La société civile ukrainienne pendant la guerre : la force des « liens faibles » 

04/2022

L’Ukraine de 2022 s’apparente à un cimetière d’idées reçues qui se sont révélées fausses. On pensait que l’État ukrainien allait s’effondrer en trois jours, mais il résiste depuis déjà 70 jours. On considérait que l’armée ukrainienne était corrompue et inefficace, mais elle protège très efficacement la plus grande partie du territoire national. On craignait que l’armée russe soit un rouleau compresseur impossible à arrêter, or nous constatons ses problèmes de gestion comme son absence de talent. 

Une autre idée reçue, que nous proposons de discuter dans cet article, est celle de la faiblesse de la société civile ukrainienne. Selon certains chercheurs, celle-ci tient à différentes raisons : la domination des élites prédatrices qui utilisent les organisations non gouvernementales à des fins de rivalités politiques1, la priorité donnée par l’Homo sovieticus2 aux intérêts personnels et le manque de confiance entre les individus3, la faiblesse des organisations non-gouvernementales au niveau régional et local4[4], l’action d’acteurs illibéraux5 qui possèdent des agendas anti-démocratiques. En se penchant sur la relation entre l’Etat et la société civile, Paul D’Anieri a récemment conclu de manière définitive qu’« en Ukraine, les deux sont faibles »6.

Si la société civile est faible, comment expliquer que la campagne de fund raising organisée par l’organisation non-gouvernementale « Reviens en vie » a recueilli 115 millions d’euros depuis le début de la guerre russo-ukrainienne. 115 millions euros en deux mois, soit 200 fois plus que le budget de cette ONG pour l’année 2021 ! Cette somme a permis d’acquérir une quantité considérable de matériel militaire : 126 aéronefs sans pilote, 4 314 imageurs thermiques, 17 200 gilets pare-balles, 5 600 casques, 1 319 génératrices à essence et 77 voitures. L’ONG a livré ces matériels aux unités de combat. Pour ce faire, elle utilise un logiciel spécialisé, elle a établi des centres de tri à Kyiv et à Ivano-Frankivst et augmenté ses capacités logistiques.

« Reviens en vie » est loin d’être un cas unique : il existe des dizaines d’organisations de volontaires qui contribuent à l’effort de guerre ukrainien. « SOS Armée », « Le Fonds de Serguii Prytula », le bataillon médical « Les Hospitaliers » et d’autres collectent des fonds, prennent contact avec les militaires pour comprendre leurs besoins, trouvent (souvent à l’étranger car ils ne sont plus disponibles en Ukraine) et assurent la livraison des équipements dont ceux-ci ont besoin.

De plus, depuis le début de la guerre, beaucoup de compagnies ont réorienté leurs activités en prenant en compte les attentes des forces armées. Ainsi UKLON, entreprise qui met en relation directe les utilisateurs de smartphones avec des voitures de tourisme avec chauffeur (l’UBER ukrainien), livre de l’essence, de l’eau et des aliments emballés aux unités militaires ; Interpipe, une grande société sidérurgique, produit des « hérissons tchèques » (obstacles anti-char statiques en acier) gratuitement ; DTEK, le plus important producteur d’électricité en Ukraine, équipe gratuitement les bases militaires ; Fintech Development LLC, une société de services informatiques qui avait introduit la crypto-monnaie en Ukraine, a acquis 500 voitures blindées pour les forces armées de l'Ukraine. Enfin, un restaurant à la mode Egersund Seafood livre des plats cuisinés aux soldats…

Il existe également une multitude d’initiatives individuelles. Certaines se développent dans des cercles amicaux, consistant par exemple à trouver une plaque pare-balles pour un proche mobilisé sous les drapeaux ou un drone pour une brigade dont le chef est un ami. D’autres, très nombreuses, dans des espaces dépersonnalisés : des individus fabriquent des filets de camouflage, emballent des vivres, achètent des bottes ou des rangers pour les combattants, ils vont chercher en Pologne des médicaments qu’ils apportent directement sur le front… Des artistes vendent aux enchères leurs peintures et virent les fonds récoltés sur le compte des forces armées de l'Ukraine ! 

