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12.09.2024
Pascale Molinier - Care = ! Travail
CARE = ! TRAVAIL
Pascale Molinier
Certains spécialistes de l’art pariétal font précéder d’un point d’exclamation les catégories d’images incertaines ou soumises à controverses (exemple : « ! vulve ») (Le Quellec, 2022). Le titre de cet article s’en inspire ironiquement pour mettre en question les rapports entre care et travail. Care signifie, en première approximation, responsabilité active en réponse aux besoins vitaux des autres. Les éthiques du care sont apparues dans le champ de la psychologie et la philosophie à la fin du siècle dernier (Gilligan, 2009). Puis les études de care se sont développées depuis vingt ans au niveau international et sur un mode interdisciplinaire pour répondre à ce qui a été identifié comme une « crise du care » (Dammame et al. 2017). En substance, les femmes du Nord global ont investi le travail salarié, d’où résulte un appel à une main d’œuvre de femmes migrantes des Suds pour s’occuper à bas coût des personnes vulnérables (enfants, malades, vieillards) au domicile ou en institution.
La perspective du care – en tant que manière de regarder le monde à partir des besoins générés par la vulnérabilité du vivant – se déploie dans les registres de l’éthique, du travail et de la politique. Dans cet article, on se demandera quelles sont les incidences de théoriser le care comme un travail. C’est-à-dire d’investir un cadre conceptuel qui a été pensé au masculin-neutre pour rassembler sous un terme générique des activités masculines et leur donner une valeur.
Sortir des dualismes
La pensée sur le travail est marquée par un dualisme si répandu dans la pensée occidentale qu’il semble aller de soi (Plumwood, 1993). Les sciences du travail ont opposé le travail au hors travail, ce dualisme s’associant à d’autres tels que hommes/femmes ; public/privé ; salaire/gratuité ; contrat/don. Pour aller vite, les femmes dont l’activité se réalisait dans l’espace privé au bénéfice de leur famille ne travaillaient pas, même si elles s’échinaient dix heures par jour tout au long de leur vie. Par ailleurs, la valeur morale et politique accordée au travail à partir du dix-neuvième siècle, se répercutant sur le plan social, économique et symbolique, a « logiquement » dévalué toutes les activités qui n’accédaient pas à la dignité d’un travail et déchues les personnes qui les réalisaient. Ainsi non seulement la division sexuée du travail est-elle hiérarchisée, mais une partie de ce que font les femmes n’est même pas reconnue dans le concept. Cette disqualification des occupations domestiques dans le registre de l’insignifiance, voire de la bêtise, a conduit des sociologues dans les années 1970 – en lien avec le mouvement féministe - à visibiliser la part de travail cachée dans le hors travail en créant les concepts de « travail domestique » et de « travail reproductif ». Ce dernier a d’abord signifié, dans une perspective marxiste critique : produire et reproduire la force de travail. La reproduction était pensée, dans une analogie avec la production industrielle, comme une « chaîne de montage » pour produire des ouvriers. Nous verrons plus loin que ce concept a suivi depuis d’autres évolutions.
Ces premières conceptualisations sont ambiguës du point de vue de la « valeur travail » car en investissant la catégorie du travail, il s’agit de visibiliser la contribution gratuite des femmes à l’économie domestique et nationale sous tous les régimes politiques (Delphy, Léonard, 2019). Mais il ne faudrait pas les enfermer dans le foyer « comme prison dorée ». (Hirtz, 2021). Du côté des théoriciennes françaises, on reste sceptique sur la valeur intrinsèque du travail domestique et celui-ci est plutôt pensé comme une corvée à partager. L’un des apports significatifs sur le plan conceptuel est celui de la mise en exergue d’une « disponibilité permanente » des épouses-mères (Chabaud-Rychter et al, 1985). En associant le travail reproductif à « l’élevage des enfants », un terme sec, fait pour choquer le ou la bourgeoise, on maintient une étanchéité entre le travail domestique et les affects. En effet, l’Amour serait un piège tendu aux femmes dont les compétences relationnelles et autres savoir-faire discrets sont naturalisés afin de mieux être exploités. Mais en associant la production d’enfants à celle d’obus ou de biens de consommation, en privant le travail domestique d’un substrat subjectif, bref en se coulant dans les formes et limites de la rhétorique virile du travail, on encourt le risque d’altérer l’expérience domestique et les formes de subjectivation qu’elle implique.
