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01.12.2025

Une fatigue démocratique ?

Alors que la démocratie française semble s'enfoncer dans le marasme, un ouvrage collectif dirigé par Nonna Mayer et Frédéric Gonthier renverse les idées reçues : le problème ne viendrait pas d’un peuple lassé de la démocratie, mais d’élites politiques qui restreignent progressivement les espaces de délibération et de décision. Dans French Democracy in Distress (Springer 2025), les auteurs et autrices montrent que les citoyens restent profondément attachés aux idéaux démocratiques. Face à une « fatigue démocratique » venue d'en haut, l’espoir pourrait se loger dans une refonte de la démocratie « par le bas ».

Votre ouvrage collectif porte sur l’état de la démocratie française. Comment est né ce projet de livre ?

Nonna Mayer : Il s’ébauche au lendemain du scrutin présidentiel de 2022, pour s’achever après les législatives surprise de 2024. Un moment particulier, marqué par une défiance croissante envers la classe politique, l’effondrement des partis de gouvernement et une poussée record des extrêmes. La focale du livre s’est progressivement élargie, en passant d’une analyse des élections à un bilan systématique des dysfonctionnements de la démocratie en France, prise comme un miroir grossissant des maux qui affectent à des degrés divers les vieilles démocraties libérales, à commencer par les Etats-Unis. Au final, c’est un livre de 445 pages, qui rassemble 24 auteurs et autrices et comporte une postface de Larry Bartels, l’auteur de Democracy erodes by the top et dont la lecture nous a beaucoup nourri. Venus de la science politique, de la sociologie, de l’action publique ou de la théorie politique, les auteurs et autrices croisent leurs regards pour répondre à la même question : où va la démocratie française ? 

Frédéric Gonthier : Le contexte politique actuel ouvre une fenêtre d’opportunité intéressante pour amener des éléments de réponses contre-intuitifs à cette question. Le débat public est aujourd’hui saturé par l’idée que les Françaises et les Français seraient lassé.es des valeurs démocratiques, en demande d’ordre et de verticalité. La lecture que nous proposons inverse cette perspective : la démocratie ne se dégrade pas par le bas, mais par le haut, par l’accumulation de décisions peu délibérées, par la marginalisation des contre-pouvoirs et par la banalisation des procédures d’exception. Les discours sur le « besoin d’autorité » ou la « tentation illibérale des électeurs » font écran à cela : ils détournent l’attention de la dynamique réellement préoccupante, celle d’élites politiques qui contribuent à restreindre progressivement l’espace du débat, de la contestation et du contrôle citoyen.

Votre livre s’ouvre sur un paradoxe : une démocratie aimée, mais des institutions contestées. Comment l’expliquez-vous ?

F. G. : C’est le cœur de notre diagnostic. Les Français restent massivement attachés aux valeurs démocratiques : dans toutes les enquêtes mobilisées, neuf personnes sur dix environ considèrent que la démocratie est le meilleur système politique. Mais, dans le même temps, près de huit sur dix se disent mal représentées, et une large majorité juge que la démocratie « ne fonctionne pas bien ».  Autrement dit, la supposée « crise » de la démocratie vient moins d’une désaffection populaire que d’un décalage entre les attentes citoyennes et la réponse des gouvernants.

N. M. : Les institutions sont perçues comme inaccessibles, trop verticales, éloignées voire indifférentes aux demandes sociales. Ce sentiment s’est renforcé au fil des crises, pandémie, Gilets jaunes, retraites. L’idée dominante est que les dirigeants n’entendent plus.

Vous parlez d’une « fatigue démocratique » qui viendrait d’en haut. Que voulez-vous dire ?

N. M. : On entend souvent dire que les citoyens « se désintéressent » de la politique. C’est un peu facile. Les élites politiques ont leur part de responsabilité, qui ont multiplié les stratégies de contournement de la délibération : usage répété du 49.3, décisions annoncées sans concertation, procédures participatives sans effets concrets. Quand on organise une Convention citoyenne, qu’on la félicite pour son travail, puis qu’on évacue l’essentiel de ses propositions, cela laisse une trace durable. Le problème n’est pas de participer c’est d’être entendu, c’est de compter.

