à l’« administration publique » et que l’on adopte une démarche sociologique. De ce point de vue, la bureaucratisation constitue l’une des facettes du néolibéralisme.

Précisément, d’un point de vue sociologique, comment définissez vous la bureaucratisation ?

B.H : Max Weber est le sociologue qui a le plus développé cette problématique, après Marx (dans sa continuité plus qu’en rupture avec lui). Pour Weber, la bureaucratisation est un processus de rationalisation, caractérisé par la division du travail, la spécialisation, la formation technique et l’évaluation par des procédures impartiales. Elle exprime et traduit un besoin de calculabilité et de prévisibilité propres à l’industrie et adoptés par le capitalisme en des termes de plus en plus formels et rigoureux.

Ce phénomène est-il visible à tous les niveaux de la société ?

B.H : Oui, tout à fait. Dans ses analyses, Weber précise bien que la bureaucratie ne concerne pas seulement l’administration étatique, mais qu’elle est, au contraire, « universelle ». Il démontre que si elle caractérise la grande industrie et le capitalisme, elle touche aussi les associations, les églises, les partis politiques dans les sociétés capitalistes.

Mais donc, depuis Weber, qui écrivait au début du XXe siècle, rien n’a-t-il changé ?

B.H : Oui et non ! Ce qui n’est pas nouveau, c’est le processus de rationalisation en tant que tel, et son lien avec le capitalisme. Ce qui a changé me semble-t-il, et ce que j’essaie de montrer dans ce livre, c’est qu’il y a un processus d’extension de cette bureaucratisation à l’ensemble de la vie en société, puisque ce qui n’est pas directement lié au capitalisme est tout de même touché par cette inflation normative et procédurale. Ce qui est nouveau, c’est le fait de considérer que les normes et procédures du marché et de l’entreprise managériale sont pertinentes en toutes circonstances et qu’elles doivent donc servir non seulement le monde dont elles sont issues - le marché concurrentiel, la grande entreprise managériale -  mais aussi les services publics et l’Etat, les loisirs et la vie politique, la guerre et la paix…

Aborder une question de société par la double entrée d’exemples du quotidien et de références théoriques fondamentales…

Vous avez choisi d’ouvrir votre ouvrage par une référence à Alice aux Pays des Merveilles de Lewis Carroll que vous comparez aux péripéties bureaucratiques d’une infirmière (que vous prénommez Alice) à Paris au milieu des années 2010?  En quoi ces situations sont-elles analogiques ? Est-ce l’absurde qui les lie?

B.H : Oui, en première analyse, c’est évidemment le côté absurde de nombre de situations que nous vivons, et qu’incarne cette séquence de la vie d’Alice, à son travail où elle passe un tiers de son temps à faire autre chose que de prodiguer des soins ou après son travail lorsqu’elle se débat avec des normes absurdes qui rendent compliqué son quotidien.
Mais il n’y a pas que l’absurde chez Carroll : il décrit aussi une multiplicité de mondes et de logiques. Et de fait, il y a des constellations de logiques et d’intérêts différents qui expliquent et rendent possible ce processus de bureaucratisation qui n’est pas seulement imposé par le haut, mais qui est aussi issu d’attentes, de comportements, d’exigences de la part de nous tous. Pour poursuivre sur la référence à Carroll, je montre dans cet ouvrage que derrière le monde des formalités néolibérales, il y a aussi le monde des informalités – ce qui n’est pas formalisé selon ces normes du marché et de l’entreprise – et c’est aussi pour cela que le livre se termine en se référant à l’autre côté du miroir !

Partant de cette référence littéraire comme d’exemples du quotidien - celui de l’infirmière ou de son frère qui se débat, lui, contre l’administration du Pôle Emploi - votre ouvrage s’appuie sur de nombreuses références théoriques. Vous offrez un point de rencontre à Max Weber, Michel Foucault, et Paul Veyne, pour ne citer qu’eux. Ces rencontres étaient-elles évidentes ? Les œuvres, les outils fournis par Weber et Foucault, par exemple, peuvent-ils s’articuler aisément, se combiner ?

B.H : Oui, cette rencontre était évidente pour moi, et je pense pour quiconque lit les œuvres de ces auteurs ! Je m’inscris aussi dans un moment où la contradiction Marx/Weber est dépassée, où les nouvelles traductions de Weber mettent à mal nombre contresens, où les croisements entre Foucault et Weber se développent… Au CERI comme au Fonds d'analyse des sociétés politiques (FASOPO), cette tradition intellectuelle qui refuse des orthodoxies, des chapelles et des sectarismes, est très vivante depuis les années 1990.

Le titre de l’ouvrage est une référence à l’œuvre de Bruno Rizzi, La Bureaucratisation du Monde, publié en 1939 et considérée par certains comme l’ouvrage le plus controversé du XXe siècle. Votre ouvrage La Bureaucratisation du Monde à l’ère néolibérale est-il une lecture contemporaine des questions abordées par Rizzi ?

B.H : A vrai dire, j’aurais préféré La bureaucratisation « universelle » à l’ère néolibérale, car ma référence est Weber plus que Rizzi. Mais j’assume ce clin d’œil. Le propos d’une mondialisation du processus – que Rizzi montrait en mettant en évidence la convergence des États-Unis et de la Russie aussi bien que de l’Europe en la matière – est un autre élément important de ma démonstration. Le processus de bureaucratisation néolibérale se retrouve partout, aussi bien en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, même si cela se fait à des degrés et niveaux divers.

