Claudia Senik - Le télétravail fait-il du bien aux salariés ?

Claudia Senik - Le télétravail fait-il du bien aux salariés ?

Claudia SENIK est professeure à Sorbonne Université et à l’École d’économie de Paris (PSE). Elle est Directrice de l’Observatoire du bien-être au Cepremap, et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses travaux portent sur l’économie du bien-être subjectif, et en particulier sur le lien entre revenu, croissance, inégalités et bonheur. Elle s’intéresse également aux sources du bien-être au travail et en entreprise. Elle étudie enfin le comportement des femmes à l’école et sur le marché du travail. Elle est l’auteur de nombreuses publications dans des revues internationales ainsi que d’ouvrages tels que : Bien-être au travail : ce qui compte (Presses de SciencesPo, 2020), L’économie du bonheur (Seuil, République des idées, 2014), Les Français, le bonheur et l’argent (Presses de l’ENS, 2018) avec Yann Algan et Elizabeth Beasley. Elle a également dirigé les ouvrages collectifs suivants : Le bien-être en France. Rapport 2022. (Observatoire du bien-être. CEPREMAP, Mathieu Perona et Claudia Senik éditeurs, 2023), Le travail à distance. Sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2023), Pandémies, sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2022), Les Français et l’argent. 6 nouvelles questions d’économie contemporaine. (Economiques, 5), Daniel Cohen et Claudia Senik éditeurs (Albin Michel, 2021), Sociétés en danger, sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2021), Crises de confiance ? sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2020).

Le télétravail fait-il du bien aux salariés ?

Claudia Senik, Sorbonne-Université, PSE et IUF

Pendant de longues années, les salariés ont rêvé de pouvoir travailler à distance au moins un jour par semaine, tout en se heurtant à la réticence sceptique des entreprises. Mais, en mars 2020, le dispositif du télétravail, qui concernait moins de 5 % des travailleurs avant la pandémie de Covid-19, a soudain été imposé à près de 40 % d’entre eux. Cette expérience permet de mieux comprendre si le télétravail est propice ou néfaste à leur bien-être.

Les sources du bien-être au travail sont connues : autonomie, qualité des relations humaines avec les collaborateurs, perspectives de progression, sens, sécurité de l’emploi et équilibre entre vie personnelle et professionnelle (Senik, 2020, ainsi que la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez). Or, a priori, chacun de ces leviers est susceptible d’être soit activé, soit neutralisé par la distance à l’entreprise. On peut s’attendre, par exemple, à ce que le travail à distance soit favorable à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, à moins que la porosité entre ces deux domaines ne devienne une source de tension, notamment pour les femmes. Le travail à distance pourrait appauvrir les interactions interpersonnelles, affectant surtout ceux qui bénéficient de l’entreprise en tant que structure d’intégration sociale, mais il pourrait au contraire susciter de nouvelles formes de coopération horizontale (Epstein, 2023 ; Hergeux, 2023). Le travail à distance pourrait être favorable à l’expression de l’autonomie des travailleurs en leur permettant de planifier et d’organiser leur travail de façon plus personnalisée, ou bien au contraire, pour certains d’entre eux, s’accompagner d’une surveillance électronique redoublée. Seul l’allègement des contraintes liées aux trajets domicile-travail constitue une source de bien-être indiscutable. Que sait-on alors, empiriquement, sur le lien entre télétravail et bien-être subjectif ?

Si la possibilité de travailler à domicile est largement plébiscitée par les employés, l’expérience montre que le fait de travailler entièrement à domicile est susceptible d’avoir un effet néfaste sur le bien-être subjectif, surtout pour les femmes. La solution idéale résiderait-elle dans le télétravail partiel ? Celui-ci ne présente-t-il pas ses propres écueils ?

Ce texte reprend partiellement le contenu d’une note de l’Observatoire du bien-être du Cepremap.

Que désirent les salariés ?

Pour estimer l’appétence des travailleurs pour le travail à distance, une approche souvent adoptée par les chercheurs consiste à conduire des « expériences de choix ». Placés en situation de choisir entre des paires d’emplois aux caractéristiques différentes, les travailleurs révèlent la valeur qu’ils attachent à chacune de ces caractéristiques. Sont-ils prêts, par exemple, à accepter un salaire plus faible afin de pourvoir télétravailler quelques jours par semaine ? Que ces situations de choix soient réelles (concernant de vrais emplois, sur une plateforme de recrutement par exemple) ou hypothétiques, c’est-à-dire réalisées par le biais d’enquêtes, elles conduisent à des résultats très proches.

