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21.05.2025

Proxénétisme : la loi protège-t-elle vraiment les personnes qui se prostituent ?

Cet article a été écrit par Hélène Le Bail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), en collaboration avec Mathilde Geoffroy, diplômée du Master Droit économique de l’École de Droit de Sciences Po Paris, élève avocate.

Depuis avril 2016, une loi vise à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes se prostituant. Or, son bilan est loin d’être convaincant. Une enquête montre que la définition très large du proxénétisme peut conduire à la pénalisation problématique des proches – des conjoints en particulier – sans toujours protéger efficacement les personnes se prostituant.


Le 13  avril 2016, l’Assemblée nationale adoptait une loi « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées ». Quatre évolutions étaient notables : l’abrogation du délit de racolage public, la création d’une infraction de recours à l’achat d’un acte sexuel, plus connue sous l’expression de « pénalisation des clients », l’élaboration d’un « parcours de sortie de la prostitution » et la mise en place d’un volet éducatif de prévention.

Ces mesures ont fait l’objet de rapports d’évaluation gouvernementaux et associatifs que nous avions comparés en 2020.

Si les conclusions de ces rapports divergeaient, elles convergeaient sur nombre de points. Pénaliser les clients n’avait pas empêché certaines municipalités de prendre des arrêtés contre les personnes se prostituant. Cette nouvelle infraction avait aussi amené à précariser leurs conditions de vie et de travail, tout en déplaçant leur activité vers des lieux isolés ou sur internet.

Quant aux effets sur la lutte contre la traite des êtres humains, autrement dit contre le proxénétisme, ils étaient d’autant moins visibles que la mise en place des parcours de sortie de prostitution était chaotique et hétérogène.

Parmi les pays européens, la France est l’un de ceux qui définit de manière particulièrement large le proxénétisme. Dans une récente enquête, nous nous sommes posé les questions suivantes : une pénalisation étendue du proxénétisme s’avère-t-elle protectrice pour les personnes se prostituant ou engendre-t-elle des effets négatifs ? Comment cette loi est-elle perçue et appliquée par la police ?

Une infraction du proxénétisme trop large ?

La pénalisation du proxénétisme n’a que peu évolué depuis la loi dite « Marthe Richard » de 1946, à l’exception de quelques évolutions relatives aux peines encourues à la suite de la loi de 2016. La définition des infractions de proxénétisme correspond aujourd’hui aux articles 225-5 et suivants du Code pénal.

Les comportements incriminés incluent à la fois des situations où il n’y a pas de profit (l’aide, l’assistance ou la protection de la prostitution d’autrui) et des situations où « l’intermédiaire » tire profit de la prostitution d’autrui. On parle aussi de proxénétisme de soutien et de proxénétisme de contrainte.

Cette définition est appréciée des services de police et de justice, car cela facilite grandement le travail d’investigation et les poursuites, ce d’autant plus que le parquet peut se saisir d’une affaire, même s’il n’y a pas de plainte déposée. L’objectif est de donner les moyens d’intervenir pour protéger des personnes en situation d’exploitation. Des procès exemplaires se sont ainsi tenus récemment, en particulier contre des réseaux de traite des êtres humains nigérians qui semblent aujourd’hui reculer selon les statistiques publiées par l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH).

De mêmes sources, le phénomène du « proxénétisme de cité » (dénomination stigmatisante pour les banlieues) concernant des mineures et de jeunes adultes serait aujourd’hui un recul grâce à l’action publique. Mais celle-ci semble déséquilibrée : l’OCRTEH indique que l’essentiel des affaires traitées par les forces de l’ordre concernent des victimes françaises quand une enquête interministérielle auprès des associations indique que 70 % des victimes de proxénétisme repérées en France sont des femmes africaines, en particulier nigérianes.

Des victimes absentes des procès ou critiques des procédures

Par ailleurs, pour les personnes vendant des services sexuels et qui ne sont pas en situation d’exploitation, cette définition large du proxénétisme entraîne la pénalisation de la quasi-totalité de leurs relations aussi bien dans le cadre de leur activité que dans leur vie personnelle.

La pénalisation du proxénétisme de soutien a pour effet l’impossibilité de travailler à plusieurs dans un lieu partagé ou de prêter son lieu de travail, l’impossibilité d’assurer la sécurité des personnes, même sans en tirer profit.

