Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi. Entretien avec Laurent Gayer

04/03/2023

A l'occasion de la parution de son livre Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi (CNRS Editions, 2023), Laurent Gayer a répondu à nos questions. Il évoque son accès au terrain, son travail d'enquête et l'évolution du capitalisme dans la capitale industrielle du Pakistan et plus largement son adaptation permanente à la mondialisation qui voit les patrons s’allier aux caïds (voyous, miliciens ou anciens militaires) pour faire régner l’ordre et assurer les profits.

Pouvez-vous nous présenter votre terrain, cette zone industrielle de Karachi au Pakistan où vous avez travaillé et nous dire également comment vous avez travaillé dans un environnement où l’on imagine que vous avez sans doute rencontré certaines résistances ?

Laurent Gayer : Aujourd'hui capitale économique et financière du Pakistan, Karachi s'est industrialisée de manière assez tardive. Jusqu'à la création du Pakistan, en 1947, cette cité portuaire restait avant tout un entrepôt, au carrefour des grandes routes commerciales régionales. L'industrialisation de la ville s'est opérée à marche forcée au cours des années 1950-1960, notamment autour de grands parcs industriels inspirés des Government Trading Estates développés au Royaume-­Uni dans les années 1930 – un prototype de partenariat public­-privé reposant sur le développement public des infrastructures, la fourniture d’usines clés en main et la gestion des affaires administratives de la zone par une société à responsabilité limitée. Situées en périphérie de Karachi, ces zones industrielles se sont historiquement organisées autour de l'industrie textile, fleuron de l'économie nationale et principale source de devises du Pakistan. Depuis les années 2000, on assiste cependant à une diversification de la production, avec notamment une montée en puissance de l'industrie pharmaceutique, autre secteur sur lequel j'ai enquêté de 2015 à 2022. Le paysage industriel varie d'une zone à l'autre mais l'on trouve des éléments récurrents, notamment des usines aux airs d'institutions carcérales, auxquelles fait écho la militarisation de l'espace environnant. Tandis que les murs des usines sont rehaussés de barbelés et de miradors, des gardes armés veillent au grain dans les tours crénelées, peintes façon camouflage, qui se dressent le long des principaux carrefours et axes routiers. 

En dépit de cette sécurisation, il est relativement aisé de se rendre dans les zones industrielles de Karachi et d'y circuler, tout au moins lorsque les pluies de mousson et le trafic routier ne se soldent pas par des embouteillages monstres. De manière générale, j'ai pu enquêter assez librement. A une réserve près : si la plupart des chefs d'entreprise que j'ai approchés ont accepté de partager leur expérience, leur carnet d'adresses et certains documents, je n'ai pas été autorisé à accéder aux ateliers hors de brèves visites étroitement encadrées.  Sans doute l’observation directe des chaînes de production cadrait-elle mal avec la vision que mes interlocuteurs patronaux se faisaient d’une recherche universitaire et correspondait-elle plus, à leurs yeux, au cahier des charges d’auditeurs externes, d’inspecteurs du travail et autres trouble-fêtes, dont ils s’emploient avec constance et imagination à neutraliser les nuisances potentielles. J'ai tenté de surmonter cet obstacle en recourant à d'autres sources sur les rapports sociaux de production et les conflits du travail : entretiens auprès des travailleuses et des travailleurs de l'industrie, jugements des tribunaux professionnels, rapports des labour attachés britanniques et américains ou encore écrits autobiographiques de leaders syndicaux. 

Vous évoquez le retour de la « prédation » au sein du capitalisme. Pouvez-vous nous parler de cette notion, de son histoire et de son « retour » au cours des dernières années ?

Laurent Gayer : La notion de prédation s'est prêtée à des usages extrêmement variés dans les sciences économiques et sociales. Chez les anthropologues, elle désigne l'appropriation, souvent par la violence, de la substance, de l'identité ou de l'énergie d'un autre, humain ou non-humain – une capture qui participe à ce que Philippe Descola appelle « la socialisation de la nature et d'autrui ». Récemment, un autre anthropologue, Michel Naepels, a proposé de revisiter la notion pour « prendre le capitalisme par sa puissance de destruction », au plus près des formes de vulnérabilité engendrées par la surexploitation de l’homme et de la nature. Dans une veine sensiblement différente, des économistes hétérodoxes tels que James Galbraith ont fait de cette notion l'un des éléments centraux de leur critique du capitalisme néo-libéral. Puisant son inspiration chez Thorstein Veblen, qui voyait dans la prédation la marque des guerriers et des chasseurs – ces hommes qui « récoltent ce qu’ils n’ont point semé » et qui défendent leur statut par « force ou fraude » –, Galbraith n'en fait pas moins un usage profondément original de la notion. 

