Travail du dimanche : Laurent Lesnard explique sa démarche

Travail du dimanche : Laurent Lesnard explique sa démarche

Entretien à propos de l'ouvrage de Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard
Les batailles du dimanche, PUF
  • Laurent Lesnard (OSC)Laurent Lesnard (OSC)

Les batailles du dimanche, PUFLes batailles du dimanche :
L'extension du travail dominical et ses conséquences sociales
Jean-Yves Boulin (Irisso) et Laurent Lesnard (OSC)

PUF, collection Le Lien social, septembre 2017
267 p., ISBN 978-2-13-065179-6

Rencontre avec Laurent Lesnard, co-auteur de l'ouvrage, le 20 octobre 2017.

Pouvez-vous nous donner quelques éléments chiffrés pour mesurer l’importance du travail le dimanche ?
-    En moyenne, sur tous les salariés, 15% des dimanches sont travaillés en 2010 et le phénomène prend de l’ampleur car en 40 ans, leur nombre a doublé. Cela implique de plus de plus de professions, notamment dans le commerce. En Europe, près de 30% des salariés travaillent au moins un dimanche par mois en 2015 et plus de 10% trois dimanches.

D’où proviennent vos données ?
-    En fait, il n’est pas du tout évident de mesurer précisément le travail du dimanche ; pendant longtemps les données étaient absentes ou peu précises, les sources de qualité rares.
Les enquêtes emploi du temps de l’INSEE menées depuis 1974, environ tous les dix ans sont pour nous une source de données très riches de ce point de vue. Même si l’interprétation de certaines questions importées de l’enquête emploi n’est pas aisée, on dispose là d’informations objectives et subjectives précieuses.
Il faut aussi prendre en compte le travail intermittent, et celui qui peut aussi réalisé à son domicile.

Laurent Lesnard dans son bureau à l'OSCPourquoi travailler sur cette question ? Voulez-vous participer au débat public, prendre parti ?
-    Jean-Yves Boulin sociologue au CNRS, laboratoire IRISSO (Paris Dauphine), s’est depuis longtemps impliqué sur les questions de temps de travail et d’articulation entre les temps sociaux en France et en Europe. Il a participé à la diffusion de politiques temporelles à travers lesquelles les collectivités territoriales améliorent la qualité de vie en menant des  actions sur les horaires publics qui impliquent les habitants.  Plusieurs collectivités ont ainsi élargi l’accès à des infrastructures sportives et culturelles (bibliothèques par exemple), notamment le dimanche1.
-    De mon côté, travaillant depuis longtemps sur la question des emplois du temps2, j’ai été sensibilisé à cette question du travail du dimanche qui prenait plus de place dans les débats publics, avec les polémiques sur l’ouverture des grandes surfaces. De fait, au fil de notre enquête nous avons chacun évolué dans nos positions. Partant d’une étude sur l’ouverture des bibliothèques le dimanche - j’y étais plutôt opposé - j’ai aujourd’hui une opinion plus nuancée sur cette question. A l’inverse, Jean-Yves Boulin retient lui plus aujourd’hui les conséquences sociales néfastes de ces ouvertures dominicales, dans son analyse.

Comment se situe l’opinion publique sur cette question ?
-    Si l’on veut recueillir le point de vue des salariés concernés, peu d’enquêtes sont disponibles. Il y a un gap entre une opinion publique qui s’est petit à petit, au milieu des années 2000, montrée favorable à l’ouverture des commerces le dimanche, et les salariés concernés par ce travail qui y sont le plus souvent opposés3. Le problème est que dans le débat public beaucoup d’arguments idéologiques sont avancés, notamment pseudo-économiques, sur l’emploi, les compensations salariales (variables selon les accords d’entreprise), le volontariat (relatif souvent) ou un supposé « droit au travail », spectaculaire renversement idéologique après des siècles de revendication d’un « droit au repos dominical ». Si l’on prend les étudiants supposés être ravis aujourd’hui de l’aubaine de travailler en horaires décalés et le week-end, je ne peux que constater en tant qu’enseignant leurs difficultés à mener de front études et un emploi alimentaire.

Quel est aujourd’hui votre point de vue ?
-    Mon regard est désormais plus pragmatique. Après des siècles de contrôle, par la loi, du temps libre des classes populaires, et avant d’accepter de sombrer dans le consumérisme élevé au rang d’activité majeure de notre société, on peut se poser la question de l’utilité sociale des services ouverts le dimanche. On peut mettre ce supposé besoin en regard avec la demande sociale locale, les nouvelles habitudes de vie et les recompositions familiales.
« Y a-t-il un intérêt collectif et à quel coût, social et économique » est la bonne question à se poser.
Quel degré de satisfaction retire-t-on des activités quotidiennes ? Notre étude apporte des réponses : ce sont les loisirs et les repas qui arrivent en tête, pas le travail, les études ou encore faire ses courses au supermarché. Quelles sont les activités les plus appréciées au quotidien, à pratiquer seul ou en compagnie ? Les jeux et pratiques sportives sont plébiscités comme activités de groupe, la lecture en solitaire… il parait dès lors logique d’organiser des rencontres sportives le dimanche, d’ouvrir des bibliothèques, plutôt que des galeries marchandes, des commerces alimentaires toute la journée alors qu’ils le sont déjà le dimanche matin ou des banques qui ne sont pas reconnus comme source d’épanouissement par la population.
Notre étude de terrain dans une ville moyenne, à Brive, révèle certains aspects de la problématique : le gardien de musée, ouvert le dimanche, ne voit qu’un nombre restreint de visiteurs, qui pourraient reporter leur visite un samedi par exemple, et ne peut pratiquer son activité de loisir (ici la danse) qui n’a lieu que… le dimanche. Il ne voit pas l’utilité sociale du maintien de plusieurs personnes en activité le dimanche si des événements, des rencontres ne sont pas organisées (d’autant que la « compensation salariale » est dans ce cas de 72 centimes d’euro !).

