La Roumanie après la bataille présidentielle : d’une victoire surprise à une présidence «pas à pas»

29/06/2015

La victoire surprise de Klaus Johannis au scrutin présidentiel des 2 et 16 novembre 2014 a permis à la Roumanie d’améliorer durant quelques jours son image d’enfant à problèmes de l’Union européenne. Les thèmes de la corruption ou de la marginalisation de la population rom dont la mobilité est source de phantasmes et de rejet à l’Ouest auxquels est habituellement rattaché Bucarest ont laissé la place dans les médias internationaux à d’autres propos, cette fois enthousiastes. Certains observateurs n’ont pas hésité à mobiliser des références fortes, à défaut d’être toujours pertinentes, et ont parlé de Romania's Obama moment ou du « début de la véritable révolution vingt-cinq ans après la chute de Ceausescu »1. Dans une Union européenne confrontée à la montée de forces eurosceptiques et xénophobes, l’élection à la présidence de la République en Roumanie du candidat issu de la petite minorité historique allemande (0,17% de la population totale du pays) a été perçue comme un signe de démocratie, d’ouverture, voire de déclin du nationalisme. Maire depuis 2000 de la municipalité de Sibiu/Hermannstadt (quinzième ville du pays), dépourvu de responsabilités politiques à l’échelle nationale, Klaus Johannis, 56 ans, soutenu par l’Alliance chrétienne-libérale (ACL)2, a devancé le Premier ministre social-démocrate, Victor Ponta (43 ans) au second tour de l’élection présidentielle.  Ce dernier, que les sondages donnaient tous vainqueur, a subi un échec cuisant dans un contexte de spectaculaire hausse du taux de participation entre les deux tours (53,1% le 2 novembre et 64% deux semaines plus tard).

L’enthousiasme de la victoire dissipé, la présidence Johannis, qui a débuté le 21 décembre dernier, est plus proche du titre de l’autobiographie du candidat, Pas à pas3, que d’une « véritable révolution ». Loin des coups d’éclat de son prédécesseur, Traian Băsescu, qui, au prix de nombreux conflits et au risque de se voir destitué4, a présidentialisé le régime au cours de ses deux mandats successifs (2004-2009 et 2009-2014), Klaus Johannis est parvenu à gagner la confiance de la population (76% en avril 2015) en revêtant l’habit d’un président de cohabitation. Si son arrivée aux affaires a apaisé un climat politique électrique – Traian Băsescu et Victor Ponta communiquaient par d’incessantes insultes et mises en accusation –, elle n’a pas entraîné le renversement de la majorité parlementaire toujours dominée six mois plus tard par les sociaux-démocrates5. Victor Ponta a conservé son fauteuil de Premier ministre et le contrôle du Parti social-démocrate (PSD), toutefois fragilisé par son échec à la présidentielle et les poursuites pénales engagées contre plusieurs des membres de son entourage, avant qu’il ne fût lui-même ciblé par le parquet national anti-corruption en juin 2015. Le nouveau chef de l’Etat, qui ne contrôle pas totalement le PNL et ne connaît pas très bien les rouages des jeux de pouvoirs à Bucarest, se retrouvait quelque peu isolé et sans majorité au parlement (Traian Basescu avait perdu sa majorité depuis 2012), une situation inédite dans l’histoire de la Roumanie post-communiste.

La surprise créée par Klaus Johannis reflète l’aspiration des Roumains à une autre politique. Cette aspiration traverse une société très insérée dans les mobilités internationales (plus de 4 millions des 20 millions de Roumains résideraient à l’étranger), aux inégalités sociales, différences régionales et polarisation socio-économique fortes malgré le retour de la croissance. Les mesures d’austérité introduites il y a cinq ans par la droite sous l’égide du Fonds monétaire internationale et de l’Union européenne (coupes de 25% dans les rémunérations des agents de l’Etat, augmentation de la TVA pour passer de 19% à 24%) ont nourri un mouvement social d’ampleur inédite au début de 2012 et ont renforcé dans la population le rejet d’une classe politique coutumière d’alliances différentes selon les intérêts du moment, perçue comme corrompue et incapable. Par-delà ses spécificités, la Roumanie est également confrontée à une crise de la représentation à l’instar de nombreux Etats membres de l’Union européenne. Dans ce contexte, Klaus Johannis peut-il transformer son profil d’outsider (malgré son expérience de maire et en dépit du fait que son nom est évoqué de manière récurrente depuis 2009) qui a grandement contribué à la victoire en une force capable de lui permettre de mener à bien son ambitieux projet de « transformation de la classe politique » ? Six mois après sa prise de fonction, la question reste entière.