Chez lui, la prédation ne se confond pas à la captation de rentes ou à un phénomène de spoliation. Elle consiste plutôt, de la part d'une coalition de grandes entreprises et d'acteurs politiques servant leurs intérêts, à former l'Etat pour soi-même, en s’appropriant ses ressources matérielles et symboliques tout en le paralysant dans l’exercice de ses fonctions régulatrices. Si cette discussion est jusqu’à présent restée très américano-centrée, l’industrie pakistanaise du textile et de l’habillement démontre que le phénomène n’est pas cantonné aux sociétés les plus anciennement industrialisées. A la tête du plus puissant lobby national, les entreprises dominant ce secteur sont passées maîtres dans l’art de capter les subsides de l’État tout en contenant ses velléités de contrôle et, le cas échéant, en neutralisant ses réformes. L’insertion fructueuse de cette industrie dans les circuits mondialisés de la fast fashion démontre en outre que les logiques prédatrices n’ont rien d’archaïque et incarnent au contraire une modalité très contemporaine des processus de contrôle et d’accumulation capitalistes.

Vous montrez bien comment les forces de police travaillent pour les patrons et les entreprises. Elles contrôlent les travailleurs et préviennent les luttes sociales. La sécurisation va même plus loin puisque certaines pratiques illégales et délinquantes sont comme « autorisées » par la loi elle-même et que les ressources de l’Etat sont captées par les prédateurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce système qui unit forces de coercition et détenteurs du capital ? 

Laurent Gayer : La « contrainte muette » du marché, pour reprendre les termes de Marx, n'a pas mis fin à la coercition extra-économique, pas plus que la revendication d'un monopole de l'usage légitime de la force par les États modernes n'a entièrement désarmé les sociétés. Les possédants – propriétaires fonciers, marchands ou industriels – ont conservé des moyens de coercition physique, sous forme de milices, de nervis ou de polices privées. Autour du capitalisme, dans ses variantes agraires, industrielles ou extractives, se sont structurées différentes formes de commerce de la force. Au travail de sape de ces entrepreneurs de violence au service de la violence des entreprises, spécialisés dans l'intimidation des travailleurs et la répression des syndicats, se cumulent les effets de l'arsenal judiciaire. 

L'appareil coercitif d'Etat – l'armée, la police, la justice – offre des ressources inépuisables pour contenir les luttes sociales. Dans les marges d'interprétation de la loi se niche en outre une myriade de tactiques d'intimidation, tant légales qu'extra-légales. Il faut enfin compter avec ce que Michel Foucault appelle la « gestion différentielle des illégalismes » : le traitement différencié, par l'appareil répressif d'Etat, des écarts à la loi propres aux classes populaires et aux classes possédantes. Le cas de Karachi est à cet égard extrêmement instructif : il donne à voir une vaste étendue de connivences entre détenteurs du capital et spécialistes de la coercition, policiers, militaires, paramilitaires, voyous, militants et nervis de tout poil. Pour autant, ces connivences n'ont jamais abouti à une alliance stabilisée du capital et de la coercition. Cette configuration répressive repose sur un équilibre instable de forces en tension. C'est cette relation d'intimité méfiante entre virtuoses de la violence et détenteurs du capital dont l'ouvrage retrace l'histoire mouvementée. 

Pouvez-vous également nous expliquer comment le capitalisme peut se développer dans un environnement aussi violent et imprévisible ? 

Laurent Gayer : L'une des énigmes qui traverse l'ouvrage est celle d'une économie industrielle dynamique, en croissance continue en dépit d'un état de désordre chronique. Durant trois décennies, de 1985 à 2015 environ, Karachi a été en proie à des conflits meurtriers, d'autant plus perturbants pour l'économie locale que celle-ci était directement ciblée. Les journées « ville-morte » régulièrement décrétées par les forces en présence visaient à obtenir des concessions politiques en prenant l'économie en otage. Les enlèvements d'industriels et les pratiques d'extorsion ont également contribué à instaurer un climat d'insécurité a priori peu propice aux affaires. 

Les industriels de Karachi se sont pourtant accommodés du désordre ambiant. Ils ont appris à s'en protéger, ou tout au moins à en minimiser le coût. De manière plus originale, ils ont noué des partenariats fructueux avec les forces du désordre, en mobilisant les ressources coercitives des partis politiques, des gangs et des groupes jihadistes pour discipliner la main d'œuvre et imposer des rapports de travail toujours plus précaires et autoritaires. Ils ont aussi mis à profit ces relations pour accéder à certaines rentes économiques illicites contrôlées par les belligérants, à l'instar du marché parallèle de l'eau et de l'électricité. Ces rapports fructueux entre forces du désordre et acteurs productifs invitent à reconsidérer l'idée selon laquelle le capitalisme aurait nécessairement besoin de paix et d'ordre pour prospérer.

Existe-t-il des entrepreneurs progressistes ? Peut-on parler d’entrepreneurs progressistes ?