Il y a pourtant un débat parfois assez virulent sur l’ouverture des commerces le dimanche
-    Oui, mais il s’est fait pendant longtemps sous la pression d’intérêts commerciaux qui ne sont au final viables que dans le cas rencontré dans le « dilemme du prisonnier ». Ce que beaucoup des tenants de l’ouverture des surfaces commerciales ne précisent pas dans leur argumentaire, c’est que l’intérêt financier pour eux n’est valide que s’ils prennent à leurs concurrents – fermés – des parts de marché et que le coût de l’ouverture est inférieur au bénéfice engrangé ce jour-là. Au final, si tous les commerces ouvrent le dimanche, il n’y a plus d’avantage concurrentiel et il y a de fortes chances pour que le coût supplémentaire d’ouverture soit supporté par les salariés (avec baisses de salaires ou de volume horaire) et les consommateurs (répercussion sur les prix des produits).

Votre étude sociologique comporte un important volet historique qui éclaire sur la permanence du sujet depuis des siècles…
-    Nous avons procédé à une relecture de beaucoup d’études faites par le passé dans plusieurs pays. L’éclairage historique est indispensable sur la question des rythmes de vie et d’un jour de rupture qui a préoccupé toutes les sociétés depuis l’époque mésopotamienne. Il était important de dénaturaliser ce phénomène. Émile Durkheim avait mis en évidence lors d’une analyse secondaire de sources ethnologiques consacrées aux aborigènes australiens un rythme de vie binaire4. Une période est dédiée aux activités collectives et une autre permet le retrait individuel. On perçoit encore aujourd’hui, depuis les babyloniens, les influences astrologiques et astronomiques qui ont servi à réguler le temps et les rythmes de vie. Les jours de la semaine en portent les traces : lundi – jour de la lune (Lunaes Dies), mardi jour de Mars, mercredi Mercure… le Sunday ou Sonntag anglo-saxon étant le jour du soleil, Saturday celui de Saturne…  

Une partie importante de votre travail porte sur les coûts sociaux qu’engendre la perte de cette rupture dominicale et le risque de perdre le bénéfice de ce que vous appelez la « synchronisation sociale »
-    Nous distinguons en effet plusieurs types de conséquences des dimanches chômés ou travaillés à l’intérieur comme à l’extérieur du domicile sur les relations inter-personnelles, intra-familiales, les moments de partage et de convivialité… Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte, comme le genre, le type d’emploi ou la catégorie socio-professionnelle. Un professeur par exemple pourra beaucoup plus facilement consacrer 2 heures à une préparation d’un cours un dimanche soir, sans forcément négliger le reste de la journée les activités traditionnelles de repos, de rencontres et de loisirs. Une mère de famille sera mieux organisée qu’un père pour rattraper en semaine du temps consacré à son enfant. On peut remarquer que la capacité à gérer son temps est un marqueur d’inégalité sociale. Il y a ceux qui en ont la maîtrise et ceux qui sont forcés de travailler, parfois de manière précaire, mal rémunérée ; le jour de repos compensateur en semaine ne remplit alors pas la même fonction qu’un jour partagé par la majorité des français, comme le dimanche. Pour nous, c’est un jour de synchronisation sociale, de rencontres et d’échanges à plusieurs échelles : personnelle, avec son conjoint, ses enfants, ses amis, ses équipiers sportifs et plus largement avec l’ensemble de la société.

Ce sujet peut aussi être abordé sous l’angle de la domination sociale
-    Oui, il y a toujours eu un regard suspicieux porté par les classes sociales supérieures et partant le législateur sur la façon dont les classes populaires utilisent leur temps libre. Dans les pays protestants (et catholiques), la hantise était de ne pas laisser les classes laborieuses se répandre dans leurs bas instincts supposés comme la boisson le dimanche. Encore récemment, lors du débat des 35 heures, certains commentateurs se demandaient à quoi allait être occupé le temps libre5… Pour autant, nous ne sommes pas non plus entrés dans une société de loisirs que certains prospectivistes annonçaient.

Vous êtes sévère avec le précédent gouvernement socialiste…
Ce sont des faits inscrits dans l’histoire. Les années 2010 marquent un relâchement des règlementations sur les ouvertures de magasin le dimanche. Il y a eu beaucoup d’instabilité juridique à partir de la fin des années 2000, comprenant aussi la question des ouvertures nocturnes. C’est sous un gouvernement socialiste obéissant à une logique utilitariste et libérale qu’on a ouvert en grand la voie à la banalisation du travail dominical alors même qu’ils avaient été à l’origine de la loi de 1906 et qu’ils s’étaient farouchement opposés à la loi Maillé de 2009 aménageant quelques dérogations. Comprenne qui pourra !

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(1) Voir Villes et politiques temporelles, La documentation française, 2008
(2) Par exemple l’influence des horaires décalés sur l’équilibre familial dans « La famille désarticulée », 2010
(3) Comme l’a montré la fondation Fondapol en 2008 
(4) « Les formes élémentaires de la vie religieuse » (1912, rééd. 2013)
(5) « Quant au 'temps libre', c’est le versant catastrophe sociale. Car autant il est apprécié pour aller dans le Luberon, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance, des faits malheureusement prouvés par des études ». Nicolas Baverez, 20 minutes, 5 mars 2006.

POUR EN SAVOIR PLUS

Travail dominical, usages du temps et vie sociale et familiale : une analyse à partir de l'enquête Emploi du temps

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