Sur la notion d’acteur…

Vous vous penchez aussi sur les  acteurs du processus de bureaucratisation. Selon vous, ces acteurs sont à la fois les cibles de la bureaucratisation et les agents de son développement, que ce soit en la combattant ou en la recherchant…

B.H : Ce que j’essaie de montrer dans ce livre, c’est toute l’ambivalence de la bureaucratisation. Certes, les péripéties d’Alice mettent en évidence le côté absurde de l’application de normes issues du monde de l’entreprise managériale dans des secteurs aux rationalités et logiques toutes autres (dans cet exemple, un service public, celui de la santé). Le traitement, selon ces mêmes canons, de la pauvreté ou la gestion des migrants ou demandeurs d’asile soulignent un autre aspect « négatif » de cette bureaucratisation : le fait qu’elle constitue une est l’une des modalités de la domination, notamment par la production de l’indifférence.

Mais la bureaucratisation peut avoir sa face « lumineuse », « positive » et pour cela être recherchée. C’est notamment le cas de procédures censées rendre les actions, publiques ou privées, plus justes, plus transparentes, plus explicites, plus promptes à l’évaluation. C’est aussi le cas lorsque la normalisation est indéfectiblement associée à la modernité et au progrès, comme nous le vivons tous les jours avec les nouvelles technologies de l’information ; idem lorsque le développement de procédures et de règles est justifié par la sécurité et le principe de précaution…
Au total, ce qui me semble incontestable, c’est que nous sommes tous des bureaucrates, et parfois nos propres bureaucrates ! Ce qui a été parfaitement exprimé par Henri Lefebvre dans La Vie quotidienne dans le monde moderne (Gallimard, 1968, p. 295) : « La bureaucratie bureaucratise les gens bien mieux qu'en les régentant. Elle tend à les intégrer en les rendant bureaucrates (et par conséquent en faisant d'eux ses délégués dans la gestion bureaucratique de leur vie quotidienne) ». Cette citation montre précisément la convergence d’un certain marxisme créatif et ouvert comme celui de Lefebvre, ou celui d’E.P. Thompson d’ailleurs, et des œuvres wébériennes ou foucaldiennes…

Sur votre démarche de recherche...

Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité de vos travaux précédents, sur la domination, l’obéissance et le redéploiement continu des formes d’exercice du pouvoir. Quelles questions vous ont amenées à consacrer un ouvrage sur la problématique de la bureaucratisation ?

B.H : Dans "La Force de l’obéissance" à propos de la Tunisie puis dans "Anatomie politique de la domination", d’un point de vue comparatiste, j’ai montré comment la domination ne s’exerçait pas seulement par le haut, par la contrainte voire la violence, mais qu’elle était nécessairement médiée par les acteurs qui en étaient la cible, à travers leurs besoins ou attentes, leurs intérêts, leurs compréhensions, leurs modes et conduites de vie.
Dans "La privatisation de l'État", je mettais l’accent sur les modalités de redéploiement de l’Etat derrière les impressions de retrait et d’impuissance, redéploiement à travers là aussi des médiations, par le privé, le marché, les réseaux…
Dans "La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale", je fais rencontrer ces deux problématiques en analysant le processus de bureaucratisation tout à la fois comme un mode de gouvernement, et donc comme un dispositif de domination parmi les plus efficaces, comme le soulignait Weber à son époque, comme un style de vie, une conduite de vie caractéristiques d’un certain ordre mais aussi comme une expression d’une idéologie dominante, celle du néolibéralisme.

Résister ?

Est-il possible de résister à la bureaucratisation ?

B.H : Oui, c’est possible même si cela paraît difficile, voire illusoire. Pour être plus précise, je pense que l’on peut résister à une certaine forme de bureaucratisation (i.e. la bureaucratisation néolibérale), mais pas forcément à la bureaucratisation, si l’on entend, dans son sens sociologique, comme un processus de rationalisation. Par exemple dans le monde de la recherche dans lequel j’évolue, on peut résister à la bureaucratisation néolibérale en refusant de rentrer dans les évaluations quantitatives,  ou en refusant de remplir les formulaires qui se fondent sur des « critères de performance » (à l’instar des « livrables » par exemple), Mais on peut par ailleurs accepter une autre forme de  bureaucratie qui consiste à se faire évaluer par ses pairs. Cela permet par exemple d’éviter le mandarinat et le clientélisme, mais alors les critères sont issus du monde spécifique du savoir, et non de celui de l’entreprise.

Faut-il résister ?

B.H : C’est une question philosophique, de rapport au monde et à la liberté. Si l’on accepte l’idée que la bureaucratisation néolibérale est une forme de domination, chacun est libre de s’y conformer, d’y résister, de développer son quant-à-soi (Eigensinn)…

Pourquoi était-il important à vos yeux que l’ouvrage puisse être traduit en anglais ?

B.H : Il m’a semblé que ma façon de problématiser le néolibéralisme n’existait pas ou peu en langue anglaise. Ma démarche est enracinée dans une pratique de terrain quasi-anthropologique, qui fait aussi la spécificité de la sociologie historique et comparée du politique « à la française » dans laquelle je m’inscris et qui est très développée au CERI.

Propos recueillis par Miriam Perier (CERI).
 

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