Ce type d’expérience avait déjà été réalisé avant l’épisode de Covid. Par exemple, des économistes avaient profité d’une campagne de recrutement à grande échelle pour un centre d’appels américain, réalisée sur une plateforme d’emploi (Mas et Pallais, 2017). Au sein de cette expérience, certains des candidats à l’emploi ont été placés en situation de choisir entre deux emplois : l’un avec une organisation classique sur site, et l’autre avec la possibilité de travailler à domicile, la différence de salaire entre ces deux options variant de façon aléatoire. Résultat de l’expérience : en moyenne, les sujets se montrent prêts à accepter un salaire inférieur de 8 % pour avoir la possibilité de travailler à domicile. Cette « disposition à payer » est encore plus élevée chez les femmes, surtout les mères de jeunes enfants. On relève cependant des différences entre les travailleurs. Si un quart d’entre eux sont prêts à renoncer à une partie importante (14 %) de leur salaire pour travailler à domicile, 20 % d’entre eux choisissent au contraire de travailler exclusivement sur site, même à salaire égal.

Afin de vérifier la généralité de ces résultats, les auteurs ont également introduit des expériences de choix hypothétiques dans une enquête nationale (Understanding America Study), touchant alors une population générale de travailleurs américains. Ils obtiennent une estimation de même ordre de grandeur de la disposition à payer pour la possibilité de travailler à domicile (8,4 % du salaire en moyenne). Naturellement, ceux qui travaillent déjà à domicile valorisent beaucoup plus cette option (à 18,7 % de leur salaire). Le temps de trajet entre domicile et travail joue également un rôle important dès qu’il dépasse une heure aller-retour. Une autre expérience de choix introduite dans l’enquête américaine sur les conditions de travail (Survey of Working Arrangements and Attitudes – AWCS) révèle que la possibilité de travailler à distance équivaudrait en moyenne, aux yeux des salariés, à une augmentation de salaire de 4,1 % et serait encore davantage valorisée par les femmes, les blancs et les personnes les plus diplômées (Maestas et al., 2023). Dans le même ordre d’idées, lors d’une expérience réalisée sur un grand site en ligne d’offres d’emploi très qualifié en Chine, les annonces permettant le télétravail attirent des taux de candidature plus élevés, même pour des salaires inférieurs (He, Neumark et Weng, 2021).

L’expérience du télétravail pratiqué pendant la pandémie de Covid a-t-elle modifié l’attrait de ce dispositif ? Plusieurs études montrent qu’il n’en est rien.

Dans le contexte américain, la vague 2021 de l’enquête SWAA conduite auprès de 30 000 salariés suggère que le télétravail (partiel) est largement plébiscité (Barrero, Bloom et Davis, 2021). Cette enquête pose directement la question de la « disposition à payer » qui était estimée de manière indirecte dans les expériences de choix précitées :

« Après le Covid, en 2022 et plus tard, que penseriez-vous de travailler à domicile 2 ou 3 jours par semaine ? » Les options de réponse sont « Positif : je le verrais comme un avantage ou un salaire supplémentaire », « Neutre » et « négatif : je le verrais comme un coût ou une réduction de salaire ». Si la réponse est « positive » ou « négative », viennent alors les questions suivantes : « Quelle serait l’augmentation [ou la réduction] de salaire (en pourcentage de votre salaire actuel) qui serait pour vous équivalente à la possibilité de travailler à domicile 2 ou 3 jours par semaine ? »

Moins de 5 % d’augmentation [réduction] de salaire

Une augmentation [réduction] de salaire de 5 à 10 %

Une augmentation [réduction] de salaire de 10 à 15 %

Une augmentation [réduction] de salaire de 15 à 25 %

Une augmentation [réduction] de salaire de 25 à 35 %

La grande majorité des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête aimeraient travailler à domicile au moins un jour par semaine, et plus de la moitié d’entre elles se montrent prêtes à accepter une baisse de salaire importante (7 % en moyenne) pour avoir la possibilité de travailler à domicile à raison de deux ou trois jours par semaine après la pandémie. A contrario, 40 % de ceux qui pratiquent déjà le travail à distance un ou plusieurs jours par semaine déclarent qu’ils quitteraient leur emploi si leur employeur exigeait un retour complet sur le site de l’entreprise.

