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27.02.2024

Le télétravail fait-il du bien aux salariés ?

Pendant de longues années, les salariés ont rêvé de pouvoir travailler à distance au moins un jour par semaine, tout en se heurtant à la réticence sceptique des entreprises. Mais, en mars 2020, le dispositif de télétravail, qui concernait moins de 5 % des travailleurs avant la pandémie de Covid-19, a soudain été imposé à près de 40 % d’entre eux. Cette expérience permet de mieux comprendre si le télétravail est propice ou néfaste à leur bien-être, comme l’explique Claudia Senik, professeure à Sorbonne Université et à l’Ecole d’économie de Paris. Voici la synthèse de son analyse réalisée sur le sujet.

Les sources du bien-être au travail sont connues : autonomie, qualité des relations humaines avec les collaborateurs, perspectives de progression, sens, sécurité de l’emploi et équilibre entre vie personnelle et professionnelle. Or chacun de ces leviers est susceptible d’être soit activé, soit neutralisé par la distance à l’entreprise. Le télétravail pourrait par exemple favoriser l’autonomie des travailleurs ou au contraire s’accompagner d’une surveillance électronique redoublée. Seul l’allégement des contraintes liées aux trajets domicile-travail constitue une source de bien-être indiscutable. Que sait-on alors, empiriquement, sur le lien entre télétravail et bien-être subjectif ?

 

Que désirent les salariés ? 

« 40 % de ceux qui pratiquent déjà le travail à distance déclarent qu’ils quitteraient leur emploi si leur employeur exigeait un retour complet sur site. »

Claudia Senik

Pour estimer l’appétence pour le travail à distance, les chercheurs peuvent conduire des « expériences de choix ». Les travailleurs expriment leur préférence entre des paires d’emplois aux caractéristiques différentes. Sont-ils prêts, par exemple, à accepter un salaire plus faible afin de pouvoir télétravailler quelques jours par semaines ?

 

Une telle expérience a été menée avant la pandémie de Covid lors d’une campagne de recrutement d’un centre d’appel américain. Certains candidats devaient choisir entre deux emplois : l’un avec une organisation sur site, l’autre avec la possibilité de travailler à domicile, la différence de salaire entre ces deux options variant de façon aléatoire. En moyenne, les sujets se sont montrés prêts à accepter un salaire inférieur de 8 % pour avoir la possibilité de travailler à domicile. Cette « disposition à payer » était plus élevée chez les femmes, surtout les mères de jeunes enfants.

D’autres études proposant des choix hypothétiques ont confirmé ces résultats. L’une d’elles menée auprès de travailleurs américains (Understanding America Study) a mis en lumière une « disposition à payer » pour télétravailler plus élevée parmi la population travaillant déjà à domicile. Elle a aussi démontré que le temps de trajet domicile-travail jouait un rôle important dès qu’il dépassait une heure aller-retour.

L’expérience du télétravail pendant la pandémie n’a, selon plusieurs études, pas modifié l’attrait pour le travail à distance. Une enquête de 2021 auprès de salariés américains (SWAA) suggère que le télétravail (partiel) est largement plébiscité. La grande majorité d’entre eux aimeraient, « après le Covid, en 2022 ou plus tard », travailler à domicile au moins un jour par semaine. Plus de la moitié sont prêts à accepter une baisse de salaire importante (7 % en moyenne) pour pouvoir télétravailler deux ou trois jours par semaine. A contrario, 40 % de ceux qui pratiquent déjà le travail à distance déclarent qu’ils quitteraient leur emploi si leur employeur exigeait un retour complet sur site.

Une enquête régulière menée à l’échelle mondiale depuis 2021 aboutit aux mêmes constats et souligne une « disposition à payer » plus élevée pour les femmes, les personnes ayant des enfants, les travailleurs hautement qualifiés et ceux qui ont des trajets plus longs.

Avant comme après l’épisode du Covid, le télétravail est ainsi largement plébiscité par les salariés.

Le télétravail rend-il les salariés plus heureux ?

Le télétravail accroîtrait donc le bien-être des salariés des salariés ? C’est ce que confirment certaines expériences… mais pas toutes et pas dans toutes les situations de télétravail.

Avant la pandémie, une expérience a été organisée dans le centre d’appel d’une agence de voyage chinoise. A l’aide d’un tirage au sort, la moitié des employés volontaires pour le télétravail l’ont pratiqué pendant neuf mois, les autres restant au bureau. Les télétravailleurs ont fait état d’une meilleure satisfaction au travail. Leur taux de démission a été divisé par deux. Notons cependant qu’après l’expérience, l’entreprise a étendu la possibilité de travailler à domicile à tous ses salariés, mais seuls la moitié de ceux qui avaient expérimenté le dispositif ont choisi de le poursuivre.

