Le monde en 2030 - Le Sahel en ébullition ?

Claire Meynial, avec la contribution de Luis Martinez

08/01/2020

ÉPISODE 2. L'opération Serval aura été un succès en 2013. Mais depuis, la situation ne cesse de se détériorer au Sahel. En partenariat avec Sciences Po Ceri.

La fin de l'année 2019 dans le Sahel a été une série noire : le 1er novembre, à Indelimane, une attaque revendiquée par l'EI a tué 49 soldats maliens. Le 2 décembre, 38 personnes étaient assassinées au Burkina Faso, dans la pire offensive depuis 5 ans. Le 10 décembre, c'était le Niger qui subissait ses plus lourdes pertes, 71 morts à Inates. Une série d'attaques meurtrières à laquelle il faut ajouter la collision, le 25 novembre, de deux hélicoptères français, qui poursuivaient des terroristes du groupe État islamique au Grand Sahara, dans le Liptako. Le bilan est de treize morts, des soldats d'unités d'élite.

Tous ces événements sont survenus dans la région « des trois frontières », entre Mali, Niger et Burkina Faso. Six ans après l'engagement de la France au Mali, applaudie pour avoir stoppé l'offensive djihadiste dans le nord du pays, comment la situation sécuritaire dans le Sahel a-t-elle pu se dégrader à ce point, avec des attaques de plus en plus ambitieuses, coordonnées et meurtrières ? Une amélioration est-elle possible ? Selon Luis Martinez, directeur de recherche au Ceri sur le Maghreb et le Proche-Orient, l'espoir est mince et ne peut pas venir de Barkhane, l'opération française qui a succédé à Serval en août 2014. « La réponse est seulement militaire et il est quasi impossible qu'elle soit opérationnelle, parce que l'ennemi est sociétal. Nous n'avons pas de proposition stratégique pour aider ces populations à vivre ensemble, de façon pacifique. » L'inadéquation du dispositif (qui, du fait d'être français, alimente les rancoeurs) provient d'une analyse insuffisante de la crise. Car son origine est plus profonde que les explications économiques ou religieuses qu'on lui donne.

On pensait le Sahel immunisé au djihadisme grâce à son pluralisme religieux

« Un boulevard s'est ouvert devant les groupes djihadistes dans la région, à cause de plusieurs facteurs, analyse Luis Martinez. D'abord, les États sont quasi inexistants dans de grandes parties du territoire. » Cette partie du problème est connue, c'est le cas du bassin du lac Tchad, par exemple au Niger, près de Diffa, où les populations ont un sentiment d'abandon de la part des autorités, dont elles ne voient des représentants que pour les racketter. Non seulement les attaquants, à moto, se fondent dans la population, une fois les attaques perpétrées, mais en plus, ils sont le produit d'une société révoltée par la défaillance de ses infrastructures, des services comme la santé et l'éducation, et un sentiment d'injustice.

« L'autre facteur, poursuit Luis Martinez, est plus discutable et soulève des interrogations. Ces groupes djihadistes véhiculent une idéologie nouvelle dans la région, de la lutte contre les infidèles. On la connaissait en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, dans le Caucase ou en Afghanistan, en Asie du Sud-Est, pas en Afrique subsaharienne que l'on pensait immunisée grâce à sa tradition de tolérance et de pluralisme religieux. » C'est le discours que l'on entend au Mali, où les confréries soufies ont longtemps été vues comme un rempart contre le wahhabisme. Pourtant, cette idéologie de « lutte contre les mauvais musulmans et les États laïcs impies » a prospéré et a été reprise par ce que Martinez appelle les « entrepreneurs de la violence ». Ce sont les prêches de Mohammed Yussuf dans le nord du Nigeria, à Maiduguri, puis de son successeur Abubakar Shekau, c'est Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), les groupes islamistes de la région du Gourouma, au Burkina Faso. Tous sont en perpétuelle recomposition.