Cela peut aussi amener à la pénalisation des proches, les conjoints en particulier, s’ils ne peuvent pas prouver qu’ils n’en tirent aucun profit.

Cette situation explique pourquoi de nombreux procès se tiennent sans plaintes déposées et sans la présence de victimes de la prostitution. Certes, leur absence correspond souvent à la crainte de porter plainte, mais l’observation des procès met en lumière un fait frappant : quand elles pourraient le faire et sont auditionnées au titre de témoin, elles réfutent de manière tenace le fait de devoir être considérées comme victimes.

Les décisions judiciaires collectées pour l’enquête et les entretiens que nous avons menés donnent divers exemples. Dans une affaire de mai 2022 jugée dans le tribunal d’une ville moyenne dans laquelle 12 prévenus étaient poursuivis pour proxénétisme aggravé, 13 victimes chinoises avaient été auditionnées, 12 avaient reconnu les faits mais souligné qu’elles le faisait en parfaite entente, sans contrainte et ont refusé de porter plainte.

Une avocate des parties civiles dans une autre ville raconte le cas d’une victime nigériane de traite des êtres humains qui s’insurge au cours du procès de retrouver sur le banc des accusés non seulement les personnes contre lesquelles elle a porté plainte mais aussi des personnes qu’elle considérait comme des soutiens pour elles. L’incompréhension est forte du côté des victimes quant à la possibilité pour les juges d’incriminer l’ensemble des acteurs sans distinction (si ce n’est dans les peines).

Zones grises du droit

Le malaise et les questions que soulèvent ces procès sans plaignantes ont été soulignés par plusieurs recherches sur les procès pour traite des êtres humains ou les procès pour proxénétisme.

Face à cette situation, les professionnels du droit déploient de nombreux efforts pour hiérarchiser les faits entre eux et identifier les victimes et les proxénètes dans des configurations souvent complexes.

Par exemple, certaines personnes se prostituant peuvent passer du statut de victime à celui d’auteur, être les deux à la fois. C’est souvent le cas des femmes nigérianes qui pour rembourser plus vite leurs dettes en viennent à exploiter d’autres femmes. Cela peut aussi être le cas de jeunes femmes françaises dans ce qui est couramment appelé le « proxénétisme de cité ».

Dans une affaire de mars 2023, un homme et une femme sont condamnés pour proxénétisme aggravé sur mineure. Toutefois, il était reconnu que la femme prévenue avait aidé la victime à s’échapper et avait déclaré avoir elle-même été victime de proxénétisme sans que les faits soient établis.

En conséquence, le travail d’identification des professionnels du droit est compliqué par des zones grises dans lesquelles les stéréotypes sur le proxénétisme sont mis à l’épreuve. Quand bien même les choix politiques en faveur d’une définition large du proxénétisme sont fondés sur la défense des principes de non-patrimonialité du corps humain, d’égalité entre les sexes et de lutte contre les violences, dans les faits, la complexité des situations trouble la « production de sens » du travail des magistrats pour lesquels les décisions juridiques peuvent aller à l’encontre de ces principes.

La Belgique, un exemple à suivre ?

Le fait que les procès se tiennent souvent en l’absence de victimes, voire contre leur souhait, les amène à s’interroger sur les fondements de l’infraction et sur les risques de discrimination.

L’application de la loi ne permet pas de prendre en compte les désavantages particuliers de « victimes » qui ne maîtrisent pas la langue française, sans permis de séjour ou stigmatisées par leur identité de genre, pour lesquelles le recours à des tiers peut être protecteur.

Face à ces problématiques, comment juger comme négatives les pratiques d’aide et de protection tout en reconnaissant que les personnes sont des cibles privilégiées de diverses violences ? Faudrait-il relancer les débats sur la définition du proxénétisme dans le droit français ?

Rouvrir le sujet parait particulièrement pertinent en regard des évolutions récentes de la législation sur la prostitution en Belgique qui admet l’activité avec la possibilité de contrats de travail tout en restant attentif à lutter contre l’exploitation et la traite des personnes.

Légende de l'image de couverture : Une femme dans le métro à Paris, entourée de flou. (crédits : Cristian Muduc / Pexels)

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