Rétrospectivement, il apparaît qu’un pas important a été franchi lorsque divers travaux consacrés au travail posté (en 3/8) ont montré que les conditions de santé des travailleurs, et donc leur efficacité au service de la production, était incompréhensible sans la référence au travail domestique réalisés par les épouses (Quéinnec, Teiger et al, 1985). « Un célibataire ne tient pas », disent les travailleurs postés d’une industrie de process dans une enquête de psychodynamique du travail où les épouses sont également interrogées (Molinier, 2004). Ce « travail domestique de santé » (Cresson, 2000), qui implique de jongler entre les besoins des enfants et ceux d’un « père allongé » la journée, écarte durablement les femmes du marché de l’emploi. Cette interdépendance génère de l’inquiétude chez les hommes (peur d’être quitté), de la frustration et du ressentiment chez les femmes.
Cette enquête vient contester la dichotomie travail/hors travail en montrant que production et reproduction ne renvoient pas à des polarités distinctes et ne sont pas compréhensibles dans un modèle analogique, mais répondent à une intrication instable, voire à un continuum en forme de bande de Moebius. L’analyse du travail domestique de santé réalisé par les femmes transforme ainsi l’analyse de l’activité de production des hommes – de leur santé et de leur efficience – jusqu’alors lue comme séparée et autonome de la vie familiale. Cette enquête est passée relativement inaperçue, pourtant elle remet en question l’idée du travail/hors travail comme un couple d’opposés exclusifs tout en échappant à l’analogie production/reproduction. Dommage que les conséquences en termes méthodologiques et théoriques en soient restées à ce jour marginales, y compris dans le champ de la psychodynamique du travail. Analyser plus systématiquement l’interdépendance les sphères du travail et de la vie privée – et cette enquête suggère que cela est possible sans mordre le trait d’une intrusion de l’entreprise dans l’intimité – permettrait de desserrer l’étau dualiste déformant.
S’emparer de la « valeur travail »
La pensée féministe n’est pas, sauf exceptions notables sur lesquelles je reviendrai plus loin, située à l’extérieur de l’épistémè de travail (Molinier, 2020), elle ne critique pas tant « la valeur travail » qu’elle ne cherche à en élargir le potentiel politique. Pourquoi les hommes auraient-il le monopole de la culture, du travail et de la liberté que le salaire procure ? La séparation conceptuelle entre le travail et l’amour s’est maintenue pour contrer la naturalisation des activités féminines et s’opposer à l’idéologie patriarcale de l’amour féminin dont la généreuse nature serait donnée gratuitement au service de la famille ou d’autres proximaux. Cette idéologie vient masquer le travail domestique confondu avec la féminité et elle perdure même quand les femmes obtiennent finalement massivement emploi et salaire.
L’idéologie de l’amour justifie la double tâche avec l’appui de ce relai néolibéral de la « conciliation » qui commence à pointer dans les années 1990 : une femme accomplie en vaudrait deux, elle serait une travailleuse salariée performante en même temps qu’une épouse-mère dédiée à ses proches. Superman est peut-être unique et fictionnel mais les superwomen sont légion dans le monde réel. Pour critiquer la chimère de ce double accomplissement, la dessinatrice Emma remettra au goût du jour le vieux concept de « charge mentale » (Emma, 2017), car malgré tous les efforts accomplis pour distinguer le travail de l’amour, l’expérience de nombreuses femmes est plutôt celle d’une perméabilité des sphères avec des préoccupations professionnelles qui infiltrent l’espace privé et des préoccupations affectives qui infiltrent l’espace salarial, comme en attestent les dynamiques subjectives autour du télétravail (cf la contribution de Claudia Senik). Et c’est bien le poids de ces préoccupations combinées qui constituent une « charge ». Bien sûr cette performance féminine sur tous les tableaux contribue à l’échec du partage conjugal des tâches et aboutit dans les classes moyennes à une délégation de certaines tâches à d’autres femmes subalternes, plus ou moins salariées et racisées. Pour éviter les scènes de ménage, on prend une femme de ménage (Molinier, 2009, cf la contribution de Xavier Devetter et Julie Valentin). Parce que la motivation première de ces femmes n’est pas l’amour mais la rémunération, nul ne contestera que ces tâches relèvent bien d’un travail, même si les femmes qui les exercent parlent elles aussi… d’amour. Certaines migrantes racontent s’être attachées aux enfants dont elles s’occupent qui prennent affectivement la place de leurs propres enfants laissés à la garde de grand-mères ou tantes (Hochschild, 2004, sur « l’amour des malades » voir aussi Molinier, 2020).
