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25.05.2021

Vers un féminisme néolibéral d’État ?

Comment lutter contre les violences faites aux femmes ? Pauline Delage, sociologue chargée de recherche au CNRS, travaille sur les mobilisations féministes et l’action publique contre les violences fondées sur le genre. Elle a notamment publié un ouvrage intitulé Violences conjugales aux Presses de Sciences Po. Entretien.

Est-ce la même chose de parler de violences faites aux femmes, de violences sexistes ou de violences de genre ?

Depuis que les violences masculines faites aux femmes ont commencé à être prises en compte dans les années 1970, diverses catégories se sont constituées pour les nommer et décrire ce phénomène. Ces modes de catégorisation varient en fonction des contextes de formation et d’usage et révèlent des représentations différentes du problème. Au sein des mouvements féministes français, on a d’abord parlé de femmes battues, avant d’évoquer les violences conjugales pour ne pas réduire le problème aux violences physiques et souligner la diversité des formes de violences qui peuvent avoir lieu dans le couple. Ce faisant, le mot “femmes”, qui désigne les principales victimes, a disparu. De la même manière, aux États-Unis, les mots battered women — ou battered wives — ont été remplacés par domestic violence, puis par intimate partner violence, en portant la focale d’abord sur la sphère domestique, puis sur les relations intimes, afin de ne pas exclure les relations sans cohabitation.

Parallèlement aux transformations de catégories qui renvoient à des types de violences, spécifiés en fonction de leur nature — sexuelle par exemple — ou de l’espace dans lequel elles sont commises — dans le couple ou au travail —, les catégories qui cherchent à traiter du problème générique évoluent. “Violences faites aux femmes”, “sexistes”, “fondées sur le genre” : ces trois modes de qualification des violences insistent sur leur caractère structurel. Ces violences prennent pour cible les femmes, parce que ce sont des femmes. Elles prennent racine et reproduisent des rapports de domination, le sexisme, ou sociaux, le genre. C’est là un héritage de la formulation féministe des violences que d’envisager la cause de ces violences, de les désindividualiser et de les inscrire dans un “continuum”, pour reprendre l’expression de Liz Kelly. On peut noter des variations sémantiques dans chacune de ces catégories qui sont liées à leurs contextes d’élaboration et d’usage : “violences faites aux femmes” et “de genre” ont été diffusées par les organisations internationales, tandis que “violences sexistes” a d’abord été employé dans un cadre militant avant d’être repris par les institutions en France. Sans occulter les rapports sociaux à l’œuvre dans la violence, les deux dernières catégories permettent d’inclure une variété de types de victimes affectées.

Elissa Mailänder a récemment rappelé le rôle qu’ont joué les mobilisations féministes des années 1970 dans la visibilisation des violences faites aux femmes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Dès les années 1970, dans la lignée des mouvements de la deuxième vague — dont l’un des principaux slogans était “le privé est politique” —, des militantes féministes ont réalisé l’importance que la violence occupe dans la vie des femmes. C’est d’abord le viol et les violences sexuelles que les militantes ont pris en compte, en les voyant comme l’un des piliers et des paroxysmes de la domination masculine. Plutôt que les reflets d’un problème individuel, ou pathologique, ils étaient le symptôme de l’appropriation du corps des femmes par les hommes. Des rassemblements dénonçant les violences sexuelles sont donc organisés au milieu des années 1970. On peut citer par exemple les speak out aux États-Unis ou les “10 heures contre le viol” à Paris, et des manifestations, comme Take back the Night. La question des violences dans le couple apparaît aussi pendant cette période : les militantes se rendent compte que si les violences dans le couple sont très répandues, qu’elles en ont vécu ou en ont été les témoins, elles sont banalisées, minimisées, et les victimes sont culpabilisées tandis que les agresseurs sont dédouanés.

L’ampleur du phénomène des violences sexuelles et des violences dans le couple contraste alors avec le manque de traitement institutionnel. Les féministes ouvrent alors des lignes d’écoute téléphonique ainsi que des lieux d’accueil et d’accompagnement. La traduction du livre d’Erin Pizzey Crie moins fort, les voisins vont t’entendre en 1975 permet de diffuser l’exemple de Women’s Aid, un centre d’hébergement instauré dans la banlieue de Londres en 1971. Comme l’a notamment montré Elisa Herman dans son ouvrage, les centres d’hébergement se développent, en s’insérant dans le secteur du travail social.

Comment les violences basées sur le genre sont-elles ensuite devenues un problème public ?