F. G. : Cette absence d’écoute est structurelle. La Ve République a été pensée autour d’un exécutif fort. Mais cet équilibre a été poussé jusqu’à l’excès : la présidentialisation du régime a marginalisé le Parlement, fragilisé les corps intermédiaires et rendu les dispositifs participatifs cosmétiques. Quand l’architecture institutionnelle empêche le dialogue, la société parle ailleurs : dans la rue, sur les réseaux sociaux, ou par le vote protestataire.

Justement, votre livre montre que le vote populiste n’est pas un rejet de la démocratie mais une façon d’en réaffirmer certains principes. Comment l’expliquez-vous ?

F. G. : Les citoyens qui votent pour les partis populistes, de gauche comme de droite, ne demandent pas moins de démocratie. Ils en attendent au contraire plus : un pouvoir qui rende des comptes, qui ne décide pas à leur place, des institutions ancrées dans la société réelle. Les partis populistes ont su capter ce désir de souveraineté populaire, qui s’exprime notamment dans le soutien massif au référendum d’initiative citoyenne, plus marqué aux deux extrêmes du champ politique.

N. M. : Il faut sortir de l’idée simpliste selon laquelle les électeurs populistes seraient foncièrement « antidémocrates ». Nos données montrent plutôt qu’ils rejettent la façon dont la démocratie fonctionne aujourd’hui, qu’ils se défient des élites en place, qu’ils sont preneurs de réformes. Ainsi le soutien à un gouvernement où la prise de décision reviendrait à des citoyens ordinaires tirés au sort, va de pair avec une plus forte probabilité de voter pour Marine Le Pen, tandis que paradoxalement la demande d’un leader autoritaire ne se souciant ni du Parlement ni des élections diminue cette probabilité. 

Justement, votre livre montre que le vote populiste n’est pas un rejet de la démocratie mais une façon d’en réaffirmer certains principes. Comment l’expliquez-vous ?

F. G. : Les citoyens qui votent pour les partis populistes, de gauche comme de droite, ne demandent pas moins de démocratie. Ils en attendent au contraire plus : un pouvoir qui rende des comptes, qui ne décide pas à leur place, des institutions ancrées dans la société réelle. Les partis populistes ont su capter ce désir de souveraineté populaire, qui s’exprime notamment dans le soutien massif au référendum d’initiative citoyenne, plus marqué aux deux extrêmes du champ politique.

N. M. : Il faut sortir de l’idée simpliste selon laquelle les électeurs populistes seraient foncièrement « antidémocrates ». Nos données montrent plutôt qu’ils rejettent la façon dont la démocratie fonctionne aujourd’hui, qu’ils se défient des élites en place, qu’ils sont preneurs de réformes. Ainsi le soutien à un gouvernement où la prise de décision reviendrait à des citoyens ordinaires tirés au sort, va de pair avec une plus forte probabilité de voter pour Marine Le Pen, tandis que paradoxalement la demande d’un leader autoritaire ne se souciant ni du Parlement ni des élections diminue cette probabilité. 

Plusieurs chapitres de l’ouvrage que vous avez codirigé analysent également l’évolution sociale du malaise démocratique. Quelles sont ses racines profondes ?

N. M. : La crise démocratique est largement sociale. Le sentiment d’être ignoré ou méprisé par les institutions, tout comme la tentation de s’abstenir, sont inversement proportionnels au niveau de diplôme, de revenu, de sécurité économique. C’est chez ces « perdants de la représentation démocratique » que la demande de réforme radicale comme le référendum d’initiative citoyenne ou, plus radicale encore, de tirage au sort, est aussi la plus forte. 

F. G. : La France est marquée par une désaffiliation partisane croissante:  60 % des Français ne se sentent proches d’aucun parti selon la vague 2023 de l’ESS. On observe aussi une hausse des sentiments négatifs à l’égard des partis, même modérés, qui s’exprime dans l’affirmation qu’on ne voterait « en aucun cas » pour eux. Et ce rejet ne touche plus seulement les populations socialement et culturellement défavorisées, il gagne les nouvelles générations, même diplômées. Les mécanismes traditionnels de représentation en sont affaiblis, et la volatilité électorale renforcée. Mais ces déçus des partis n’abandonnent pas la politique pour autant. Ils cherchent d’autres cadres d’identification et d’expression, sur des enjeux, concrets, ponctuels, de proximité, plus motivants.

