Accueil>Line Vaaben : "L'humanité est une obligation journalistique"

26.09.2025
Line Vaaben : "L'humanité est une obligation journalistique"
Line Vaaben, journaliste et rédactrice en chef du desk “existentiel” au sein du quotidien danois Politiken, couvre des sujets de société allant du diagnostic prénatal et des soins palliatifs aux avortements tardifs, en passant par la fin de vie assistée et les violences basées sur le genre. Elle a publié A Predictable Crime (Un crime prévisible), une enquête sur 536 féminicides. Senior Fellow au Dart Center for Journalism and Trauma de l’Université Columbia, elle a passé un an à la Nieman Foundation de l’Université Harvard.
Voici les cinq enseignements clés de sa leçon inaugurale à l’École de journalisme de Sciences Po, le 25 septembre 2025.
La puissance d’un journalisme centré sur l’humain
La carrière de Line Vaaben débute avec un reportage sur une marée noire. “Je sens encore l'odeur du gasoil”, raconte-t-elle. Elle tâche alors d'écrire les contours de cette odeur pour que ses lecteurs vivent l'impact de cette marée comme elle sur place. Cette expérience lui apprend que les récits empreints d’humanité, basés sur les 5 sens, marquent le public.
À Politiken, elle dirige le desk “existentiel”, produisant des récits sur l’attachement, la perte et la vie. Ces histoires se révèlent essentielles pour l’engagement et les abonnements. “Mon conseil pour vous est le suivant : sortez, regardez le monde en face, soyez témoins, et rapportez avec tous vos sens, votre esprit et votre cœur — avec votre humanité. C’est une immense responsabilité, mais croyez-moi, cela en vaut la peine”, déclare-t-elle aux journalistes en formation et reporters expérimentés présents à Sciences Po.
Le récit “existentiel”, une tradition européenne
Le récit européen, ancré dans la philosophie existentialiste (comme les bains humains de Søren Kierkegaard, ces conversations quotidiennes avec les gens qu'il prenait soin de pratiquer régulièrement), donne à voir l’introspection, la solidarité et les tracas et luttes des gens dans leur quotien. “Comparé aux États-Unis, la narration à l'européenne est moins fleurie, moins dramatique. Moins hollywoodienne, plus existentielle”, explique-elle. “Le récit européen célèbre davantage les perdants ou les gens simples luttant contre un système plus grand — plutôt que l’archétype américain du super-héros sauvant le monde. Au cœur de nombreux récits européens, il y a l’idée sous-jacente qu’une démocratie saine et solide repose sur l’égalité et la collaboration, plutôt que sur la loi du plus fort”.
L’humain face à l’IA : le superpouvoir du journalisme
À l’ère de l’intelligence artificielle, Line Vaaben affirme que la valeur résolument irremplaçable du journalisme réside dans son humanité. Les robots ne peuvent reproduire la profondeur sensorielle, émotionnelle et éthique des reporters humains — qu’il s’agisse de l’odeur d’une salle d’autopsie ou de la respiration d’une mère en deuil. Cette “empreinte humaine” est ce qui rend les récits captivants et dignes de confiance. Très attachée à l'éthique du journalisme, Line Vaaben insiste sur la nécessité d'être transparente avec ses sources, à chaque étape de la relation. Elle leur dit clairement “je vais écrire sur cela, je vais publier à telle date”.
Le récit comme lien social : leçons de la tribu Agta
Des recherches anthropologiques montrent que les conteurs de la tribu Agta (Philippines, Asie) étaient plus valorisés que les meilleurs chasseurs car leurs récits renforçaient les liens sociaux et la coopération. Dans le même ordre d'idées, un bon récit journalistique renforce les liens communautaires et aide le public à interpréter le monde, ce qui en fait un pilier indispensable de la démocratie. “Le journaliste se situe entre le psychologue et l'anthropologue”, résume la journaliste.
L’avenir : une tribu européenne unie par le récit
Un “art européen du récit” émerge à travers le continent, porté par des prix, des conférences et des collaborations transfrontalières. Malgré les disparités linguistiques et de ressources, les journalistes européens partagent un engagement pour la profondeur dans l'écriture, le reportage basée sur l'humain et le sens du service public — un modèle auquel le public croit encore, même à une époque où la fatigue informationnelle et la désinformation gagnent du terrain.
Légende de l'image de couverture : Crédit : Marine Duluard