UNE DEFAITE ET UNE VICTOIRE DANS LE JEU ENTRE L'INTERIEUR ET L'EXTERIEUR. DIASPORA ET POLITIQUES

Le nombre insuffisant des bureaux de vote (294) réservés aux Roumains résidant à l’étranger, qu’il relève de la volonté du gouvernement de gauche se méfiant d’une diaspora plutôt favorable à la droite et/ou de réelles défaillances de l’administration en raison du grand nombre de Roumains vivant à l’étranger, a rendu difficile ou a empêché le vote de nombreux électeurs résidant hors du pays. Cette situation a fortement influencé la dynamique du votre présidentiel. L’image de longues files d’attente de Roumains bravant la pluie et le vent devant les consulats d’Italie, d’Espagne, de France ou du Royaume-Uni lors du premier tour, diffusées en boucle par les chaînes d’information ont nourri dès le 3 novembre des manifestations dans plusieurs grandes villes de Roumanie. La colère de ces électeurs, dont certains n’ont pas réussi à voter, a été relayée bien au-delà du cercle des personnes directement concernées (161 466 votants au premier tour, à l’étranger), notamment par les réseaux sociaux très actifs durant la campagne. Le mépris dont a fait preuve le gouvernement Ponta envers les Roumains de l’étranger qui avaient quitté le pays en raison de l’impuissance des élites politiques à leur proposer un avenir crédible a suscité une vague d’indignation d’autant plus forte que ces citoyens contribuent de façon importante à la richesse nationale par l’argent qu’ils envoient au pays.

Cette solidarité transfrontalière a conforté dès lors un discours opposant une « classe moyenne » plutôt mobile donc puisque choisissant de quitter le pays plutôt que de recevoir les aides de l’Etat, plus ou moins globalisée et plutôt urbaine à un Parti social-démocrate puissant et cynique. Celui-ci contrôle non seulement le parlement, mais aussi un grand nombre de départements et de grandes villes, présentés dans les médias et les discours publics depuis des années comme de véritables seigneuries sociales-démocrates. Sans avoir le monopole des affaires de corruption, les sociaux-démocrates ont été davantage touchés par les poursuites pénales visant notamment des « barons » locaux, soit des présidents de conseils départementaux et des maires, durant l’année 2014. Ils ont été de surcroît soupçonnés de vouloir faire passer une loi d’amnistie appelée à faciliter le sort des condamnés pour corruption en cas de victoire de leur candidat à la présidentielle.
Dans ce contexte, les mesures gouvernementales visant à séduire certaines catégories sociales pénalisées par les politiques d’austérité menées entre 2010 et 2012 par la droite (baisses des rémunérations et des effectifs dans la fonction publique, coupes dans les pensions de retraite, hausse de la TVA ; le gouvernement Ponta a proposé entre les deux tours des mesure d’urgence à l’attention des enseignants et des retraités), proposées en urgence entre les deux tours, ont été perçues comme démagogiques et vues comme une preuve supplémentaire du mépris du gouvernement, y compris par les personnes auxquelles elles étaient destinées. La mobilisation d’une partie du clergé orthodoxe au service de la cause de Victor Ponta et la présentation de son rival Klaus Johannis sous les traits d’un « Allemand » et d’un « luthérien », soit d’un étranger à une nation roumaine définie de façon ethnico-religieuse, a également suscité de nombreuses critiques. Cette présentation s’est dès lors été retournée contre Victor Ponta, jeune homme pressé, ambitieux, cynique et sûr de sa victoire.

La campagne du premier tour a été morne et a faiblement passionné les électeurs, un peu moins nombreux qu’en 2009 à participer au vote (54,3% en 2009, 53,1% en 2014). Ni les discours – peu audibles – des quatorze candidats en lice ni les poursuites engagées par le parquet national anti-corruption (DNA) contre des personnalités politiques, ni même les interventions télévisées du président sortant Băsescu qui a affirmé que les services secrets étaient impliqués dans le scrutin et accusé le Premier ministre d’appartenir aux renseignements extérieurs n’ont suscité l’intérêt des électeurs. En revanche, la redéfinition de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté politique et de ses frontières (physiques ? ethno-religieuses ? renvoyant à des valeurs spécifiques ?) autour de la figure de la diaspora, associée à la colère contre le gouvernement qui s’appuyait sur la défense de l’Etat de droit, de la justice et de la lutte contre la corruption a alimenté la participation au second tour. 11 719 344 électeurs se sont ainsi rendus aux urnes le 16 novembre contre 9 724 823 deux semaines plus tôt, soit une hausse de 10%. Inédite depuis 2000, cette mobilisation a été plus spectaculaire encore à l’étranger où le nombre de votants a plus que doublé, passant de 161 466 au premier tour à 378 800 au second (ils étaient 147 754 au deuxième tour de 2009, ce qui à l’époque avait déjà constitué une surprise).

