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16.02.2022

À la recherche du matrimoine

Au semestre d’automne 2021-2022, Justine Delamarre et Carlotta Poirier, étudiantes au Collège universitaire de Sciences Po sur le campus de Paris, ont réalisé une enquête sur la notion de matrimoine et la reconnaissance des femmes artistes. Elles nous racontent comment ce travail a vu le jour dans le cadre de leur cours sur les récits, usages et représentations du passé.

Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est le matrimoine ?

Le matrimoine est un terme ancien qui a été redéfini lors de sa réapparition au XXIème siècle. Au Moyen Âge, ce terme désignait les biens hérités de la mère – au même titre que le patrimoine constituait l'héritage venant du père. Ce terme est tombé en désuétude avant d'être évincé de la langue française. Son radical s’est alors retrouvé cantonné à la sphère privée – avec l'adjectif “matrimonial” – foyer vers lequel les femmes ont été renvoyées. Seul le mot patrimoine a subsisté, prenant des lettres de noblesse et s’imposant peu à peu comme l'héritage culturel commun à toute une société.

À partir des années 2000, la notion réapparaît dans un sens nouveau sous la plume d’autrices et d’auteurs souhaitant insister sur le rôle des femmes dans le développement culturel. Le matrimoine, ou matrimoine culturel, décrit désormais l’héritage culturel légué par les générations de femmes précédentes. Ce terme a été réhabilité sous cette définition en raison des inégalités de genre qui subsistent dans la sphère culturelle. Ses défenseuses et défenseurs considèrent qu’il faut valoriser ce matrimoine afin de créer un avenir et un devenir pour les artistes femmes d’aujourd’hui et de demain, à travers de nouveaux modèles d’identification.

Pourquoi vous êtes-vous intéressées à ce sujet ?

À l’occasion des Journées européennes du patrimoine 2021, nous avons découvert des prospectus distribués par l’association HF Île-de-France promouvant les Journées du Matrimoine. Nous n’avions jamais entendu parler de cet évènement et le terme de matrimoine nous était complètement étranger. Déjà sensibles aux questions de représentations des femmes, et féministes convaincues, nous étions surprises de ne connaître aucun nom parmi les artistes mises en avant dans leur programmation. Nous avons cherché à comprendre pourquoi : ce fut le point de départ de notre enquête.

Comment avez-vous procédé ?

Dans le cadre de notre cours Récits, Représentations et Usages du Passé dispensé par Emmanuelle Loyer, nous devions réaliser une enquête collective à rendre à la fin du semestre. L’objectif de ce travail, croisant historiographie et enjeux mémoriels, était de mieux saisir les usages du passé. En 2006, le rapport Reine Prat a posé des premiers chiffres sur le sentiment d’illégitimité que connaissent de nombreuses femmes dans le monde de l’art. Nous nous sommes donc posé la question suivante : dans quelle mesure la réhabilitation du matrimoine culturel – à travers la redécouverte de femmes artistes effacées de l’Histoire – permet-elle d'élaborer une mémoire féminine collective et de légitimer la place des femmes dans la sphère artistique ? Le site internet matrimoine.fr créé par l’association HF Île-de-France a constitué le point de départ de nos recherches. Nous avons constitué une bibliographie avec des ressources à la croisée de chemins entre histoire des femmes et histoire de l’art. Mais ce sont principalement les entretiens que nous avons eu la chance de conduire qui ont constitué le coeur de notre travail.

Marie Guérini, la coordinatrice générale des Journées du Matrimoine, nous a détaillé l’action de l’association HF Île-de-France – qui organise cet évènement – et nous a éclairées sur l’enjeu mémoriel que représente ce sujet. Nous avons ensuite rencontré Aurore Evain, metteuse en scène, comédienne, autrice et historienne du théâtre ayant réalisé des travaux déterminants sur le matrimoine. Elle nous a parlé de la difficulté d’être une artiste femme dans une sphère dominée par les hommes. Elle nous a également partagé son expérience de chercheuse, expliquant l’invisibilisation des femmes de la sphère artistique et le travestissement de l’Histoire qui en découle. Afin de mieux comprendre l’invisibilisation des femmes de l’Histoire, nous nous sommes aussi entretenues avec Titiou Lecoq, autrice de l’ouvrage Les grandes oubliées, Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, préfacé par Michelle Perrot. Et enfin, nous avons mené notre dernier entretien avec Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe. Elle nous a permis d’apporter une dimension philosophique à ce travail, en étudiant certains de ses concepts.

Je crois que lors de vos échanges avec Geneviève Fraisse vous avez abordé l’exemple de la muse. Pourriez-vous nous en dire plus ?

À l’origine, les muses – filles de Zeus et de Mnémosyne – sont des divinités qui apportent l’inspiration et l’imagination aux artistes. Durant l’ère judéo-chrétienne, le triomphe des monothéismes leur font perdre leur divinité. Les muses sont alors réduites à des objets de désir. Si leur condition leur confère du pouvoir par la convoitise et l’obsession qu’elles suscitent chez les artistes masculins, elle n’est pas conciliable avec un esprit créateur. Ainsi, dans la sphère artistique, les femmes ne peuvent qu’être objectifiées, qu’être source d’inspiration, et sont dépourvues de puissance créatrice propre. Comme nous l’a souligné Geneviève Fraisse : les créatrices souffrent de “l’injonction à ne pas quitter la place de muse au regard du génie masculin, partage imaginaire des rôles, quasi immuable”. Le slogan de l’association HF, “On n’est pas que des muses”, met en relief la nécessité de changer l’imaginaire collectif : les femmes ont une puissance créatrice propre et ne doivent pas être exclusivement reléguées au rôle d’inspiratrices.

La re-connaissance du matrimoine français a-t-elle progressé ces dernières années ? Où en sommes-nous ?

Lors de la première édition des Journées du Matrimoine en 2015, le concept ne faisait pas l’unanimité. Le matrimoine était communément admis dans le patrimoine comme héritage culturel commun. Mais sa visibilité s’est accrue au cours des dernières années. De plus en plus de lieux et de régions accueillent les Journées du Matrimoine, qui trouvent également une résonance européenne (notamment en Belgique, Italie, Espagne et au Royaume-Uni). Le public s’élargit, devient plus familial, et ne se cantonne plus exclusivement aux femmes conscientisées. Le matrimoine culturel connaît aussi une dynamique favorable dans les médias. En témoignent par exemple les prix reçus par le podcast Vénus s’épilait-elle la chatte ? au Paris Podcast Festival, qui déconstruit l’histoire de l’art.

Cependant, nous avons identifié une sphère essentielle où le matrimoine n’a encore qu’un très faible écho : l’école. Si toutes les femmes que nous avons interrogées s’accordent sur l’enjeu central des programmes scolaires, elles déplorent aussi la version de l’Histoire qu’ils véhiculent, dont les femmes sont bien trop absentes. Il est essentiel de rester vigilantes et vigilants quant à l’invisibilisation des femmes de l’Histoire et notamment de la sphère artistique ; si l'oeuvre de Titiou Lecoq Les Grandes Oubliées, Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes semble novatrice, il n’en demeure pas moins que des écrits similaires ont déjà vu le jour mais ont eux-mêmes été invisibilisés.

En savoir plus

Image d'illustration : Sculpture "Stèle sans âge III" réalisée par la sculptrice Simone Boisecq en 1986 (© Adagp, Paris, 1986) installée dans le jardin du 13, rue de l'Université à Paris.

© photo : Sylvaine Detchemendy / Sciences Po