Les bonnes volontés ne se focalisent pas exclusivement sur l’effort de guerre. Lviv, la grande ville de l’ouest du pays, peu touchée par les combats et qui sert de base arrière, donne une idée de l’échelle des mobilisations volontaires. On y organise des cours de premiers secours, on cherche à loger les réfugiés et les personnes déplacées, on trie des médicaments importés de l’Union européenne, on cuisine et on distribue des mets et des produits alimentaires, on met en place des aides psychologiques, on crée des milliers de petits jobs pour les déplacés, on collecte des livres ukrainiens pour les envoyer aux enfants réfugiés dans les pays d’Europe de l’ouest. À titre d’exemple, une association de volontaires a réussi à trier et à envoyer à l’est de l’Ukraine 46 boîtes de médicaments, 536 boîtes de produits alimentaires, 183 boîtes de lait maternel et 700 kilos de nourritures sèches pour animaux. Une autre a logé 5 063 personnes déplacées dans la région de Lviv. Des dizaines d’associations de ce type existent à Lviv. 

L’aide humanitaire se développe aussi dans les autres villes. À Kharkiv, des écologistes parcourent les rues à la recherche d’animaux domestiques abandonnés pour les nourrir ; à Kyiv, un restaurant approvisionne le principal hôpital pour enfants Okhmadyt ; à Khmelnystkyi (qui se situe sur la route entre les régions de l’est dévastées et les régions refuge de l’ouest du pays), on distribue de la soupe chaude aux victimes de bombardements ; à Drogobytch, un artiste a conçu un livret pour remplacer les avis de décès formels et impersonnels.   

En somme, les Ukrainiens s’organisent pour améliorer le fonctionnement de leurs institutions (notamment l’armée), pour donner un abri aux personnes déplacées, pour soigner des nouveaux nés, pour nourrir ceux qui ont faim et pour soutenir des personnes en état de choc ou de détresse et pour sauver des animaux. Si cette pléthore d’actions réalisées par des citoyens ne constitue pas une société civile, il faut réviser la notion elle-même. Si, comme je le soutiens, la société civile ukrainienne est très active, nous sommes conduits à nous demander pour quelles raisons certains chercheurs en réfutent l’existence en dehors des périodes de fortes contestations qu’ont été la révolution orange (2004) ou l’Euromaidan (2013-2014).

Cette question nous amène à nous pencher d’une part sur la mobilisation civique spontanée provoquée par la guerre en Ukraine et d’autre part sur ce que Mark Granovetter a appelé la force des « liens faibles » éclipsée par les adeptes de l’école néo-tocquevillienne7

La guerre constitue un défi pour toute communauté humaine. Pour en sortir victorieux, des individus avec des agendas différents et des intérêts dissonants doivent faire concorder leurs visions des choses et unir leurs efforts. Autrement dit, la guerre leur impose de dépasser leurs différences. Les coopérations qui se développent alors sont facilitées par les nouvelles solidarités qui émergent. En outre, lorsqu’une communauté est victime d’une guerre d’agression, la perception d’une menace existentielle amplifie les émotions, ce qui renforce les liens entre les individus8. Ainsi, les populations des nations en guerre dépassent leurs différences de classe, linguistiques, culturelles, etc. Il s’ensuit (temporairement) une mobilisation spontanée : des liens se nouent entre des personnes qui appartiennent à des milieux différents et qui trouvent en elles des ressources qu’elles ignoraient posséder. De parfaits inconnus risquent leur vie pour d’autres, des personnes qui n’ont rien à voir avec le milieu militaire acquièrent des drones à l’étranger et des journalistes renommés échangent leurs stylos contre des fusils. La cause de cette mobilisation spontanée réside dans un événement extraordinaire, la guerre. Comment alors expliquer la mobilisation spontanée en temps de paix ? 