Cette hausse inattendue de la participation a eu raison de la victoire sociale-démocrate attendue et annoncée depuis des mois par les instituts d’opinion. Klaus Johannis s’est imposé le 16 novembre avec 54,4% des voix contre 45,5% pour Victor Ponta, alors que ce dernier l’avait devancé de dix points lors du premier tour (40,4% contre 30,3% pour Klaus Johannis). Le candidat de l’Alliance chrétienne-libérale (ACL), formation constituée à l’été 2014, a ainsi plus que doublé le nombre de ses électeurs du premier tour le 16 novembre, passant de 2 881 406 à 6 288 769 voix, tandis que le chef du gouvernement, qui avait obtenu 3 836 093 suffrages les 2 novembre en recueillait 5 264 383 deux semaines plus tard.

LA CONSTRUCTION D'UNE IMAGE D'OUTSIDER

La performance de Klaus Johannis ne s’explique pas uniquement par les erreurs de campagne de Victor Ponta. Si ce dernier a essayé d’enfermer le maire de Sibiu dans la figure de l’étranger, le candidat de l’ACL a également su décliner la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur et ce de deux façons. D’une part, il s’est présenté en outsider, prenant ses distances avec le système y compris avec le président sortant Traian Băsescu issu des rangs de la droite. D’autre part, il a à son tour mobilisé le registre identitaire, mettant à profit les représentations de l’identité allemande dans l’imaginaire roumain, une altérité focalisée sur une « européanité » civilisatrice et pas forcément inamicale.

Contrairement à Victor Ponta qui a construit sa carrière au sein du PSD, Klaus Johannis a intégré en février 2013 le Parti national-libéral (PNL) dont il a rapidement été désigné vice-président. Il s’était cependant rapproché du parti quelque temps auparavant. Les libéraux (PNL), qui avaient participé à un gouvernement de droite avec le Parti démocrate-libéral (PDL) de Traian Băsescu entre 2004 et 2008, avaient recherché, après les législatives de 2008 où ils avaient rejoint les rangs de l’opposition, des personnalités non-affiliées politiquement en mesure de consolider leur position sur une scène politique bipolarisée autour du PDL et des sociaux-démocrates. A l’automne 2009, alors que le gouvernement de droite était tombé à la suite d’une motion de censure et que deux tentatives du président Băsescu de nommer un chef de l’exécutif issu de la droite avaient été bloquées par les sociaux-démocrates, le Parti national-libéral avait déjà eu recours au joker « apolitique » Klaus Johannis qu’il avait proposé pour le poste de Premier ministre. Acceptée par le PSD, la proposition des libéraux du PNL avait été refusée par Traian Băsescu lequel allait quelques jours plus tard remporter le scrutin présidentiel d’une courte majorité (50,3%) face au candidat social-démocrate soutenu au second tour par le PNL. La carrière de « premier ministrable » de Klaus Johannis s’achevait.

