La victoire de l’opposition aux municipales est un espoir pour la démocratie turque. Entretien avec Bayram Balci

12/04/2024

Istanbul, Ankara et des dizaines d’autres villes ont changé de bord et ont été remportées par l’opposition et notamment par le Parti républicain du peuple (CHP), grand vainqueur de la soirée. Que penser de cette défaite de l’AKP et comment l’expliquer ?

Bayram Balci : En effet, les résultats de ces élections municipales sont spectaculaires, inespérés pour l’opposition et, à ce titre, historiques. Pour mieux saisir le sens de ce séisme en Turquie, il faut souligner que, la plupart des grandes villes demeurent dans l’opposition, comme Istanbul et Ankara, ou ont été « volées » au pouvoir en place, comme Bursa. Au total, le parti d’Erdogan a perdu le contrôle de treize capitales de province, dont dix sont passées aux mains du Parti républicain du peuple (CHP), principale formation de l’opposition. Or ce changement est lourd de conséquence pour le pouvoir puisque les villes contrôlées par l’opposition sont celles de la Turquie urbaine, moderne, industrieuse. L’AKP se retrouve réduit, cantonné dans les régions moins urbaines de l’Anatolie centrale. Plus significative encore est la victoire de l’opposition quand on regarde le nombre de voix obtenues par les deux principaux partis politiques du pays à l’échelle nationale. Pour la première fois depuis que l’AKP est au pouvoir, il obtient moins de voix que le Parti républicain du peuple, 35% pour la formation politique d’Erdogan pour 37% pour le CHP. C’est un fait majeur qui va sans doute booster l’opposition aux prochaines élections générales prévues en 2028, même si rien n’est certain dans un pays comme la Turquie ou au Moyen-Orient. 

Quant à l’explication de ces résultats peu attendus, à vrai dire nous manquons encore d’éléments. Tentons néanmoins quelques hypothèses d’explication : 

- L’économie turque, qui a connu une période difficile en 2023, ne s’est pas améliorée. Certains Turcs ont sanctionné le pouvoir en place en boudant les élections municipales même si les trois quarts des électeurs se sont rendus aux urnes (76% pour 87% aux élections présidentielle et législatives l’an passé).

- Il semblerait que l’AKP a aussi payé la facture de la politique quelque peu confuse du président Erdogan vis-à-vis d’Israël. En effet, malgré la prise de position du président Erdogan contre Israël et ses déclarations pro palestiniennes, dans les faits, le commerce entre Tel Aviv et Ankara n’a pas cessé, du matériel semble-t-il à usage militaire (poudres, explosifs) continue à être livré aux Israéliens1. Cette situation explique peut-être l’autre surprise de ces élections, à savoir la monté en puissance d’un autre parti islamiste, le Yeniden Refah (Le Nouveau Parti du bien-être), dirigé par le fils d’Erbakan, figure historique de l’islam politique turc et ancien mentor d’Erdogan. Ce parti qui l’an dernier a soutenu Erdogan au scrutin présidentiel a cette fois-ci fait campagne contre lui. Il a conquis la grande ville de l’Est du pays, Sanliurfa, connue pour son conservatisme. Une autre ville, réputée être le bastion de l’islam confrérique turco-kurde, Adiyaman, a été également perdue par l’AKP et remportée par un parti social-démocrate et champion de la laïcité, le CHP. Du jamais vu en Turquie.

- Enfin, les arguments et les atouts habituels d’Erdogan, à savoir la politique étrangère, la position de la Turquie sur la scène internationale, ont eu peu d’impact dans des élections locales. 

Nous avons le sentiment que la défaite de l’AKP est double. Il perd face au Parti républicain du peuple mais il perd également dans la partie de la Turquie la plus religieuse et conservatrice où les électeurs de l’AKP semblent bien s’être abstenus, témoignant d’une certaine fatigue face à un parti qui ne les fait plus rêver. Je l’expliquerais surtout par un mécontentement face à la situation économique. En effet, reconduit au pouvoir facilement en mai 2023, le gouvernent AKP tarde à améliorer la situation du pays, notamment celle des retraités qui représentent 3 millions de personnes à Istanbul.  

En effet, beaucoup mettent en avant les raisons économiques, et notamment la forte inflation, pour expliquer cette défaite du pouvoir en place.

Bayram Balci : C’est en effet la plus plausible explication qui vient à l’esprit. L’inflation est très forte en Turquie, autour de 70%. En décembre 2023, Hafize Gaye Erkan, patronne de la Banque centrale turque, s’est retrouvée dans l’incapacité de payer son loyer à Istanbul à cause de la flambée des prix et est retournée vivre chez ses parents. Il est plus facile d’envoyer un message au gouvernent lors d’élections locales que dans un scrutin national. Mais l’économie n’est pas la seule raison de la chute de l’AKP. L’an passé, lors des élections présidentielle et législatives, Erdogan a joué sur la corde nationaliste des Turcs, évoquant la patrie en danger face aux menaces terroristes venant de Syrie ou d’Irak où est retranché le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il s’est aussi positionné comme la seule personne capable de pouvoir assurer les intérêts de la Turquie, face à un Kemal Kılıçdaroğlu qui manquait de charisme mais ces questions régaliennes où Erdogan excelle étaient absentes de la campagne du scrutin local. Enfin, il faut reconnaître que les deux plus grandes villes du pays, Ankara et Istanbul, aux mains de l’opposition depuis 2019 ont été bien gérées, chose pour laquelle les habitants de ces municipalités ont exprimé leur satisfaction. 