Votre livre fait état d’une dynamique mondiale d’érosion démocratique. La France est-elle en train de suivre ce mouvement ?

F. G. : Oui, mais à sa manière. Dans de nombreuses démocraties libérales, on observe une érosion progressive, souvent silencieuse : concentration des pouvoirs, restrictions des droits, affaiblissement des contre-pouvoirs. La France n’y échappe pas. Ce n’est pas un effondrement brutal, mais une dégradation fragmentée, faite de petites entorses répétées. L’usage banalisé de procédures dérogatoires au droit commun en est un symptôme. La littérature comparative montre qu’il est rare qu’une démocratie bascule d’un seul coup dans l’autocratie. La tendance internationale est d’ailleurs celle d’une autocratisation intensive plutôt qu’extensive : les régimes déjà autoritaires se durcissent, notamment en Afrique subsaharienne. 

N. M. : Cette érosion est d’autant plus préoccupante qu’elle s’accompagne d’un affaiblissement des corps intermédiaires. Les syndicats sont fragilisés, des associations mises sous pression politique ou financière. L’indépendance des médias est compromise tant par la précarisation du métier de journaliste que par la concentration capitalistique du secteur et sa droitisation sous l’influence croissante du groupe Bolloré, accroissant le décalage avec les attentes citoyennes. Le problème n’est pas tant l’absence de contre-pouvoirs que leur délégitimation progressive. C’est d’autant plus inquiétant que les associations et les ONG montrent que la démocratie peut se réinventer par le bas, sans attendre la grande réforme institutionnelle qui n’arrive jamais.

Votre livre se termine sur un scénario d’avenir. À quoi ressemblerait une démocratie française refondée ?

N. M. : Elle serait assurément plus sociale. On ne répare pas la démocratie si on laisse les inégalités se creuser. La confiance ne revient pas seulement par des ajustements institutionnels: encore faut-il que les citoyens sentent que les institutions les protègent, les respectent, les incluent. La démocratie est un « ethos » qui ne se réduit pas aux élections, son apprentissage commence à l’école, et se prolonge au quotidien : au travail, au sport….  La principale conclusion du livre est que les Français ne sont pas fatigués de la démocratie. Ils sont fatigués d’une démocratie qui ne tient plus ses promesses, ils veulent la reprendre en mains. On est à un tournant.

F. G. : Une démocratie refondée serait aussi plus hybride institutionnellement. Les innovations démocratiques les plus efficaces enchaînent délibération et décision : des assemblées citoyennes suivies d’un référendum, ou des budgets participatifs intégrant de vraies phases délibératives.

Finalement, êtes-vous optimistes ?

N. M. : Prudemment. Parce que les tendances sont préoccupantes, mais que des capacités de résistance existent. Les citoyens ne sont pas résignés, ils restent profondément attachés aux idéaux démocratiques, ils attendent des réformes. Ce besoin de réforme s’impose d’autant plus que la période récente a été marquée par une répression policière visible lors des mobilisations sociales et par un style d’exercice du pouvoir souvent perçu comme arrogant et distant, notamment au sommet de l’État.

F. G. : On peut aussi être optimiste parce que quelque chose s’invente déjà par le bas, dans les associations, les mobilisations sociales, les expérimentations participatives, les attentes très fortes de souveraineté populaire… L’avenir dira s’il faut inventer des formes plus offensives de résistance citoyenne, qui seraient de l’ordre du « démosabotage » pour reprendre le terme d’écosabotage venu récemment enrichir le répertoire d’actions des activistes du climat. A notre échelle d’universitaires, cela passe par une résistance critique aux cadrages dominants sur la « fatigue démocratique » ou la « demande d’autorité ». C’est une manière de nommer correctement les processus à l’œuvre pour contribuer à mieux les endiguer.