Les libéraux ont eu à nouveau recours au maire de Sibiu en février 2013. Alliés depuis 2011 avec les sociaux-démocrates et membres depuis 2012 du gouvernement de Victor Ponta, ils ont tenté d’imposer Klaus Johannis au poste de vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur dans le but de rééquilibrer le rapport de force existant au sein de la majorité. Cette fois, les sociaux-démocrates ont refusé la solution Johannis, mettant ainsi fin à l’alliance social-libérale constituée pour combattre le « régime Băsescu ».
Ces tentatives successives ont contribué à l’accroissement au niveau national de la visibilité du maire de Sibiu, positionné au-dessus des guerres partisanes et disposant d’une expérience d’élu couronnée de succès comme en témoignent la désignation de sa ville comme capitale européenne en 2007 ainsi que ses trois réélections à son poste de premier magistrat de la ville et ce dès le premier tour de scrutin. A l’été 2014, Klaus Johannis apparaissait dans les sondages comme la personnalité de droite la plus en mesure de battre Victor Ponta à l’élection présidentielle de novembre. Nouveau président du PNL, le maire de Sibiu avait rassemblé sa formation et ce qui restait d’un PDL en décomposition depuis les élections locales et législatives de 2012 au sein d’une Alliance chrétienne-libérale (ACL). Affaibli par les mesures d’austérité qu’il avait mises en place, les affaires de corruption et le rejet dont Traian Băsescu faisait désormais l’objet, déserté par une partie des élus les plus visibles, le PDL a finalement été annexé par le PNL, qui a promis à son partenaire en dissolution le poste de Premier ministre, en cas de recomposition de la majorité parlementaire.
La recherche de nouveaux visages par un PNL menacé par la bipolarisation consécutive aux élections de 2008, le déclin du PDL après celles de 2012 et enfin, le retour en puissance du PNL après les deux mandats présidentiels de Traian Băsescu sont autant de facteurs qui ont rendu la candidature de Klaus Johannis imaginable, souhaitable et finalement victorieuse. Ce dernier s’est présenté également comme un opposant au chef de l’Etat sortant, tout en choisissant comme directeur de campagne Vasile Blaga, qui avait déjà dirigé les campagnes de Traian Băsescu aux élections présidentielles de 2004 et 2009 et est par ailleurs président du PDL. En termes d’opportunités politiques, une autre variable a pu faciliter la dynamique Johannis. Il s’agit de la disparition de l’extrême-droite du parlement en 2012, en raison de l’effondrement de l’ancienne formation qui l’avait incarnée depuis le début des années 1990, le Parti de la grande Roumanie (PRM) et de la décrédibilisation de son chef, Corneliu Vadim Tudor. Aucune autre formation n’est parvenue à occuper d’une manière durable cet espace : l’enregistrement de nouveaux partis reste difficile et lorsqu’une formation parvient à s’établir, sa pérennisation est menacée par les reclassements partisans relativement fréquents en Roumanie. L’absence d’une force politique structurée qui porte le discours nationaliste n’a néanmoins pas empêché la mobilisation intermittente de thèmes issus de ce registre. Victor Ponta en a notamment fait usage, mais d’autres acteurs politiques auraient également pu le faire, tant certains thèmes nationalistes sont mobilisés par des acteurs de gauche comme de droite.

La mise en avant du discours nationaliste s’est avérée néanmoins peu payante cette fois-ci ; elle a au contraire conforté la dimension identitaire mobilisée par Klaus Johannis, ce dernier souhaitant renforcer son image d’outsider aussi bien dans le jeu politique national qu’en tant qu’Allemand, dans une élection présidentielle où les enjeux sont forcément très personnalisés. Avec son slogan « la Roumanie des choses bien faites », l’ancien enseignant de physique aux paroles toujours mesurées et dépourvues de lyrisme en est venu à incarner le sérieux, la rigueur et le courage, qualités que l’on attribue généralement aux Allemands. Klaus Johannis, membre du Forum démocratique des Allemands de Roumanie, organisation ethnique qu’il a présidée de 2002 à son entrée au PNL en 2013, a également décliné sa germanité dans un registre institutionnel. Les liens qu’il a noués avec le monde allemand et l’héritage culturel et architectural de Sibiu (où les Allemands ne représentent aujourd’hui qu’une minorité des 137 000 habitants) ont également joué dans l’attribution à la ville en 2007 du titre de capitale européenne de la culture (avec la ville de Luxembourg), une première dans l’histoire de la  Roumanie.

L’image des Allemands de Transylvanie – groupe important de la Roumanie de l’entre-deux-guerres (745 000 âmes) auquel ne s’identifient plus aujourd’hui que 36 000 personnes – a été une fois de plus actualisée. Dans les représentations roumaines, les Allemands n’apparaissent pas comme des ennemis historiques ; ils incarnent en particulier après 1989, dans le contexte du « retour à l’Europe », un centre-européanité désirée, opposée à une « balkanité » périphérique. Avec l’élection de Klaus Johannis, certains commentateurs (dont le chef de l’Eglise orthodoxe qui, le jour du deuxième tour, relativisait l’impact de l’arrivée d’un non-orthodoxe à la présidence de la République) n’ont pas hésité à esquisser une comparaison historique en rapprochant le chef de l’Etat nouvellement élu du roi Carol Ier de la maison de Hohenzollern-Sigmaringen. Son arrivée sur le trône du jeune Etat roumain en 1866 avait coïncidé avec l’accélération de la modernisation du pays, son indépendance à l’égard de l’Empire ottoman (1878), soit son « européanisation ». Dans certaines lectures, la « germanité » du nouveau chef de l’Etat permet au temps court de croiser le temps long de la construction stato-nationale.