Ainsi, l'État islamique au Grand Sahara, qui a revendiqué l'attaque du 10 décembre au Niger et est actif dans la région de Tillabéri, est-il issu d'Al- Mourabitoune. Ce groupe résulte de la fusion, en 2013, des Signataires par le sang de Mokhtar Belmokhtar avec le Mujao (Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest), qui, en 2011, a rassemblé des Arabes maliens de la région de Gao. En 2015, l'un des commandants d'Al-Mourabitoune, Adnane Abou Walid al-Sahraoui, fait allégeance à l'État islamique et crée l'EIGS. Ces groupes s'enracinent dans des conflits ethniques et locaux, mais l'idéologie est commune. « Les États postcoloniaux sont illégitimes, le système laïc est une infamie, de même que le colonialisme qui perdure », décrit Martinez. Sur les rivalités millénaires, par exemple entre Peuls et Touaregs pour l'accès aux pâturages, se greffent ces conflits qui n'étaient pas religieux, sur des populations vulnérables. « Ce sont les Peuls, les Kanuri, les Mossis, qui se sentent marginalisés vis-à-vis des communautés majoritaires. On leur vend l'idée du combat pour faire renaître les grands empires, les califats », comme le Kanem-Bornou, dans la région du lac Tchad, du VIIIe au XIXe siècle.

La narration des groupes djihadistes est que la situation résulte du colonialisme et du postcolonialisme, qui a gardé ses frontières. Ils deviennent opérateurs économiques, instaurent un semblant de système et protègent ceux qui sont avec eux. Dans ce contexte, l'intervention française, publiquement motivée par le désir d'empêcher les migrants africains d'arriver en Europe, n'a aucune chance de susciter la coopération des populations locales. « C'est d'une irresponsabilité totale ! dénonce Martinez. Si nous défendons nos intérêts, pourquoi nous aideraient-ils ? Nous sommes incapables de leur expliquer pourquoi nous sommes là. À court terme, il y a de très fortes chances qu'on échoue. »

Renouer le dialogue, mission impossible ?

Quels sont les scénarios possibles ? Le général Lecointre, chef d'état-major des armées, a dit qu'il ne voyait pas de résolution possible « avant dix ou quinze ans ». Or, la perspective d'un retrait de la France n'est guère réaliste, même s'il est tentant, puisqu'à raison de 500 millions d'euros par an, avec 4 500 hommes sur place, « en vingt ans, la facture s'élèverait à dix milliards d'euros, pour quel résultat ? La perte de soldats et de notre crédibilité », estime Martinez. Considérer ces territoires comme perdus, en réduisant la présence de la France, mènerait à « la constitution de bases pour porter la lutte, comme disent les groupes djihadistes, vers l'Afrique du Nord et l'Égypte ». Les États forestiers, plus au sud, seraient aussi menacés. L'autre conséquence est que « cela amènerait les États à mesurer que la menace pèse sur leurs capitales et leur pays "utile", et qu'ils pourraient mobiliser contre elle. Aujourd'hui, le nord du Mali importe peu à Bamako. » Et que dire de Diffa, au Niger, où la blague des fonctionnaires est de raconter qu'on leur a demandé ce qu'ils ont fait de mal pour y être mutés ? La tentation malienne de parler avec l'ennemi est, selon le chercheur, « LA solution ». Le dialogue entamé par un intermédiaire avec Amadoun Koufa, chef de la Katiba Macina qui sévit dans le centre, est très mal vu par Paris et Alger, qui savent qu'il inclura Iyad Ag Ghaly, ancienne figure des rébellions touarègues des années 1990, fondateur d'Ansar Dine et chef du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans, lié à Al-Qaïda.

Mais alors que le Mali reste un État républicain laïc, un État a résolu le problème en devenant une République islamique : la Mauritanie. « Après la lutte antiterroriste des années 2000, ils ont accepté l'islamisation de la société, dès lors que les conversions n'étaient pas forcées et qu'on n'assassinait pas les touristes. » Le cas est lié à la particularité socioculturelle mauritanienne. Mais après les sécheresses des années 1970, alors que la France et le FMI intimaient aux pays dévastés de réduire leurs dépenses, ceux du Golfe sont arrivés en sauveur et ont implanté leurs idées. Les sociétés s'en sont imprégnées, comme l'ont prouvé les manifestations contre le nouveau Code de la famille au Mali. Au-delà de la perspective, toujours aussi peu réaliste, d'un « arc de crise » du Proche-Orient à la Mauritanie, la question se pose de l'évolution de ces sociétés. « Elle poserait, au-delà des chrétiens dont on parle beaucoup, des problèmes à beaucoup de monde, les démocrates, les femmes, les républicains... La question est celle des alternatives djihadistes aux États postcoloniaux, aux frontières, à la laïcité. » Tandis que la France, elle, est vue comme voulant sauver ce qu'elle a créé.

Pour aller plus loin Le Ceri vous propose une sélection d'articles en ligne.

Retour en haut de page