Analyses

Politique Publiques - Economie Politique

Écrit par Pierre-Louis Mayaux   

Amérique Latine : Les réformes économiques en question

Les années 1980 et 1990 ont été le théâtre de réformes économiques d'inspiration libérale d'ampleur considérable. Le terme de « Consensus de Washington » a fait florès pour désigner la convergence des nouveaux agendas de la région. Celui-ci renvoie aux dix principes édictés en 1989 par l'économiste John Williamson, principes censés être partagés par l'administration du Trésor, le Congrès américains, la Banque Mondiale et le FMI, et servir de cadres régulateurs aux programmes publics des Etats en développement : discipline budgétaire ; orientation des dépenses publiques autant vers la croissance économique que la répartition équitable des revenus; réformes fiscales visant à élargir l'assiette fiscale et à garantir des taux maximaux d'imposition faibles ; libéralisation des marchés financiers ; création d'un taux de change stable et compétitif ; libéralisation du commerce; abolition des barrières à l'entrée sur le marché et libéralisation des investissements internationaux; privatisations; déréglementation; protection de la propriété privée.

Ces politiques ont été menées selon des ampleurs, des rythmes et des modalités différentes suivant les pays. Pour ne considérer que l'exemple des privatisations, et sans même mentionner le cas chilien, le contraste est remarquable entre des pays comme la Bolivie, l'Argentine ou le Pérou, où le montant cumulé des privatisations représentait en 1999 entre 8 et 20% du PIB, et d'autres comme l'Uruguay ou le Costa Rica n'ayant quasiment pas expérimenté de privatisation. Pourtant, au-delà des disparités nationales, les réformes économiques entreprises depuis une vingtaine d'années ont entraîné partout des modifications profondes dans les principes et les modes de conduite de l'action publique, et ont été porteurs d'effets politiques, sociaux et institutionnels majeurs.

Sur un plan empirique, les analyses développées dans cette rubrique visent d'abord à mettre à la disposition du public francophone des données jusque là dispersées et peu accessibles. Elles ont également pour ambition de développer une base de données propre.

Sur un plan analytique, elles visent à fournir des clefs de lecture pour les politiques économiques menées dans la région, à analyser leurs effets sur les modalités de conduite de l'action publique et à mettre au jour leurs enjeux politiques, sociaux et institutionnels. Il s'agit, outre d'évaluer les changements induits par deux décennies de réformes, d'insister sur les défis actuels dans la formulation des stratégies économiques, et de dégager les nouvelles priorités qui apparaissent après les décennies néo-libérales en matière de politiques fiscales, de retraites, de soutien aux infrastructures et à l'innovation, ou de diversification.

Les axes d'analyse

Les différentes problématiques abordées par les contributions peuvent se ranger en cinq grandes catégories, reliées à l'analyse des politiques publiques comme à l'économie politique des réformes.

Un premier champ d'étude concerne la compréhension des déterminants des réformes économiques. Il s'agit d'aller plus loin que les lectures étroitement économiques et financières qui font de la libéralisation ou des privatisations le résultat quasi-mécanique des mauvaises performances économiques, de l'augmentation de la dette publique ou de la nécessité de transférer des ressources nationales vers les politiques sociales. Outre les déterminants politiques classiques (puissance de l'exécutif, orientation politique des gouvernants, degré de polarisation politique, nombre de points de veto) il convient d'accorder une place particulière aux phénomènes de diffusion et de transfert, dont les politiques d'ajustement structurel impulsées par les institutions financières internationales ne constituent que le versant les plus médiatisé.

Un second objectif transversal consiste à évaluer l'impact redistributif des réformes. La notion de redistribution doit être ici entendue au sens large, au croisement de l'économique et du politique : redistribution des ressources économiques et de pouvoir (en termes de capacité d'influence sur la formulation des politiques publiques). Il s'agit de voir qui sont les gagnants et les perdant des réformes, et si les gains et les pertes sont les mêmes selon les secteurs et les pays.

La question de la redistribution économique impose d'étudier l'impact des réformes sur le niveau de pauvreté, la structure des inégalités et l'emploi. Elle invite à prêter une attention particulière aux performances des services publics privatisés (prix, qualité et couverture), en fonction des différentes catégories d'usagers. L'électricité, les télécommunications, l'eau ou les transports sont de ce point de vue des secteurs qui méritent une attention privilégiée.

La question des capacités d'action renvoie quant à elle à la manière dont les réformes entreprises redistribuent l'influence des acteurs et des organisations sociales sur les politiques publiques : syndicats, organisations des milieux d'affaire, associations de consommateurs, etc. Par exemple, dans quelle mesure peut-on dire que l'ouverture économique ébranlé les organisations commerçantes traditionnelles, organisées sur une base sectorielle (gremios), et renforcé les grands groupes économiques nationaux ?