« PAS A PAS » OU LA DIFFICULTE DES TEMPS DISJOINTS

La lutte anti-corruption a constitué l’un des thèmes centraux de la campagne de Klaus Johannis. De ce point de vue, le bilan de ses premiers mois à la tête du pays, marqués par la multiplication des poursuites pénales et des arrestations préventives de politiques et de membres de l’administration par le parquet national anti-corruption (DNA), est spectaculaire. Ces opérations n’ont pas épargné sa propre administration, alimentant d’ailleurs les critiques sur le choix de certains de ses conseillers. En effet, son conseiller à la sécurité, ancien dirigeant du groupe des députés PNL, a été poursuivi par le parquet dans un dossier lié au financement de son parti et a été rapidement contraint à la démission.

Le parquet a obtenu plusieurs mises en détention provisoires dans le cadre d’enquêtes de corruption qui avaient concerné un ancien ministre des Finances social-démocrate (Darius Vâlcov), une ancienne ministre, candidate à l’élection présidentielle et proche de Traian Băsescu (Elena Udrea du Parti du mouvement populaire), des parlementaires, des présidents de conseils départementaux et des maires de grandes villes, issus pour la majorité d’entre eux du PSD et du PDL. Soupçonnés d’abus de pouvoir, trafic d’influence, versements de pots-de-vin et blanchiment d’argent, accusés d’enrichissement personnel et/ou de financement illégal de leurs partis respectifs, ces responsables ont été à différents titres des acteurs des privatisations et des restitutions (d’immeubles et de terrains) après la chute du communisme. Le DNA a également obtenu la mise en détention provisoire de la procureure en chef du parquet anti-criminalité organisée (DIICOT) et du dirigeant de l’Agence nationale d’intégrité (ANI), responsable de la vérification du patrimoine des élus. Un juge de la Cour constitutionnelle a aussi été poursuivi.

Enfin, en mai 2015, la Haute Cour de cassation et de justice, instance judiciaire suprême du pays, a condamné à un an de prison avec sursis le vice-Premier ministre, ministre du Développement régional et puissant secrétaire général du Parti social-démocrate, Liviu Dragnea. Cette condamnation est une première : l’homme n’est pas accusé de corruption mais d’avoir organisé des fraudes électorales lors du référendum de 2012 sur la destitution du président Traian Băsescu. Ces arrestations ont conduit plusieurs responsables politiques  et commentateurs à parler d’une « République des procureurs » à l’italienne. Une partie des Roumains a observé le spectacle des puissants menottés qui les gouvernaient avec jubilation, les autres avec indifférence, voire lassitude.
Sans être à l’origine de cette dynamique, le nouveau président l’a encouragée, tout en rappelant le principe de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice, se distinguant ainsi de son prédécesseur. En effet, si Traian Băsescu a renforcé l’appareil judiciaire et les institutions anti-corruption lors de l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne6, il n’a pas totalement résisté à la tentation d’instrumentaliser ces dernières. La situation est aujourd’hui différente : le parquet anti-corruption a acquis une solidité institutionnelle, bénéficie d’une forte reconnaissance européenne et est soutenu par le chef de l’Etat. L’entrée en vigueur en 2013 d’un nouveau Code de procédure pénale qui facilite l’arrestation préventive dans les enquêtes de corruption et prévoit des réductions de peine pour les personnes qui acceptent de coopérer avec les autorités a entraîné une augmentation des dénonciations et explique les succès obtenus au cours des derniers mois en matière de lutte contre la corruption. Depuis 2007, l’action du parquet a conduit à la condamnation d’un ancien Premier ministre, de six ministres et de vingt parlementaires, pour ne parler que des hommes politiques les plus haut placés.