Pendant longtemps, experts et chercheurs ont évalué le niveau de développement d’une société civile en se référant à Tocqueville. Celui-ci considère que les associations volontaires de citoyens, qui veillent à ce que l’État n’empiète pas sur les libertés civiques, constituent l’épine dorsale de la démocratie9[10]. Au XXIe siècle, cette lecture est devenue dominante après avoir été reprise par Robert Putnam10. Elle utilise un instrument facile à maîtriser pour évaluer la démocratisation : le nombre des associations civiques et de leurs adhérents dans un pays. Un nombre élevé d’associations attirant de nombreux membres est considéré comme le signe d’une société civile vigoureuse. Autre point important de l’analyse néo-tocquevillienne, elle oppose d’une manière quasi dichotomique l’État et la société civile : le premier tente de contrôler les libertés civiques, la deuxième les défend et tente de les élargir. Certains chercheurs français spécialistes de l’Ukraine semblent partager cette analyse. Ainsi, en 2000, Annie Daubenton écrit que la société civile est « en avance sur le pouvoir »11 et que le conflit le plus important du pays est celui qui oppose la société civile aux élites politiques. Vingt ans plus tard, elle déclare estimer que « le face-à-face n’est pas équitable, État et société parachèvent ce qui devait être leur mue à des rythmes différents. La société a été contrainte aux changements qui ont entraîné perte de stabilité, de pouvoir d’achat, d’emplois, émigration plus ou moins choisie... Les « élites » (dirigeants ou hauts responsables) se sont de leur côté plutôt bien adaptées aux temps nouveaux »12. Dans la recherche qu’elle a menée sur les histoires individuelles de l’Euromaidan, Ioulia Shukan accorde elle aussi une grande importance aux associations volontaires, « ces bénévoles [qui] fonctionnent en parallèle de l’État ukrainien… [et qui] le remplacent même à bien des égards »13. Alexandra Goujon fait, elle, une analyse différente : « la société civile ukrainienne se développe après la Révolution de la dignité (Euromaïdan) dans de nombreux secteurs et à tous les niveaux. Elle révèle un engagement citoyen soutenu qui est fondé sur la solidarité et se déploie notamment dans les moments de crise », mais, écrit-elle, « en raison de son hétérogénéité et de ses relations diverses avec l’État, elle ne constitue pas un État dans l’État même si elle tend à en compenser les défaillances et à peser sur les choix politiques et sociaux du pays »14.

Selon les critères néo-tocquevilliens, la société civile est faible en Ukraine : les enquêtes d’opinion publique et les statistiques montrent que de 2013 à 2020, entre 2,6% et 5% de citoyens étaient membres d’une ONG, entre 2,7% et 4,9% appartenaient à un syndicat, entre 2,1% et 2,9% participaient à l’activité d’une association religieuse15. Autrement dit, 90% d’Ukrainiens n’adhéraient alors à aucune association civique ! Cependant, un autre sondage16 donne un résultat sensiblement différent : en 2018, 20% des personnes interrogées « participaient à la vie associative d’une manière sporadique » et encore 8% y « participaient régulièrement ». En d’autres termes, les citoyens s’engagent dans les activités propres à la société civile sans adhérer aux associations civiques.

Ce décalage entre l’appartenance formelle et le comportement réel fausse les analyses de l’état de la société civile en Ukraine. L’approche néo-tocquevillienne magnifie le rôle des associations civiques et minimise la force des « liens faibles ». Ces liens, qui se développent au sein de la famille, des amis, du voisinage ou des réseaux, sont « indispensables à l’intégration des individus à la vie sociale », écrit Mark Granovetter17. Ils sont très utiles par exemple pour trouver un travail18 ou pour surmonter des problèmes psychiques19. Ils ont joué un grand rôle dans les mobilisations de 2001, de 2004, de 2014 et de 2022. Ces liens faibles ne sont pas seulement présents dans des situations extraordinaires mais ils facilitent la coopération entre les personnes chaque fois que le besoin s’en fait sentir, dans des circonstances qui peuvent être très variées. 

L’agression de l’Ukraine par la Russie confirme par ailleurs que la société civile n’existe pas seulement dans l’opposition à l’Etat. Elle peut l’être, mais elle peut également être partenaire de l’Etat. L’Ukraine de 2022 en offre une bonne illustration. 

