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12.04.2024

"La violence est un outil de contrôle social"

En 2023-24, dans le cadre d’une Initiative d’Excellence (Idex UP19) Sciences Po et Université Paris Cité s’associent pour mesurer la prévalence des violences sexistes et sexuelles dans la population étudiante. Ce projet de recherche SAFEDUC, piloté par le Programme d’études sur le genre (PRESAGE) de Sciences Po, vise à collecter des données quantitatives afin de cartographier les expériences des étudiantes et étudiants. Cette enquête en ligne anonyme se déroule dans les deux universités du 25 mars au 19 mai 2024 auprès de 82 000 étudiantes et étudiants. Interview avec Marta Domínguez Folgueras, sociologue, Associate Professor au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) de Sciences Po, membre du comité de pilotage de SAFEDUC.

Pourriez-vous vous présenter et nous expliquer quels liens vous entretenez avec ce projet ?

Je m'appelle Marta Domínguez, je suis sociologue et je travaille sur des thèmes en lien avec la famille, notamment la division du travail au sein des ménages et les inégalités de genre. Je ne suis pas experte des questions liées aux violences, mais j'ai beaucoup appris au fil du temps. J’enseigne des cours sur le genre et le sujet de la violence est, bien sûr, très présent lorsque l'on aborde le sujet des inégalités femmes-hommes dans la société. C’est donc en préparant mes enseignements que j’ai commencé à me familiariser avec le sujet, mais aussi parce que j'ai supervisé des mémoires de master et des doctorantes qui travaillent sur ces sujets. Il y a quelques années, un groupe de travail avait été mis en place à Sciences Po. Je n’en faisais pas partie, mais Hélène Périvier, qui coordonne ce projet, y participait. Et donc nous, chercheuses, avions discuté de ce que nous pourrions faire : nous avons réalisé que nous pourrions contribuer à cette discussion par le biais de la recherche. Finalement, Hélène m'a contactée un jour pour me dire qu'elle avait trouvé un financement pour ce projet et m'a demandé de collaborer. J'ai été heureuse de le rejoindre !

Est-ce qu’il existe des caractéristiques propres aux recherches sur les questions de violences sexistes et sexuelles, d’inégalités et de stratification sociale ?

D'un point de vue sociologique, la violence est liée au pouvoir et aux relations de pouvoir. Cela est également abordé par les théories de l'État, qui analysent par exemple quel rôle joue la violence. Donc les violences sexistes et sexuelles sont liées au pouvoir et elles contribuent à la reproduction des hiérarchies sociales, dans ce cas précis : la reproduction des hiérarchies de genre. Bien sûr, tout le monde peut être victime de violence. Mais nous savons que certains groupes – notamment les femmes et les personnes qui expriment une variance de genre, non binaires, ou LGBTQI+ – sont plus vulnérables que d'autres. Par exemple, nous observons que les femmes, lorsqu’elles sont interrogées sur leur carrière professionnelle, ou sur les raisons pour lesquelles elles décident de ne pas se rendre dans certains endroits ou s'engager dans certaines activités, mentionnent souvent le risque de subir des violences ; le sentiment d'insécurité pourrait jouer un rôle dans leurs prises de décision. Le risque de subir des violences est plus présent pour elles, c'est ce que nous dit la recherche. Lorsqu’une violence est exercée par des groupes qui occupent une position plus élevée contre des groupes qui occupent une position moins élevée dans la hiérarchie sociale, cela contribue à reproduire cet ordre social. Et cela ne se limite pas aux formes de violence que nous pensons être les plus extrêmes ! Nous pensons généralement aux abus sexuels ou à la violence physique, mais il existe également des formes de violence plus acceptées socialement : par exemple les remarques sexistes, qui sont perçues comme moins extrêmes, mais qui peuvent être très présentes et insidieuses. Je dirais donc que les violences fondées sur le genre sont un signe des inégalités sociales, mais elles reproduisent également ces inégalités sociales.

C'est donc … une partie de la culture dans laquelle nous vivons ?

Je pense, oui. La violence est un outil de contrôle social. Il faut bien avoir en tête que les violences sont diverses : certains types de violence sont plus socialement acceptés que d’autres, nous nous y heurtons donc plus souvent, elles font, en quelque sorte, partie de notre quotidien.

Et est-ce que vous observez cela également dans le monde académique ?