Pour le dire en d’autres termes, élargir le concept de travail aux activités féminisées jusqu’alors invisibles a eu comme avantages de donner une valeur économique, sociale et symbolique à des activités qui n’en avaient pas, ce qui a permis en les objectivant de générer un socle à partir duquel des luttes pour la reconnaissance et un meilleur statut social ont été rendues possibles (Cahiers du genre, 92, 2022). A l’inverse, et pour ne prendre qu’un seul exemple, l’incapacité des infirmières colombiennes à considérer au sein de leur profession le care (en tant que souci des autres) comme un travail, tandis qu’elles l’ont durablement investi comme une obligation morale catholique pour les femmes (blanches), joue un rôle central dans leur absence de luttes collectives et le maintien de bas salaires associés à de très mauvaises conditions de travail (Castro Suarez, 2021). Politiquement, investir la catégorie du travail demeure une stratégie utile.
Le travail est-il un concept dépassé ?
Pourtant ce concept, même élargi, reste captif d’une vision androcentrée et duale des activités qui déforme ou distord les activités de care : celles-ci ne respectent pas les frontières travail/hors travail, travail/affect-amour et résistent à leur objectivation. Les savoir-faire discrets anticipent sur les besoins d’autrui avec tact, ce qui tend à les rendre invisibles. Mais surtout, on doit s’interroger : si le travail a été un levier puissant de reconnaissance de la contribution des femmes, il demeure en 2023 que le retour perpétuel de l’effacement du travail de care au profit de visions abstraites du soin et de la société (le jeunisme ou le validisme, par exemple) suggère que nous arrivons peut-être aux limites de ce que le cadre conceptuel du travail peut faire pour changer la société. Le travail est peut-être un concept trop massif, trop inscrit dans une modernité industrielle androcentrée, trop capitaliste et trop incrusté dans des séries d’oppositions polarisées pour représenter un outil adéquat aux subtilités du care, à la reconnaissance des travailleuses du care et de leur contribution essentielle à notre survie.
Renoncer au travail, c’est renoncer à sa puissance sociale et politique. Libérons le travail ! disent certains avec pertinence (Coutrot, 2018). Mais vouloir le réformer pour un usage plus inclusif et moins hiérarchisé, pour l’instant, ne semble pas avoir fondamentalement changé la donne. On peut même s’appuyer sur l’exceptionnelle visibilité donnée à l’ensemble des activités du soin durant la pandémie pour constater a contrario que celle-ci n’a débouché sur aucune transformation majeure, si ce n’est le renoncement de nombreux soignants et soignantes à leur poste, voire à leur métier. Or le travail de care – à l’égard des humains, des non humains et de l’environnement saisis dans leurs interdépendances – est sans doute le défi politique le plus vital actuellement, pour répondre au réchauffement climatique, à l’épuisement des ressources, aux risques pandémiques, au vieillissement des populations, etc. Le travail est-il vraiment le bon cadre conceptuel pour désigner telle ou telle activité essentielle à notre survie ?
! Travail (et anarchie ?)
! travail est une graphie qui privilégie l’ironie et l’incertitude –– et remet en question les dualismes conceptuels qui sont la marque de fabrique de l’épistémè du travail difficilement détachable des oppressions qu’elle a générées (contre les femmes, les esclaves, les peuples colonisés). ! travail privilégie les interdépendances et renoue avec une veine plus libertaire, par exemple celle des utopies des associationistes durant la révolution de 1848, en France, où le pouvoir d’agir en toute liberté a supposé la capacité de s’organiser dans des collectifs autonomes.
