n° 70 | Photographie et mémoire dans la BD | Isabelle Delorme

            La bande dessinée et la photographie ont en commun d’émerger au début du 19e siècle en donnant forme à l’imaginaire de leurs auteurs.  Isabelle Delorme, qui prépare à Sciences Po une thèse de doctorat sur les récits mémoriels historiques dans la bande dessinée, évoque le rôle de la photographie dans les albums qui se multiplient depuis les années 2000. Entre récit subjectif et faits objectifs, ils réactivent une mémoire intime selon des codes bien particuliers qu’elle établit. La photographie y joue un rôle majeur, comme elle l’a toujours fait en « authentifiant » le réel.

Laurence Bertrand Dorléac

Pratiques et incursions de la photographie dans les récits mémoriels historiques en bande dessinée

Isabelle Delorme

Une histoire à écrire

            La bande dessinée et la photographie sont des arts de l’image et de l’imaginaire, nés dans la première moitié du XIXe siècle. Cette proximité conduit à s’interroger sur la place qu’occupe la photographie dans les albums, en particulier dans les récits mémoriels historiques, un nouveau genre de bande dessinée en développement depuis les années 2000, fondé sur la mémoire personnelle d’un auteur (Marjane Satrapi-Persepolis1) ou sur la mémoire de quelqu’un qui lui est extrêmement proche (Art Spiegelman-Maus2.) Ces récits subjectifs mais où la véracité des faits racontés est essentielle, s’appuient sur la volonté de partager une mémoire, se réfèrent à un épisode historique précis appartenant souvent au XXe siècle et se situent dans des espaces géographiques identifiés. Ils concernent une mémoire intime, presque exclusivement personnelle et/ou familiale, exceptionnellement amicale, et ont en commun des spécificités textuelles et graphiques.

Fig. 1. Marcelino Truong, Une si jolie petite guerre, Saigon 1961-63, p.261, © Denoël Graphic.

Fig. 1. Marcelino Truong, Une si jolie petite guerre, Saigon 1961-63, p.261, © Denoël Graphic.

Une présence fréquente et protéiforme de la photographie dans les récits mémoriels historiques en bande dessinée

On trouve dans ces albums la reproduction de photographies argentiques anciennes, presque toujours en noir et blanc, y compris lorsqu’il s’agit de bandes dessinées réalisées en couleur. Les photographies insérées dans ces récits sont très souvent des portraits individuels, en pied ou en buste, mais il peut s’agir de portraits collectifs représentant un groupe familial, comprenant un nombre restreint de personnes, souvent la parentèle proche, frères et sœurs, parents, etc. Marcelino Truong, dans Une si jolie petite guerre, Saigon 1961-633, choisit d’insérer deux portraits photographiques en noir et blanc d’Ho Chi Minh sur des pancartes en sa faveur, dans une case dessinée en couleur et représentant des manifestants de la gauche occidentale. Ce procédé permet à l’auteur d’avoir une représentation exacte du leader vietnamien.
Il y a également dans ces récits des photographies numériques récentes. Dans La fantaisie des Dieux, Rwanda 19944, Hippolyte et Patrick de Saint Exupéry introduisent dans un album en couleur des photographies en noir et blanc prises en 2013, une façon de matérialiser le passé et d’effectuer un retour en arrière sur les événements du génocide rwandais en 1994, dont Patrick de Saint Exupéry avait été le témoin.
            Par ailleurs, les photographies sont fréquemment redessinées dans les albums. Ce sont alors des clichés argentiques anciens, restitués le plus fidèlement possible, souvent représentés tenus par le pouce avec un cadre dentelé et commentés par la personne qui les tient en main. Le dessin peut avoir été réalisé explicitement d’après photographie : lorsque le lecteur regarde la planche, il ne peut alors pas douter se trouver en présence d’un cliché numérique modifié à l’aide d’un logiciel de retouche, de traitement et de dessin assisté par ordinateur. C’est le cas dans les premières pages de L’enfance d’Alan5 d’Emmanuel Guibert, où le lecteur est embarqué par l’auteur sur les autoroutes de Californie, en direction de Pasadena et d’Hollywood. La référence à la photographie peut aussi être implicite dans le dessin, lorsque celui-ci a manifestement été construit selon une photographie mais qu’aucun élément ne l’indique formellement. C’est la précision des vignettes et la confrontation avec une photographie des événements dessinés qui permet de certifier le recours au medium.