L'université est une institution sociale, il existe donc également des déséquilibres de pouvoir, des hiérarchies, et les violences sexistes et sexuelles sont bien sûr également présentes. Si on regarde la population étudiante, qui est au cœur de notre projet de recherche, je pense que l'université est un lieu qui présente des caractéristiques intéressantes – bien que cela dépende également de l'endroit où se trouvent les élèves. Par exemple, les étudiants de première année qui arrivent à l'université se retrouvent souvent dans un nouvel environnement, où le contrôle social peut être moindre qu'auparavant, au lycée, principalement parce qu'il y a beaucoup de personnes nouvelles, inconnues. Vous devez donc vous constituer un nouveau réseau social et, en même temps, beaucoup de choses sont en jeu. Peut-être que vos parents ont investi de l’argent, ou peut-être que vous avez reçu une bourse d'études, et cela est très important pour votre avenir ; donc vous vous retrouvez dans cet endroit nouveau où vous pouvez être vulnérable, et vous pouvez aussi vous sentir très seul si vous ne parvenez pas à construire un réseau de soutien solide. Donc, s'il se passe quelque chose, par exemple des violences sexistes ou sexuelles entre élèves, il pourrait être très difficile de verbaliser ce qu’il se passe, car il y a beaucoup de relations sociales en jeu pour vous. La violence peut également provenir de quelqu'un qui occupe une position plus élevée dans la hiérarchie sociale : par exemple un enseignant, un directeur de thèse, ou un tuteur de stage, des choses comme ça. Là aussi, vous retrouvez ce déséquilibre de pouvoir qui rend très difficile pour la victime d'articuler ce qu’il se passe et de signaler.
Nous pourrions établir une analogie avec le marché du travail : il est probablement plus facile de quitter un emploi ou une situation de violence sur le marché du travail que dans le milieu universitaire. De nombreux étudiants et étudiantes ne peuvent pas se permettre de perdre une année, de changer d'établissement, et ainsi de suite. Même s’ils ne sont pas les seuls dans cette situation, c'est le cas des étudiants et étudiantes. Je pense également que nous devons prendre en compte le fait que différents types d’institutions académiques peuvent jouer différents rôles. Par exemple, si vous êtes dans un campus universitaire très petit, où le contrôle social est a priori plus élevé, cela pourrait être une bonne chose : car si la population du campus est globalement d'accord pour élever le consentement comme un principe important et que les remarques sexistes ne sont pas tolérées, ce contrôle social peut aider à faire respecter ces normes. Mais en même temps, si quelque chose se produit, il peut être beaucoup plus difficile pour vous de briser le silence en raison de ce contrôle social plus élevé. Nous pourrions penser à d'autres scénarios, par exemple des programmes qui sont très majoritairement masculins ou féminins : cela peut créer des environnements hostiles pour ceux qui sont en “minorité”. Donc oui, il existe des conditions spécifiques au sein du monde universitaire favorisant les violences sexistes et sexuelles, mais il faut également prendre en compte les paramètres institutionnels propres à chaque université.

Vous avez parlé des nouveaux arrivants et des élèves plus jeunes. Que pensez-vous de l’argument selon lequel à l'université, comme nous sommes déjà tous des adultes, nous devrions pouvoir communiquer de manière égale, et donc être en capacité de dire non si quelque chose ne nous plaît pas ? Nous savons pourtant que ce n'est pas chose facile, notamment en raison des déséquilibres de pouvoir que vous avez mentionnés…

Ce sont exactement les mêmes mécanismes que je viens de mentionner. Ils sont juste plus visibles, voire plus extrêmes dans le cas des nouveaux et nouvelles arrivantes. Si vous pensez aux doctorantes et doctorants par exemple, il y a la relation avec un directeur de thèse qui peut être problématique à bien des égards. C'est une relation très importante pour votre avenir, car beaucoup de choses dépendront de cette relation : obtenir une lettre de recommandation, vous introduire dans les réseaux qui vous permettront d'atteindre un emploi, des stages, des projets, et ainsi de suite. Donc les gens veulent avoir une bonne relation avec leurs tuteurs et tutrices, pas seulement les doctorantes et doctorants, mais aussi les stagiaires par exemple. Et si une mauvaise chose arrive, ce n'est pas facile à contourner. Il faut beaucoup de courage pour dénoncer, et c'est injuste de toujours faire reposer cette responsabilité sur les victimes.
En ce qui concerne les violences qui se produisent entre étudiantes et étudiants, les élèves les plus âgés peuvent effectivement également en être victimes. Même si en tant qu'étudiant plus âgé vous avez souvent un groupe social solide, des relations sociales plutôt stables, plus de ressources et de connaissances sur votre université, vous n’êtes pas à l’abri. Ça a aussi un coût non négligeable pour les étudiantes et étudiants plus âgés que de qualifier une situation vécue comme une violence, de la signaler, puis de revoir cette personne en classe le lendemain. Et je trouve intéressant ce que vous avez dit à propos du fait que nous sommes tous des adultes avec une capacité à dire non : nous savons que nous ne sommes pas égaux dans notre capacité à dire non. Les situations sociales sont très complexes et de nombreuses choses entrent en jeu. Des recherches qualitatives ont mis au jour tout le processus de réflexion qui se déroule lorsque les gens se rendent compte qu'ils ont peut-être donné leur consentement sans s'en rendre compte, et qu'il est maintenant trop tard pour dire non parce que cela aura des conséquences négatives, et créera une situation très difficile.