Si le maillage associatif féministe constitue le socle de l’action contre les violences dans le couple, le féminisme d’État, composé des services d’égalité, sert de soutien, de relais aux revendications des militantes et contribuent à construire l’action publique. La première campagne contre les violences est lancée en 1989 sous l’égide de Michèle André, secrétaire d’État chargée des droits des femmes et de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, et donne lieu à la création de commissions départementales d’action contre les violences faites aux femmes. Trois ans plus tard, la ligne d’écoute nationale sur les violences conjugales, qui est toujours en service aujourd’hui, est pérennisée grâce aux financements du secrétariat d’État aux droits des femmes de Véronique Neiertz. Quelques réformes juridiques changent l’appréhension des violences : en 1980, le viol est défini comme un crime dans le Code pénal ; en 1992, le harcèlement sexuel est défini dans le Code pénal et le Code du travail et la violence dans le couple est qualifiée de circonstance aggravante. Cependant, c’est sous l’impulsion des institutions internationales, de l’ONU en particulier, et supranationales, le Conseil de l’Europe, que l’action publique se développe largement dans les années 2000. Des plans triennaux d’action sont créés à partir de 2005 et les lois se multiplient pour renforcer l’accompagnement des victimes, la répression des violences et la prévention. Ainsi, alors que les associations féministes et les institutions chargées de construire les politiques d’égalité restent centrales dans le traitement des violences, l’ensemble des acteurs et actrices institutionnels impliqués sur le parcours de prise en charge (police, justice, santé) est encouragé à se former et à intervenir.

Notons que la forme et la temporalité du développement de l’action publique dépendent largement du contexte institutionnel et politique : aux États-Unis par exemple, le développement de l’État pénal et de la psychologie féministe construisent le cadre de l’institutionnalisation et de la légitimation du problème des violences dans le couple dès la fin des années 1970.

Diriez-vous que le moment #MeToo et les mobilisations qui l’ont accompagné ont eu un effet sur l’agenda politique contre les violences sexistes et sexuelles en France ?

Des mobilisations, comme celles autour de Jacqueline Sauvage, ont contribué à accroître la visibilité des violences sexistes ces dernières années. Au niveau international également : le mouvement des femmes argentines #NiUnaMenos a notamment souligné le dynamisme des luttes féministes contre les violences. L’événement #MeToo s’inscrit dans une histoire plus longue, mais il a effectivement rendu possible un mouvement de dénonciation sans précédent des violences sexistes, sur les réseaux sociaux et hors-ligne, qui se prolonge encore aujourd’hui. En France, il a permis un renouvellement des mobilisations féministes contestataires, centrées sur les violences sexistes et sexuelles, autour de NousToutes notamment, et des revendications plus générales, avec les appels à la grève internationale féministe par exemple.

Du côté des pouvoirs publics, les déclarations et les dispositifs sur les violences se multiplient également : une nouvelle loi sur les violences sexistes et sexuelles a été promulguée en 2018 ; un Grenelle sur les violences conjugales a été lancé en 2019 ; et, dès les premiers jours du premier confinement de mars 2020, des mesures ont été prises pour les femmes victimes de violences dans le couple. Cependant, la question des violences tend à être cloisonnée et séparée d’autres enjeux sociaux. D’abord, le problème des violences est mis sous le feu des projecteurs politiques au moment où des réformes du Code du travail, avec les ordonnances travail notamment, ou du système social, comme celle sur l’assurance chômage, limitent l’autonomie économique des femmes, les plus précaires en particulier. Tout se passe comme si la possibilité de dénoncer et les solutions proposées pour sortir de contextes de violences ou de harcèlement, dans la sphère professionnelle ou privée, étaient complètement déconnectées des conditions de vie, de travail et d’emploi. Ensuite, l’État encourage les partenariats avec le secteur marchand et l’imposition de logiques qui en sont issues dans le champ associatif spécialisé dans le traitement des violences. Si ce projet a finalement été abandonné, une procédure de mise en concurrence de la ligne d’écoute nationale du 3919 a par exemple été lancée en début d’année. En reprenant la notion conçue par Catherine Rottenberg, on peut parler d’un féminisme néolibéral (d’État) pour qualifier ce cadrage des violences sexistes où ces dernières sont pensées comme étant désencastrées des conditions de vie, de travail et d’emploi concrètes et où les politiques publiques qui sont créées accompagnent une logique et des réformes néolibérales. L’accent est mis sur un traitement individuel et non structurel des violences.

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