Photo : Lviv, 14 mars 2022. Des volontaires proposent de la nourriture aux Ukrainiens qui fuient des territoires déchirés par la guerre. @ Sodel Vladyslav pour Shuuterstock

  • 1. Lutsevych, Orysia. 2013. “How to Finish a Revolution: Civil Society and Democracy in Georgia, Moldova and Ukraine.” Chatham House Briefing Paper.
  • 2. Gatskova, Kseniia and Maxim Gatskov. 2012. “Weakness of civil society in Ukraine: A mechanism-based” Institut für Ost- und Südosteuropaforschung, Working Papers n° 323.
  • 3. Shiller, Robert et al. 1992. “Hunting for Homo Sovieticus: Situational Versus Attitudinal Factors in Economic Behavior.” Brookings Papers on Economic Activity, 1: 127-94.
  • 4. Ritu Nayyar-Stone. 2018. “Ukraine Civil Society AssessmentNORC Project.
  • 5. Kopecký, Petr, and Cas Mudde. 2003. “Rethinking Civil Society.” Democratization 10 (3): 1-14.
  • 6. Paul D’Anieri. 2022. “Ukraine” in Central and East European Politics: Changes and Challenges (eds. Zsuzsa Csergo, Daina Eglitis, and Paula Pickering), Lanham: Rowman and Littlefield: 328.
  • 7. Granovetter, Mark. 1973. “The Strength of Weak Ties.” American Journal of Sociology 78(6).
  • 8. Wohl, Michael, Nyla Branscombe and Stephen Reysen. 2010. “Perceiving Your Group’s Future to Be in Jeopardy: Extinction Threat Induces Collective Angst and the Desire to Strengthen the Ingroup.” Personality and Social Psychology Bulletin 36(7): 898–910.
  • 9. Tocqueville, Alexis. 1848. De la démocratie en Amérique. Tome 2. Paris : Pagnerre, p. 29-42.
  • 10. Putnam, Robert. 2000. Bowling alone: the collapse and revival of American community, New York: Simon and Schuster, p. 59-67.
  • 11. Daubenton, Annie. 2000. « Société civile en Ukraine : les vigiles de la démocratie », in A. de Tinguy (dir.), L’Ukraine, nouvel acteur du jeu international, Bruxelles : Bruylant, p. 283-302.
  • 12. Daubenton, Annie. 2019. « Les échéances démocratiques en Ukraine : une société entre les réformes et la guerre », in A. de Tinguy (dir.), Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2018. Les Etudes du CERI, n° 241-242.
  • 13. Shukan, Ioulia. 2016. Génération Maïdan : vivre la crise ukrainienne. La Tour d’Aigue : Éditions de l’Aube.
  • 14. Goujon, Alexandra. 2021. L'Ukraine : de l'indépendance à la guerre. Paris : Cavalier bleu, p. 116.
  • 15. Фонд «Демократичні ініціативи» імені Ілька Кучеріва. 2019. Громадянське суспільство в Україні: погляд громадян https://dif.org.ua/article/gromadyanske-suspilstvo-v-ukraini-poglyad-gro...
  • 16. Фонд «Демократичні ініціативи» імені Ілька Кучеріва. 2018. Опитування громадської думки для оцінки змін в обізнаності громадян щодо громадських організацій та їхньої діяльності https://dif.org.ua/uploads/pdf/11840830095b58982de29a54.07265026.pdf
  • 17. Granovetter, Mark. 1973. “The Strength of Weak Ties.” American Journal of Sociology 78(6), p. 1361 et 1378; sur l’efficacité des “liens faibles” dans différents contextes, voir aussi Krämer, Nicole et al. 2014. “Let the weakest link go! Empirical explorations on the relative importance of weak and strong ties on social networking sites.” Societies 4(4): 785–809; Larson, Jennifer. 2017. “The weakness of weak ties for novel information diffusion.” Applied Network Science 2(1): 14-29; Fronczak, Agatha et al. 2022. “Scientific success from the perspective of the strength of weak ties.” Scientific reports 12(5074); voir aussi les articles de Yakubovich Valery et Hyun-soo Kim, Harris cités dans les deux notes suivantes.
  • 18. Yakubovich, Valery. 2005. “Weak ties, information, and influence: How workers find jobs in a local Russian labor market. ” American Sociological Review 70(3): 408-421.
  • 19. Hyun-soo Kim, Harris. 2017. “Strength of Weak Ties,” Neighborhood Ethnic Heterogeneity, and Depressive Symptoms among Adults: A Multilevel Analysis of Korean General Social Survey (KGSS).” Social Sciences 6(2): 65-81.
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