Le projet SAFEDUC vise à produire des données quantitatives, c'est une étude de prévalence. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Effectivement, nous réalisons une étude de prévalence. Il y a une chose vraiment centrale en ce qui concerne les violences sexistes et sexuelles c’est que nous n'avons pas vraiment de bonnes données sur ce qu’il se passe. En fait, nous ne savons pas ce qu’il se passe. Nous utilisons toujours cette métaphore de la partie émergée de l'iceberg : nous savons qu'il se passe plus de choses que ce que nous voyons. Et je pense qu'il est important de mettre des chiffres là dessus, au moins d'être capable de quantifier et de pouvoir dire que telle quantité de violence se produit, que c'est principalement ce type ou ce type de violence, et ainsi de suite. Certaines personnes sont plus vulnérables que d'autres et nous devons savoir qui elles sont. C'est important et nécessaire, et c'est la première étape, même si c'est très difficile. Nous avons conscience des problèmes qui entourent la façon dont on mesure la violence, donc c'est aussi une première étape nécessaire pour sensibiliser les institutions à ce qu’il se passe. Pour résumer : nous en avons vraiment besoin. Il y a eu des enquêtes auprès de la population générale, également une enquête sur la population étudiante en France, mais je pense qu'il est important d'avoir des données sur des institutions spécifiques car, comme je l'ai dit auparavant, chaque institution a des caractéristiques propres, sa population est différente. Et si nous voulons développer des politiques, il est important qu'elles soient fondées sur des preuves.

Maintenant, cette approche quantitative laisse forcément de côté des aspects importants des expériences des personnes concernées. J'espère que nous serons en mesure d'estimer quelle quantité et quels types de violence se produisent, mais nous ne saurons pas comment les personnes l’ont vécu ; s'il leur a été difficile ou non de qualifier ces expériences de “violence”, ou d’identifier un type de violence, quelles ont été les conséquences pour elles et eux, comment ils ont fait face. Ces informations nous ne pourrons les avoir que si nous adoptons une approche qualitative. Si nous faisions, par exemple, des entretiens avec des personnes, et que nous discutions de ces choses. Cela n’est pas inclu dans ce projet. Ca n’est pas idéal, mais notre budget était limité, nous avons donc dû choisir. Il est également important de noter que si nous voulons faire de la recherche qualitative sur ce sujet, nous devons ajouter à nos calendriers de recherche bien en amont, car c'est extrêmement complexe. Cela soulève beaucoup de questions éthiques, en termes de maintien de l'anonymat des personnes, en veillant à leur consentement, en prenant soin d'elles si elles ont vécu des expériences difficiles, et en prenant soin des chercheuses, chercheurs qui mèneront et analyseront les entretiens également. Cela nécessite beaucoup de préparation, de planification et de ressources, mais ce serait formidable d’ajouter ce volet qualitatif à l'avenir. Et enfin, une autre chose que nous pourrions interroger dans le cadre de ce projet, c’est la stratégie habituelle selon laquelle si nous voulons quantifier la violence, nous réalisons une enquête victimation. Nous demandons donc aux gens s'ils ont été victimes ou non de violence. Cela est, bien sûr, très important. Mais il serait également intéressant à l’avenir d'avoir aussi l'autre côté de l'histoire : d’interroger les personnes qui ont été autrices de violence.

Quel est votre ressenti personnel concernant le projet ?

J’apprends beaucoup grâce à ce projet. J'avais déjà un peu d'expérience dans l'élaboration de questionnaires, donc je connaissais déjà le sentiment de frustration et d’insatisfaction que l’on peut ressentir quand on doit supprimer certaines questions très importantes, c'était quelque chose que j'avais anticipé. Ce que je n'avais pas anticipé, par contre, ce sont tous les problèmes liés à l'anonymat et les préoccupations légales et éthiques auxquels notre équipe a été confrontée pendant le projet, mais également les paramètres institutionnels à considérer. Cela m’a vraiment surprise et continue de m'étonner.
Je suis enthousiaste à l'idée de faire partie de ce projet, j’ai hâte de savoir quels seront les résultats de l’enquête, mais aussi un peu inquiète. Cela pourrait susciter beaucoup de débats, car ce sujet soulève des questions vraiment difficiles pour beaucoup de personnes. Je ne sais pas si après l'enquête certaines personnes prendront la décision de faire des signalements, ou si cela créera des conflits, j'ai aussi un peu peur de cela. Mais cela fait partie de la recherche. Nous travaillons avec des gens, donc il y a forcément des sentiments en jeu dès que les situations et expériences des personnes sont abordées, et c'est parfois difficile à gérer. Mais si nous voulons créer du savoir et potentiellement aider et contribuer à créer de meilleures politiques sur cette question, alors c’est une étape obligatoire. 

Interview réalisée par Eva Oliva.

Légende de l'image de couverture : Marta Domínguez Folgueras, sociologue, Associate Professor au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) de Sciences Po (crédits : VT / Sciences Po)

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