Sur la base de ce même questionnaire, un groupe de chercheurs conduit, depuis 2021, une enquête mondiale régulière auprès de travailleurs à temps plein (Aksoy et al., 2022, 2023). Leurs constats sont similaires : tant les employeurs que les employés s’attendent à ce que le travail à domicile se poursuive après la pandémie, même si les plans des employeurs sont en deçà des souhaits des travailleurs à cet égard (un jour d’écart en moyenne). Aux yeux des salariés, la possibilité de travailler à domicile deux à trois jours par semaine équivaut à 5 % de leur salaire en moyenne, avec des évaluations plus élevées pour les femmes, les personnes ayant des enfants, les travailleurs hautement qualifiés et ceux qui ont des trajets plus long (et des variations selon les pays). Au niveau mondial, un quart des employés qui pratiquent effectivement le télétravail un ou plusieurs jours par semaine déclarent qu’ils quitteraient leur emploi s’ils devaient renoncer à ce dispositif.

Au total, avant comme après l’épisode de Covid, le télétravail est largement plébiscité par les salariés.

Le télétravail rend-il les salariés plus heureux ?

Compte tenu de cette conclusion, on s’attend à ce que le télétravail accroisse le bien-être des salariés. C’est ce que confirment certaines expériences… mais pas toutes.

Avant la pandémie, des économistes avaient organisé une expérience dans le centre d’appel d’une grande agence de voyage chinoise (Bloom, Han, et Liang, 2022). À l’aide d’un tirage au sort, la moitié des employés qui s’étaient portés volontaires pour le travail à domicile ont pu pratiquer cette organisation du travail pendant neuf mois, tandis que les autres restaient au bureau. L’expérience a été concluante : les télétravailleurs ont fait état d’une meilleure satisfaction au travail et leur taux de démission a été deux fois plus faible. Notons cependant qu’à la suite de l’expérience, l’entreprise a étendu la possibilité de travailler à domicile à l’ensemble de ses salariés, mais seuls la moitié de ceux qui avaient pu expérimenter le dispositif ont choisi de le poursuivre.

Quid du télétravail imposé par les confinements ? La question peut sembler étrange dans un contexte où le bien-être de la population a fortement chuté. Il est pourtant possible de démêler l’effet du travail à distance en tant que tel du contexte anxiogène de la pandémie. En réalité, l’épisode de Covid-19 est même propice à l’identification de l’impact du télétravail sur le bien-être dans la mesure où le travail à domicile a été imposé à tous ceux qui le pouvaient techniquement, ce qui exclut le problème habituel d’auto-sélection, du moins pendant les périodes de confinement les plus strictes. On peut en effet considérer qu’au cours de ces épisodes, une personne travaillait à domicile si cela avait été décidé par le gouvernement ou par son employeur et non par elle-même, ce qui permet au chercheur d’identifier l’effet causal du télétravail sur son bien-être en évitant de le confondre avec l’effet les caractéristiques des personnes désireuses de travailler à distance.

Cependant, même dans ce contexte, il n’est pas facile de mesurer l’effet propre du travail à domicile sur le bien-être subjectif. Pour le faire, il est nécessaire de réunir plusieurs conditions. En premier lieu, il faut suivre les mêmes individus depuis la période antérieure à la pandémie puis au cours de celle-ci. Ensuite, il faut pouvoir les observer à différents moments (confinement et déconfinement) pendant la période de Covid, afin de mesurer leur bien-être subjectif selon qu’ils travaillent à domicile ou non. On peut alors espérer distinguer l’effet du passage au travail à domicile de l’impact général de la pandémie et de l’impact différentiel de la crise sur les travailleurs selon qu’ils occupent ou non un emploi « télétravaillable ».

Deux enquêtes réunissent ces conditions. L’enquête longitudinale anglaise auprès des ménages britanniques (UKHLS) et l’enquête allemande (SOEP). Or, l’analyse de ces enquêtes, selon la méthode évoquée, produit des résultats étonnants : le passage au télétravail intégral se révèle préjudiciable à la satisfaction de vie (enquête allemande) et à la santé mentale (enquête anglaise) des salariés (Senik et al., 2022 ; Gueguen et Senik, 2023). Il réduit notamment le sentiment d’être utile, la concentration, la confiance en soi, le sentiment de joie, la capacité de prendre des décisions, et augmente le risque de dépression.