Un troisième champ d'investigation concerne le lien entre les réformes inspirées du Consensus de Washington et la consolidation de la démocratie dans la région. Vaste question qui peut se subdiviser en deux volets. Il s'agit d'une part de voir la manière dont les répercussions des réformes affectent la confiance vis-à-vis des institutions représentatives traditionnelles : partis politiques et différents échelons de gouvernement. Le second volet concerne la participation politique, et les effets des réformes en termes de politisation et de participation. Cette question recèle d'autant plus d'enjeux que le Consensus de Washington est éminemment ambigu sur la question de la participation politique. D'un côté, des réformes impopulaires sont encouragées, qui doivent être menées avec ou sans l'accord des citoyens. De l'autre, le processus de réforme s'accompagne de la valorisation de la « société civile » et, dans la plupart des pays d'Amérique Latine, de politiques visant à accroître la participation citoyenne. Dans de nombreux pays, on a en fait surtout vu se constituer une politisation par rejet des politiques mises en œuvre.

Un quatrième axe d'analyse concerne les transformations institutionnelles provoquées par les réformes. Outre les redécoupages ministériels, la multiplication des agences de régulation indépendantes (banques centrales, autorités de régulation sectorielles) constitue à l'évidence un phénomène de portée majeure. Le thème du passage d'un Etat producteur à un Etat régulateur mérite d'être soigneusement étudié. Il s'agit aussi bien d'analyser les dispositifs de régulation que leurs pratiques concrètes et leur impact redistributif.

L'enjeu théorique majeur est ici de s'interroger sur les particularités institutionnelles du capitalisme latino-américain, et de voir dans quelle mesure ces spécificités se trouvent renforcées ou au contraire amendées par les réformes. Les systèmes de financement des entreprises, les relations entre employeurs et employés, les modes de fixation des salaires et des conditions de travail, les modalités de transfert technologique et les formes de la gouvernance d'entreprise dressent-ils les contours d'une variété régionale de capitalisme ? La question est décisive pour la portée de l'approche par les variétés de capitalisme, comme elle l'est, d'une manière essentielle, pour les usages du néo-institutionnalisme sur le continent latino-américain. Le contexte institutionnel en Amérique Latine est souvent caractérisé comme plus fluide et moins formalisé que celui des Etats capitalistes développés. L'économie politique de la région constitue donc un test crucial pour évaluer la pertinence, au-delà de ses frontières d'élaboration, du courant dominant actuellement les sciences politiques européennes et nord-américaines.

Enfin, une dernière ligne de réflexion concerne le sens et l'avenir des politiques économiques dans la région. A un premier niveau, il s'agit de voir dans quelle mesure les réformes entreprises ont généré une convergence entre les pays, aux niveaux des performances économiques et sociales comme des instruments de l'action publique.

De manière encore plus actuelle, il s'agit de s'interroger sur l'existence d'un moment post-libéral en Amérique Latine, marqué par le retour de politiques hétérodoxes dans certains pays (en Argentine, en Bolivie ou au Venezuela) ; par le soutien plus marqué des institutions financières internationales aux politiques d'éducation, de santé, de développement des infrastructures et de soutien à l'innovation ; et par le rejet grandissant dont fait l'objet le modèle libéral auprès des populations du continent.

Dans le traitement de ces différentes problématiques, les analyses développées au sein de cette rubrique invitent à porter un regard à la fois élargi et contrasté sur les processus politico-économiques du continent. Il s'agit notamment de mettre en évidence que la vague de réformes des vingt dernières années ne saurait se lire comme un processus univoque de retrait de l'Etat, ce qu'atteste l'augmentation continue, dans de nombreux pays, de la part des dépenses publiques dans les PIB. Il s'agit également de décloisonner l'analyse des politiques économiques en explorant plus systématiquement la relation entre les politiques de réformes d'inspiration libérale et d'autres politiques telles que la décentralisation, les politiques de participation ou les politiques sociales. Il s'agit enfin de désagréger des notions qui sont trop facilement confondues, ou perçues comme complémentaires, par exemple en montrant les spécificités du processus de privatisation par rapport à celui de la libéralisation du commerce extérieur, ou encore en mettant en lumière les modalités variées d'incorporation du secteur privé, qui sont loin de se réduire pas au transfert d'actifs qui caractérise les privatisations classiques.

 

Pour en savoir plus:

Retour en haut de page