« Qui remporte Istanbul remporte la Turquie » a dit le président Erdogan. Le maire de la principale ville de Turquie Ekrem Imamoglu (CHP) est-il de facto le nouveau leader de l’opposition ?

Bayram Balci : Il est vrai que la ville d’Istanbul avec ses 16 millions d’habitants, en plus d’être la capitale intellectuelle et économique du pays, a toujours eu une place spécifique en Turquie. Elle est en quelque sorte une Turquie à elle seule. Historiquement, les partis qui contrôlent cette ville ont toujours eu de meilleures chances de diriger le pays. Erdogan lui-même a commencé sa carrière politique en devenant maire d’Istanbul en 1994. De ce fait, Ekrem Imamoğlu, avec cette nouvelle victoire, plus éclatante que celle de 2019, puisqu’il a obtenu 50 % des voix et 10 points de plus que son adversaire de l’AKP, peut rêver plus grand et aspirer à un destin national. Cela étant dit, il faut être prudent. Les chances de l’opposition dépendront de l’évolution de l’économie turque et de la manière dont les villes contrôlées par le CHP seront gérées. Cependant, en 2028, Erdogan, ou l’un des siens s’il met fin à sa carrière politique comme il l’a subodoré il y quelques semaines, aura du plus de mal à s’imposer face à une opposition qui a repris confiance en elle, et qui, d’ici là, aura acquis une plus grande expérience politique grâce à son contrôle des plus grandes villes du pays. 

L’autre fait marquant des élections municipales est la victoire écrasante du parti pro-kurde - le Parti de l'égalité et de la démocratie des peuples (DEM) - dans les provinces du sud-est de la Turquie. Que pouvez-vous nous en dire ?

Bayram Balci : En effet, le DEM s’est imposé dans les villes de l’Est à majorité kurde. A l’exception de Sirnak, ville à très forte majorité kurde de l’est du pays, la plupart des municipalités kurdes ont été remportées par le parti pro kurde. En revanche à l’ouest du pays, les performances de DEM ont été plus décevantes. A Istanbul, les électeurs kurdes ont, semble-t-il, désavoué leur parti pour, dans une logique de vote utile, apporter leur soutien aux candidats du CHP afin de battre l’AKP Erdogan. Le DEM est néanmoins la quatrième force politique de Turquie à l’issue des élections municipales du 31 mars. 

Comment peut réagir Erdogan à cette défaite de sa formation ? Pensez-vous qu'il ait envisagé sa succession ?

Bayram Balci : Erdogan sort affaibli et déçu de ces élections locales. Cela se voyait sur son visage lors du discours qu’il a fait le soir du scrutin, le 31 mars. Il a reconnu la défaite de son parti, et il a félicité l’opposition pour sa victoire, signe positif pour la démocratie turque. Le Président a promis que lui et les siens allaient se remettre à travailler pour faire mieux à l’avenir mais il est évident qu’il est entré dans une phase de déclin. La question de sa succession ne se pose pas puisque la Turquie n’est ni la Chine ni la Russie, pas plus qu’un pays d’Asie centrale où existent des dynasties présidentielles. Certes, on évoque pour succéder à Erdogan le nom de son gendre, Selçuk Bayraktar, fabricant des drones qui portent son nom. On parle aussi de l’actuel ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan. Mais il ne s’agit pour l’heure que de spéculations.

Deux scénarios sont possibles : Erdogan se représente à la présidence de la République en 2028 et il sera sans doute affaibli à moins qu’il réduise l’inflation à moins de 10%, ce qui relèverait du miracle. Second scénario, Erdogan ne se représente pas, un de ses proches tente de relever le défi. Dans ce cas également, les choses seront difficiles pour le pouvoir en place. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer un autre dirigeant de l’AKP qu’Erdogan et l’emporter en 2028. 

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo :
 Istanbul, 16 février 2024,  affiche de campagne électorale du maire de la municipalité métropolitaine d'Istanbul Ekrem Imamoglu avant les élections locales dans les rues de Mecidiyekoy à Istanbul. Crédit photo tolga ildun pour Shutterstock.

  • 1. Le ministère de la Défense a fait une déclaration officielle précisant que ces produits, qui servent pour la fabrication d’allumettes ou qui sont utilisés dans la chasse ou la pêche, ne pouvaient être assimilés à des armes.
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