Ce résultat concerne les employés qui ont travaillé à domicile à plein temps, et non à temps partiel. Ce dernier serait-il donc le dispositif optimal, conjuguant flexibilité et intégration sociale ?

Le travail hybride est-il la panacée ?

Concernant le télétravail partiel, une expérience conduite en 2021 et 2022 au sein d’une agence de voyages mondiale révèle l’impact positif de ce dispositif sur le bien-être des salariés. Au sein d’un groupe d’ingénieurs et d’employés du marketing et de la finance, ceux qui étaient nés un jour impair se sont vus offrir la possibilité de télétravailler le mercredi et le vendredi. Les autres ont continué à venir au bureau à plein temps comme avant. On constate que cet arrangement hybride a permis de réduire les démissions de 35 % et d’augmenter la satisfaction au travail dans le groupe « de traitement » qui bénéficiait du dispositif par rapport au groupe « de contrôle » qui n’en bénéficiait pas (sans perte de productivité). L’entreprise a ensuite étendu le travail hybride à l’ensemble de la société après la fin de l’expérience. Dans le même ordre d’idées, une autre enquête fondée sur une expérience de choix réalisée en Pologne montre que c’est pour avoir la possibilité de travailler à domicile 2 à 3 jours par semaine plutôt que 5 jours par semaine que les travailleurs sont prêts à sacrifier une partie non négligeable (7,5 %) de leur salaire (Lewandowski, Lipowska, et Smoter, 2022).

Au-delà des expériences, le sondage direct des salariés conforte cette hypothèse. L’enquête mondiale précitée auprès de salariés à temps plein et qui avaient pratiqué le travail à domicile pendant la pandémie permet de comprendre ce que les salariés attendent du télétravail (Barrero, Bloom et Davis, 2021 ; Aksoy et al., 2023). À la question « Quels sont les principaux avantages du travail à domicile ? », avec la possibilité de choisir jusqu’à trois options, 51 % répondent « Pas de trajet », 44 % « Horaire de travail flexible », 41 % « Moins de temps pour se préparer au travail », 37 % « Calme » et 18 % « Moins de réunions ». Il s’agit donc essentiellement de gestion du temps, et non d’avantage directement lié à l’exercice du travail. À la question « Quels sont les principaux avantages de travailler dans les locaux professionnels de votre employeur ? », 49 % répondent « Collaboration en face-à-face », 49 % « Socialisation », 41 % « [maintenir] les limites entre le travail et la vie personnelle », et 40 % « Meilleur équipement ». Il s’agit donc plutôt d’avantages liés à l’activité professionnelle elle-même. Ainsi, le télétravail à temps partiel desserrerait les contraintes temporelles auxquelles font face les travailleurs tout en conservant les avantages du travail au sein du collectif. Il permettrait de trouver un équilibre entre satisfaction professionnelle et satisfaction de vie générale.

On peut cependant douter que ce choix du travail hybride, apparemment optimal au niveau individuel, soit réellement sans inconvénient une fois généralisé. Ne pose-t-il pas des problèmes de coordination ? Comment faire en sorte que les collaborateurs soient présents en même temps sur les lieux de l’entreprise, afin de bénéficier des interactions en personne ? Ce problème de synchronisation devra être résolu par chaque entreprise, mais l’écueil est de le voir ressembler à un dilemme du prisonnier, où la solution sous-optimale (personne au bureau) tend à émerger spontanément. Ceci serait probablement contraire au bien-être des salariés. Le travail est, avec la famille et l’école, l’une des principales instances de socialisation. L’entreprise, le lieu de travail, est l’un des espaces où les gens se rencontrent spontanément. Quel serait l’impact, en termes de bien-être subjectif, d’une éventuelle atténuation de cette fonction de socialisation ? Quels autres espaces de socialisation remplaceront le lieu de travail ? Autre conséquence, si le travail hybride devient la norme, les entreprises devront trouver de nouveaux moyens d’accueillir les salariés. Réduiront-elles leur espace de bureau pour réunir les équipes entières le même jour ? Ou bien les bureaux seront-ils partagés par plusieurs employés, se relayant pour être présents à des jours différents ? Cela conduirait à généraliser le flex-office, pourtant généralement considéré comme contraire au bien-être au travail. Quel sera alors l’effet net du travail hybride sur le bien-être des travailleurs ?