Enfin, le positionnement des photographies varie selon les albums. Les clichés peuvent se trouver à l’intérieur du récit. Dans ce cas, soit la photographie est isolée dans une planche dessinée soit elle occupe une planche entière. La totalité de la page est alors couverte par une seule photographie ou bien par une accumulation de clichés à la manière d’un pêle-mêle. Lorsque les photographies sont redessinées, elles sont insérées à l’intérieur du récit mémoriel. Les clichés extérieurs au récit se situent souvent au début de l’album, comme un incipit photographique. Il s’agit alors d’un portrait individuel montrant le héros du livre c’est-à-dire la personne dont l’histoire est narrée, avant que l’on ne découvre sa représentation dessinée. Dans d’autres cas, un addenda constitué de notes et de photographies (jusqu’à douze clichés dans Nous n’irons pas voir Auschwitz6 de Jérémie Drès) est ajouté à la fin de l’album et complète certains aspects du récit mémoriel.

L’insertion de photographies est quasiment systématique dans les récits mémoriels historiques, sous diverses formes, un phénomène que nous n’observons pas autant dans d’autres types d’œuvres en bande dessinée, en particulier de fiction. L’utilisation visible de la photographie dans les albums relève toujours d’une démarche artistique spécifique. Ainsi, Emmanuel Guibert est-il le scénariste et dessinateur du Photographe7, un album exceptionnel entre bande dessinée et photojournalisme sur une mission de Médecins Sans Frontières en 1986 durant la première guerre d’Afghanistan. Cet album mêle de façon unique le dessin et des centaines de clichés, présents à l’unité ou sous la forme de planches contacts, lesquels occupent une ou plusieurs cases par page, parfois la page entière. Dans un autre registre, Dave McKean réalise des albums où peuvent se mêler dans une même planche, le dessin, la photographie couleur, le collage de documents ou bien encore des pages de journaux, grâce à l’utilisation de l’outil informatique et en particulier du logiciel Photoshop.

Ceci nous amène donc à penser que l’utilisation du médium photographique dans les récits mémoriels historiques en bande dessinée correspond à plusieurs nécessités.

Fig. 2. Hippolyte Patrick de Saint-Exupéry, La fantaisie des Dieux, Rwanda 1994, p.49, © Les Arènes.

Fig. 2. Hippolyte Patrick de Saint-Exupéry, La fantaisie des Dieux, Rwanda 1994, p.49, © Les Arènes.

La photographie occupe des fonctions d’attestation, de mémoration et d’aide à la création dans les albums