Je cite ici longuement Anne Flottes qui reprend les travaux de Michelle Riot-Sarcey (1998) sur les utopies réalisées : « Instruits par l’écrasement des mouvements de 1831, 1834, 1840, n’attendant plus rien d’un gouvernement qui fermait les ateliers nationaux, osait tirer sur la foule, refusait de rétablir le divorce et de considérer les femmes en citoyennes majeures, ces ouvrières et ouvriers ont cessé de croire que le suffrage universel suffirait à répondre à leurs aspirations de ‘vivre libres en travaillant’. Sans tenter de prendre le pouvoir, elles et ils ont concrètement incarné la capacité qui leur était déniée à exister, intellectuellement, socialement et politiquement. Et cela, dans des espaces certes réduits, mais où s’interpénétraient travail professionnel, domestique, éducatif, social voire culturel. Sans oublier une intense activité de publication et de coordination entre collectifs. Elles et ils ont expérimenté une vie collective auto-administrée et égalitaire, centrée sur le travail, mais un travail étroitement lié aux besoins et ressources proches ; un fonctionnement où chacune et tous interviennent à la fois en tant que producteurs, consommateurs, éducateurs, décideurs ; des relations considérant les erreurs et les imperfections comme inévitables, et les conflits comme des écueils ordinaires et dépassables » (Flottes 2017 : 30). Les associations ont été combattues et réprimés par l’Etat bourgeois car touchant aux moyens de production du capital. Mais la force de l’utopie est qu’elle ne meurt jamais tout à fait.
On peut aujourd’hui se demander si plutôt que de réformer la démocratie dans son ensemble en une caring democracy qui ferait une place à la solidarité à côté du marché (Tronto, 2013), il ne s’agirait pas plutôt de careformer l’environnement (sur le modèle de la terraformation de planètes hostiles à la vie) à partir d’une multitudes d’actions collectives dans une logique arachnéenne de tissage, de mise en réseau et relation, de micropolitiques locales, de dissémination du pouvoir d’agir… en s’exerçant partout où cela est possible à la pluralité et à l’interdépendance et en laissant place à l’expérimentation d’autres formes d’agentivité. C’est par exemple ce qui se machine dans la plateforme d’inclusion citoyenne de la Trame 93 autour d’actions de pairaidance pour et avec des personnes qui connaissent encore, ou ont connu, des parcours psychiatriques, dans des pratiques d’accompagnement qui s’inventent en même temps qu’elles cherchent à se comprendre (Couapel, Lescot, 2020). Le travail peut-il être réapproprié, relocalisé ? (Pruvost, 2020). Dans ce parcours commun à la Trame, collectif en débat et en soutien contre les brumes de la folie et de la précarité, nous sommes « périphériques », de l’autre côté du périphérique. Il n’y a pas besoin d’aller chercher loin pour rencontrer du travail de care situé dans une autre économie que marchande.
La vulnérabilité, un appel aux relations
Le care selon Joan Tronto est « une espèce d'activités qui inclut tout ce que nous accomplissons pour soutenir, perpétuer et réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes (selves) et notre environnement – toutes choses que nous cherchons à entremêler dans un ensemble complexe qui préserve et développe la vie » (Tronto, 2009). En mettant au centre de la réflexion, la vulnérabilité non comme une essence mais comme un dynamisme relationnel, un appel à la responsabilité vis-à-vis du proche, les éthiques du care pensent en termes d’interdépendance entre humains, avec les non humains et l’environnement. On a beaucoup insisté sur la critique de l’autonomie néolibérale que contient la perspective du care. Mais il s’agit aussi d’une façon de penser à partir des relations vs les individus. On rejoint ici la formule de Marilyn Strathern s’inspirant des mondes mélanésiens : « l’être humain est un composé de relations » (citée par Donna Haraway, 2020 : 293). Chacun d’entre nous est formé dans et par un ensemble de relations dont il ne peut être détaché sans qu’une partie de ce qui le rend viable et intelligible disparaisse de la compréhension qu’on peut en avoir. Ces relations sont fondamentalement des attachements qui nous lient affectivement de façon agissante. Ces attachements nous lient à des lieux, à des arbres, à des montagnes, à des animaux, à des gens. S’agissant du travail de care, ces attachements agissants, ces agirs sensibles ou compatissants débordent le cadre de l’utilitarisme ; c’est ce qu’on peut appeler la démesure du care.
Se saisir de ce que nous font les relations n’est pas si facile. En réduisant les relations à un « travail relationnel » qui s’opposerait à un « travail technique », le cadre conceptuel du travail et ses visées opératoires risque toujours de déformer la dimension affective des attachements et de l’éthique du care. Ainsi cette infirmière explique que durant la pandémie, ce qui lui était le plus difficile était d’être en relation avec les familles des personnes intubées et sédatées dont nombreuses mourraient sans que leurs proches puissent leur dire adieu (entretien avec A, le 16 juillet 2023, Bogota, dans le cadre de la recherche ANR Whocares). C’était dur, répètera-t-elle à de nombreuses reprises. Elle raconte également que certaines de ses collègues dont des membres de la famille sont tombés malades ont dû renoncer à leur travail car il leur était insoutenable de mettre en relation l’évolution léthale des patients avec la maladie ou la mort de leurs proches.