Le passage à une généralisation du travail hybride est certainement en cours, mais il est loin d’être stabilisé, et ses conséquences ne sont pas encore toutes connues.

Les femmes ont-elles raison de vouloir travailler à domicile ?

On a vu à l’aide des expériences de choix, les femmes, et notamment les mères de jeunes enfants, accordent une plus grande valeur à la possibilité de télétravailler. Il s’agit évidemment, pour elles d’essayer de mieux concilier contraintes familiales et professionnelles. Pourtant, toutes les études empiriques concluent à l’effet négatif du travail à domicile sur leur bien-être. Nos propres travaux permettent de vérifier ces résultats. Au Royaume-Uni, l’influence du télétravail (à la fois partiel et complet) se révèle particulièrement néfaste à la satisfaction de vie et à la santé mentale des mères d’enfants de moins de 15 ans (mais pas des pères), surtout entre les mois d’avril et juillet 2020 quand l’enseignement à domicile était le plus répandu. En Allemagne, la baisse de la satisfaction de vie concerne particulièrement les mères d’enfants en âge scolaire. Certes, cet impact négatif du télétravail sur les mères est probablement dû à la charge que représentait à cette période particulière « l’école à la maison », mais ces résultats confirment la plus grande porosité des espaces professionnels et familiaux pour les femmes, c’est-à-dire l’asymétrie des rôles masculins et féminins. Pour les femmes, le travail à domicile pourrait donc ressembler à un leurre.

Cependant, le télétravail s’articule avec les normes propres à chaque culture en matière de répartition des tâches au sein du foyer. Dans un cadre de forte asymétrie des rôles, il n’est pas étonnant qu’avec le travail à domicile, le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères et à la garde des enfants augmente de manière disproportionnée. À cet égard, une étude comparative de la France, de la Suède et de la Suisse, réalisée pendant le confinement, est révélatrice (Landour, 2023) : la Suède est le seul pays où l’homme, lorsqu’il travaille à domicile, endosse l’essentiel des tâches associées à cet espace – tâches ménagères comme soins aux enfants. Or, il s’agit justement d’un pays caractérisé par des normes de genre particulièrement égalitaire. Le télétravail agit ici comme un révélateur des normes de division du travail entre hommes et femmes. Pourrait-il au contraire les modifier ? L’effet asymétrique du travail à domicile sur les hommes et les femmes, tient à ce qu’il s’est produit alors que la répartition des tâches entre les conjoints qui était déjà en place et qu’elle a eu peu de temps pour évoluer. Mais si, à l’avenir, les deux conjoints travaillaient au moins partiellement à domicile, il se pourrait qu’ils modifient cette répartition des tâches de manière plus équitable, étant tous deux également plongés dans cette réalité. Il reste à voir si tel sera le cas.

La France fait-elle exception ?

Les travaux conduits dans le contexte français confirment les observations précédentes, notamment Les conséquences négatives du télétravail à temps plein sur la santé physique et mentale des salariés (Erb et al., 2022), la question de la frontière entre temps professionnel et temps privé et le déséquilibre dans la répartition des travaux domestiques entre conjoints. Les analyses de la Dares, fondées sur l’enquête TraCov, montrent que, parmi ceux qui le pratiquaient en 2021, huit personnes sur dix souhaitaient poursuivre le télétravail, mais à condition de réduire le nombre de jours par semaine (Erb et al., 2022), ce qui confirme l’attrait particulier du travail « hybride ».

Les analyses conduites à l’occasion des confinements imposés par la pandémie de Covid suggèrent que le fait de travailler entièrement à domicile est susceptible d’exercer un effet néfaste sur le bien-être subjectif des salariés, notamment les femmes. Pourtant, les « expériences de choix » menées par des chercheurs montrent sans ambiguïté que les salariés valorisent la possibilité de travailler à distance. Lorsque plusieurs emplois leur sont proposés, ils optent majoritairement pour celui qui leur permet de télétravailler certains jours de la semaine, quitte à accepter un salaire plus faible, d’environ 5 % à 8 % en moyenne. Le travail « hybride » est-il alors le dispositif optimal ? Si cela semble bien être le cas au niveau individuel, il reste à voir comment, dans ce cadre, préserver les avantages du travail sur site, à savoir les interactions en personne au sein d’un collectif et la fonction de socialisation qu’elles produisent.

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