Laurent Gayer : Au sein des milieux patronaux de Karachi, mes principaux points d'entrée ont été des entrepreneurs aux prétentions progressistes, souvent issus des milieux contestataires des années 1960-1970. Venus de la gauche étudiante ou des mouvements communistes clandestins, ces acteurs patronaux cultivent leur différence en offrant de meilleures conditions de rémunération et en défendant des rapports de travail moins ouvertement oppressifs que ceux en vigueur dans le reste de l'industrie. Ils partagent cependant avec le reste du patronat un anti-syndicalisme virulent et un attachement à la flexibilité de l'emploi, afin de conserver la possibilité de licencier sans autre forme de procès tout travailleur suspect de politisation. A la faveur des conflits des dernières décennies, les industriels ont dans leur ensemble développé une méfiance radicale à l'égard des représentants syndicaux et des travailleurs politisés, craignant que ces derniers ne mettent à profit leurs ressources organisationnelles pour extorquer leurs employeurs, fomenter le désordre et plus généralement céder à leur penchant naturel pour l'oisiveté. 

Il y a eu en Allemagne un procès après l’incendie intervenu en 2012 aux Ali Enterprises dans la zone de l’industrie textile de Karachi, catastrophe qui a fait 255 morts et dont vous parlez dans votre ouvrage. A l’issue de ce procès, une nouvelle loi a été adoptée qui est entrée en vigueur en 2023. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Laurent Gayer : Le procès des Ali Enterprises, qui fournit la trame narrative de l'ouvrage, est d'une certaine manière celui de l'économie mondialisée et de son pseudo-régime de régulation. Cette entreprise fabriquait principalement des jeans pour le compte du groupe allemand KiK et venait de se voir décerner un certificat SA 8000 de conformité à diverses normes internationales en matière de sécurité et de droit du travail, normes qui, comme l'enquête n'a pas tardé à le montrer, étaient en réalité allègrement bafouées par les propriétaires de l'usine. Si KiK a fini par indemniser les familles des victimes, sa responsabilité n'a pu être établie devant la justice allemande. Cet incendie industriel – le plus meurtrier de l'histoire mondiale – n'en a pas moins eu un impact considérable en Allemagne et il a précipité l'adoption d'une législation sur le devoir de vigilance des donneurs d'ordre vis-à-vis de leurs fournisseurs. 

La loi allemande adoptée en 2021, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2023, est sensiblement différente de la législation pionnière adoptée dans ce domaine par la France en 2017. Moins que sur l'outil judiciaire, elle repose sur un appareil de contrôle et des possibilités de recours bureaucratiques, étendues aux travailleuses et aux travailleurs tout au long des chaînes d'approvisionnement. En dépit de ces différences, il s'agit d'une nouvelle étape vers un régime coercitif de régulation des chaînes globales de valeur, dans l'attente d'une possible directive européenne. La mobilisation des acteurs citoyens et des ONG défendant le principe d'un devoir de vigilance des entreprises multinationales commence à porter ses fruits. C'est sur cette ouverture des possibles, en matière de défense des droits des travailleurs et de convergence des luttes à l'échelle internationale, que se clôt le livre.

Enfin, dernière question, vous parlez dans votre ouvrage des effets du Covid sur l’industrie du textile de Karachi en évoquant notamment la féminisation de la force de travail, une chose nouvelle pour le Pakistan. Quelles peuvent en être les conséquences ?

Laurent Gayer : Les industriels de Karachi – et ceux du Pakistan de manière générale – sont passés maîtres dans l'art de naviguer en eaux troubles. Ils ont traversé les crises politiques, économiques et sanitaires en parvenant, à chaque fois, à limiter la casse, pour leurs entreprises, tout au moins. Bien souvent, ils ont aussi mis à profit le tumulte ambiant pour imposer de nouveaux rapports de travail et explorer de nouvelles manières de contourner, neutraliser ou instrumentaliser le cadre légal. 

Durant l'épidémie de Covid, ils ont capté les subsides de l'Etat tout en licenciant massivement, en complète contradiction avec leurs engagements. Dans de nombreuses entreprises, ces licenciements ont permis de modifier le profil de la main d'œuvre, dans le sens d'une féminisation. Pour des raisons culturelles, l'industrie pakistanaise – à commencer par le secteur de l'habillement – reste relativement peu féminisée, par contraste avec d'autres pays asiatiques (Thaïlande, Cambodge, Vietnam et même Bangladesh). Les licenciements massifs justifiés par le Covid ont permis à de nombreuses entreprises de se délester de leurs travailleurs masculins au profit d'ouvrières perçues comme plus minutieuses mais aussi plus dociles et plus enclines à accepter des rémunérations inférieures à travail égal. Ces attentes risquent d'être déçues : tout au long de mon enquête, je n'ai cessé de rencontrer des travailleuses déterminées à défendre leurs droits et leur dignité face aux élites délinquantes et à leurs nervis.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Employé d'une société de sécurité privée posté devant une usine textile du Sindh Industrial Trading Estate (SITE). Photo Laurent Gayer, 2022.
Photo 1 : Couverture du livre Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi, CNRS Editions, 2023.
Photo 2 : Famille ouvrière traversant l'un des principaux axes routiers dans la zone industrielle de Korangi. Photo Laurent Gayer, 2015.
Photo 3 : Poste de contrôle des Rangers Security Guards (RSG) en bordure du quartier ouvrier de Zia Colony. Photo Laurent Gayer, 2022.

Retrouvez toutes les photos de Laurent Gayer sur son site
Géographies du capital : le paysage industriel de Karachi

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