Stratégies conceptuelles
Dans l’urgence de la pandémie, de quelle marge de manœuvre disposaient cette infirmière et ses collègues pour réconforter les familles ? Cette part de leur ! travail n’est pas à proprement prescrite, elle est certes attendue mais laissée à discrétion, alors même qu’elle est au cœur de ce qui compte et de leur souffrance au travail. Alexis Jeamet parle de façon suggestive de « travail gratuit » au sein du travail salarial pour désigner cette part non technique du soin infirmier qui est niée par l’organisation néo-taylorisée du soin (Jeamet, 2021, cf aussi la contribution de Annie Dussuet, François-Xavier Devetter, Laura Nirello et Emmanuelle Puissant), mais sans laquelle le soin tourne à la barbarie.
Prendre soin des relations est un ! travail. On se souvient de la cruauté des interdits de faire entrer les familles dans les EPHAD pour visiter leur proche à l’agonie, de l’effroi que génère ce mourir sans adieu et des séquelles pour les familles. Jean Oury, pour sa part, a proposé l’oxymore de « travail inestimable » pour désigner cette attention aux relations, à l’ambiance dans un service de psychiatrie, à une certaine gentillesse non mièvre (Oury, 2008). Il ne situait pas ce travail du côté de l’économie de production capitaliste, mais plutôt du côté de la dépense, comme ce qui a le plus de valeur (éthique) et en même temps ne se mesure pas, reste à jamais de l’ordre de l’inestimable. Il s’agit d’une proposition radicale qui nous place aux marges du travail tel qu’on l’entend habituellement. Dans la démesure du care, ce qui compte le plus l’emporte sur toute autre préoccupation de rendement, de performance, de mesure gestionnaire, etc. L’inestimable ne peut devenir l’évaluable au sens de la gestion, mais le travail inestimable donne une profondeur à l’activité d’aide ou de soutien, comme me le rappelle souvent un pair aidant de la Trame 93 disant qu’il n’en oubliera jamais la puissance de révélation. Et n’est-ce pas ce que l’on attend d’un concept, une mise en forme de l’expérience vécue qui transforme celle-ci en l’ « empuissantant » (empowering) ?
Reclaim : s’approprier le travail autrement
La production du vivre n’a pas de prix. Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas en vivre décemment. Notons que pour bell hooks aussi, la féministe afro-américaine, il fallait rompre avec une idéologie consistant à donner de l’importance au travail uniquement à travers sa valeur marchande (hooks, 2017) ou sous la loupe du marxisme (même celui du travail vivant, ce que je ne développe pas ici). Dans le contexte d’une économie de subsistance, la reproduction ne peut être « dépassée » ; voir la critique de Gorz par Larrère, les tâches de subsistance ne peuvent être « intégrées dans une étape supérieure où elles disparaîtraient » (Larrère 2023 : 84). Grâce au care, il est possible de penser le ! travail en relation avec d’autres cadres conceptuels (l’afroféminisme, l’écoféminisme et sa critique des dualismes) et à travers une multiplicité d’expériences qui n’ont pas à être unifiées ou hiérarchisées et des agents dont certains échappent clairement à l’employabilité. Libérer le travail ? Réhabiliter la pluralité désordonnée des travaux et des singularités ? Oui, si les théoriciens qui s’en préoccupent acceptent de s’ouvrir à d’autres possibles et ne ricanent pas devant l’utopie. Comme le souligne Catherine Larrère, « les utopies réelles ne peuvent être réduite à un modèle unique » (2023, page 80). Le temps est venu de s’approprier (reclaim) le travail autrement. Pour amorcer ce processus de réappropriation, place aux chemins incertains, place au ! travail.
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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"
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Bibliographie
Chabaud-Rychter Danielle, Fougeyrollas-Schwebel Dominique, Sonthonnax Françoise (1985). Espace et temps du travail domestique. Paris : Librairie des Méridiens.
Couapel Lylian, Lescot Christophe (2020). « un gémeur qui trame », Psychiatrie, psychanalyse et sociétés, http://www.revue-pps.org/christophe-un-gemeur-qui-trame/#more-1428
Coutrot Thomas (2018). Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ?, Paris, Seuil.
Cresson Geneviève (2000). Les parents d’enfants hospitalisés à domicile. Leur participation aux soins. Paris : L’harmattan.
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