Quid du télétravail imposé par les confinements ? Des enquêtes britannique et allemande aboutissent à des résultats étonnants : le passage au télétravail se révèle préjudiciable à la santé mentale selon la première et à la satisfaction de vie des salariés selon la seconde. Il réduit le sentiment d’être utile, la concentration, la confiance en soi, la joie, la capacité à prendre des décisions, et augmente le risque de dépression.

Ce résultat concerne les employés qui ont télétravaillé à plein temps. Le travail à temps partiel serait-il donc le dispositif optimal, conjuguant flexibilité et intégration sociale ?

Le travail hybride est-il la panacée ?

Une expérience conduite en 2021 et 2022 dans une agence de voyages mondiale révèle l’impact positif du télétravail partiel sur le bien-être des salariés. Un groupe d’ingénieurs et d’employés a pu télétravailler le mercredi et le vendredi, les autres continuant d’aller au bureau tous les jours. Les démissions ont diminué de 35 % et la satisfaction au travail a augmenté parmi les télétravailleurs.

La pratique du sondage direct conforte cette hypothèse. Une enquête mondiale auprès de salariés en télétravail pendant la pandémie permet de comprendre ce qu’ils en attendent. Ils se satisfont essentiellement d’une meilleure gestion du temps (pas de trajet, horaires flexibles…) et non d’avantages directement liés à l’exercice du travail. En parallèle, ils jugent que le travail dans les locaux de l’entreprise offre plutôt des avantages liés à l’activité professionnelle (collaborer en face-à-face…). Le travail hybride permettrait donc de trouver un équilibre entre satisfaction professionnelle et satisfaction de vie générale.

On peut cependant douter que ce choix soit sans inconvénient une fois généralisé. Différentes problématiques émergeront. Comment s’assurer que les collaborateurs soient présents en même temps dans l’entreprise, afin de bénéficier des interactions en personne ? Quel serait par ailleurs l’impact, en termes de bien-être subjectif, d’une éventuelle atténuation de la fonction de socialisation du lieu de travail ? Le travail hybride entraînera-t-il une généralisation du flex-office, pourtant souvent considéré comme contraire au bien-être ?

La généralisation du travail hybride est certainement en cours, mais, loin d’être stabilisé, ses conséquences ne sont pas encore toutes connues.

Les femmes ont-elles raison de vouloir travailler à domicile ?

Les femmes, et notamment les mères de jeunes enfants, accordent une plus grande valeur à la possibilité de télétravailler. Il s’agit pour elles d’essayer de mieux concilier contraintes familiales et professionnelles. Pourtant, les études empiriques concluent à l’effet négatif du travail à domicile sur leur bien-être. Elles montrent son influence néfaste pour les mères d’enfants de moins de 15 ans (mais pas pour les pères), surtout entre avril et juillet 2020, quand l’enseignement à domicile était le plus répandu. La charge représentée par « l’école à la maison » a, certes, joué à plein, mais ces résultats confirment la plus grande porosité des espaces professionnels et familiaux pour les femmes, et donc l’asymétrie des rôles masculins et féminins. Pour les femmes, le travail à domicile pourrait donc ressembler à un leurre.

Cependant, le télétravail s’articule avec les normes propres à chaque culture en matière de répartition des tâches au sein du foyer, pouvant ainsi apparaître comme un révélateur de ces mêmes normes. Pourrait-il au contraire les modifier ? Si, à l’avenir, les deux conjoints travaillaient au moins partiellement à domicile, ils pourraient faire évoluer cette répartition des tâches de manière plus équitable, étant tous deux plongés dans cette réalité. Il reste à voir si tel sera le cas.

La France fait-elle exception ?

Les travaux conduits dans le contexte français confirment les observations précédentes, notamment les conséquences négatives du télétravail à temps plein sur la santé des salariés, le déséquilibre dans la répartition des travaux domestiques entre conjoints, l’attrait pour le travail hybride. Ce dernier est-il le dispositif optimal ? Si cela semble bien être le cas au niveau individuel, il reste à voir comment, dans ce cadre, préserver les avantages du travail sur site, à savoir les interactions en personne au sein d’un collectif et la fonction de socialisation qu’elles produisent.

Claudia Senik est professeure à Sorbonne Université et à l’École d’économie de Paris (PSE). Elle est Directrice de l’Observatoire du bien-être au Cepremap, et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses travaux portent sur l’économie du bien-être subjectif, et en particulier sur le lien entre revenu, croissance, inégalités et bonheur. Elle s’intéresse également aux sources du bien-être au travail et en entreprise. Elle étudie enfin le comportement des femmes à l’école et sur le marché du travail. Elle est l’auteur de nombreuses publications dans des revues internationales et d’ouvrages.

Retrouvez l'article complet sur le site du LIEPP ici.

L'ensemble des contributions sur le sujet du Travail rassemblé dans un seul et même ouvrage : Que sait on du travail. Ed Les Presses de Sciences Po : à retrouver ici.

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