            Un dessin ne peut attester que des objets ont été disposés tels qu’il nous les présente ni que le dessinateur n’ait jamais été face à ceux-ci. Au contraire, l’image qui résulte de la pratique photographique atteste ces deux faits, ce qui nous est rappelé par Roland Barthes dans La chambre claire : « le noème de la photographie est simple, banal ; aucune profondeur : ‘ Ca a été.’ »
La photographie prend part à la mémoration de l’histoire individuelle et collective. Lorsque cette technique est employée dans un album, elle participe au renforcement de la fonction mémorielle et augmente le rapport à l’intime et au passé du récit. En effet, l’auteur cherche avant tout à garder mémoire de la vie d’un de ses proches, or donner à voir la représentation photographique de celui-ci au lecteur, c’est partager avec autrui la réalité de cette existence et augmenter en quelque sorte sa surface mémorielle. Par ailleurs, comme ces histoires individuelles racontent une part de notre histoire contemporaine, l’insertion de clichés photographiques témoignant de faits en rapport avec les évènements du XXe siècle augmente notre capacité à les mémorer.
La photographie occupe également une fonction d’aide à la création dans les albums, une pratique constatée dès la deuxième moitié du 19e siècle, puisque bon nombre de dessins gravés sont réalisés d’après photographie. Cette tendance s’est accentuée au XXe siècle et, à l’instar d’Hergé et plus récemment de Jacques Tardi, bien des auteurs possèdent des archives photographiques très importantes dont ils se servent pour leur travail créatif. Depuis, la pratique numérique a accentué le recours à la photographie, lequel est le plus souvent dissimulé, comme le remarque Thierry Groensteen. En effet, le document photographique est converti à l’ordinateur en dessin, jusqu’à ce qu’on ne soupçonne plus l’utilisation du médium. Un grand nombre d’auteurs actuels, comme Marcelino Truong, se constituent une banque de données photographiques découvertes sur Internet et qu’ils exploitent en fonction des scènes qu’ils souhaitent dessiner.
La photographie est un médium très présent dans les récits mémoriels historiques en bande dessinée, bien davantage que la peinture. Cette présence importante de la photographie s’explique par la forte capacité du medium à attester et à mémorer les faits, en particulier dans les événements historiques traumatiques et spécialement dans le cas de la Shoah. Elle ne s’explique pas par une démarche artistique centrée sur la photographie, même si l’intégration des photographies dans les albums fait l’objet de la part des auteurs d’un véritable choix artistique. Par ailleurs, depuis l’apparition du numérique, les frontières sont brouillées entre dessin et photographie et un dessinateur peut désormais produire des images très proches de la réalité. Il y a une relative homogénéité de traitement des images par les auteurs : comme les dessins, les photographies, qu’elles soient reproduites à l’identique ou redessinées, sont accompagnées de textes, lesquels peuvent corroborer les clichés. La multiplicité des images, c’est-à-dire l’ajout de photographies aux dessins dans les récits mémoriels historiques en bande dessinée, permet de densifier le souvenir et la mémoire des faits narrés.


Notes

1 Marjane Satrapi, Persepolis, l’Association , 4 volumes 2000-2003.

2 Art Spiegelman, Maus, 1986-1991, Paris, Flammarion, 2 tomes.

3 Marcelino Truong, Une si jolie petite guerre, Saïgon 1961-63, Denoël Graphic, 2012.

4 Hippolyte, Patrick de Saint-Exupéry, La fantaisie des Dieux, Rwanda 1994, Les arènes, 2014.

5 Emmanuel Guibert, L’enfance d’Alan, l’Association, 2012

6 Jérémie Drès, Nous n’irons pas voir Auschwitz, Cambourakis, 2011.

7 Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre, Frédéric Lemercier, Le Photographe, Paris, Dupuis, 2003-2006, trois tomes, 2008 intégrale.

Bibliographie

Roland BARTHES, La chambre claire, note sur la photographie, pp. 14-15, Le Seuil-Gallimard-Cahiers du cinéma, 1980.

Pierre-Alban DELANNOY, Maus d’Art Spiegelman, bande dessinée et Shoah, Paris, L’Harmattan, 2002.

Thierry GROENSTEEN, entrée photographie, Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, neuvièmeart2.0, revue en ligne de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image.

Marianne HIRSCH, Family frames, photography narrative and postmemory, Harvard University Press, 1997, nouvelle édition en 2012.


Professeur agrégé, Isabelle Delorme prépare actuellement une thèse d’histoire contemporaine à Sciences Po sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac. Elle s’intéresse à la façon dont l’histoire est relatée et mise en images par la bande dessinée, en particulier dans le cadre du génocide arménien et de la Shoah. Elle travaille à définir un nouveau type de production écrite et iconique, le récit mémoriel historique en bande dessinée, et à déterminer quel peut être l’apport de ce genre de récit dans la représentation de faits historiques contemporains s’étant déroulés du début des années 1930 jusqu’à nos jours.

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