L’accélération en 2015 des opérations anti-corruption soutenues par le chef de l’Etat devrait menacer les monopoles politiques et économiques des seigneurs locaux des trois principaux partis du pays (PSD, PDL, PNL). Elle n’a pas manqué de susciter des contre-offensives au parlement, notamment au sein de la majorité social-démocrate, dont les membres tentent de mieux protéger leur immunité parlementaire ou de favoriser la détention des prévenus à domicile.
Ce temps accéléré de la justice rend encore plus visible, par contraste, le rythme « pas à pas » du président, qui a déclaré que deux mandats lui seraient nécessaires pour parvenir à changer en profondeur la classe politique roumaine. Certes, ses marges d’action sont relativement limitées en raison du caractère semi-présidentiel du régime roumain, de l’absence d’une majorité qui lui soit acquise au parlement et de la certaine distance qu’il affiche à l’égard du PNL. Fin 2014, les dirigeants de ce dernier espéraient un renversement rapide de la majorité social-démocrate par le biais d’une motion de censure qui aurait été l’occasion d’opérer des reclassements partisans et des reconfigurations d’alliance. Or ces réorientations dont la scène politique roumaine a longtemps été coutumière séduisent moins aujourd’hui, même si quelques dissidents du PSD se sont récemment rapprochés du PNL. En outre, au sein du nouveau Parti national libéral qui a incorporé le PDL, des tensions se manifestent entre les anciens du PNL et les anciens du PDL, au fur et à mesure que l’on se rapproche de la date des élections législatives et locales de 2016. Le choix des candidats à ces scrutins est d’ores et déjà au coeur des débats.

Cet horizon aiguise également les appétits du PSD. La formation, qui a échoué à s’imposer à chaque élection présidentielle depuis 15 ans, dispose toutefois d’un fort ancrage territorial (même si celui-ci a été en partie mis à mal par les procureurs anti-corruption). Avant le lancement début juin d’une poursuite pénale à son encontre pour dix-sept infractions de faux en écriture, complicité d'évasion fiscale et blanchiment d’argent pour des faits qui remontent à 2007-2011, Victor Ponta paraissait mieux maîtriser l’agenda politique que Klaus Johannis. En témoigne notamment l’adoption au printemps 2015 d’un nouveau Code fiscal, qui prévoit une importante réduction des impôts, dont la TVA, rendue possible par le retour à la croissance (celle-ci devrait s’élever à 2,7% en 2015 selon la Commission européenne). Les investigations pénales dont le Premier ministre fait l’objet le fragilisent néanmoins et créent des tensions au sein de la majorité. L’Union nationale pour le progrès de la Roumanie (UNPR), allié des sociaux-démocrates, n’hésite pas à faire entendre une voix discordante, par exemple au sujet de la nomination du chef des services des Renseignements extérieurs : l’UNPR se retrouve ainsi du côté du PNL pour soutenir la candidature à ce poste de Mihai-Răzvan Ungureanu, qui a précédemment occupé ce poste entre 2007 et 2012 et a été Premier ministre de Traian Băsescu pendant trois mois en 2012, proposée par Klaus Johannis.
De son côté, Klaus Johannis, président-médiateur, a multiplié les rencontres avec les partis du parlement et réussi à obtenir un accord sur l’augmentation du budget de la Défense qui atteindra 2% à partir de 2007. La définition des priorités législatives pour la session parlementaire en cours, centrée sur la réforme électorale et sur une nouvelle loi sur le financement des partis politiques indispensable après que le lien étroit entre sphère politique et milieux d’affaires a été mis à jour, fait également consensus. Cependant, le président a échoué à faire modifier la loi sur le financement qu’il avait renvoyée vers le parlement en demandant la limitation et la traçabilité des dons privés. La majorité social-démocrate a maintenu le texte dans sa forme initiale. L’adoption de la loi sur les élections locales a quant à elle témoigné du rapprochement entre les deux grands partis, le PSD et le PNL, qui se sont mis d’accord pour favoriser l’élection du maire à un seul tour de scrutin, mesure qui favorise les sortants. Enfin, aucun consensus n’a pu être trouvé sur le vote de la diaspora et la manière de l’organiser de façon à faciliter la participation des Roumains de l’étranger aux différents scrutins.


Qu’ils s’écartent l’un de l’autre, se croisent ou se fassent écho, le temps accéléré de la justice, le temps électoral des politiques, qui ont les yeux rivés sur 2016, et celui, plus long, du président, qui envisage son action sur deux mandats, peinent à ordonner les temp oralités d’une société au sein de laquelle les divisions (économiques, sociales, culturelles, régionales) se renforcent, qui bénéficie inégalement du retour de la croissance et fait preuve d’une grande méfiance à l’égard du personnel et des institutions politiques. Confronté à ces discordances, le président Johannis risque de glisser d’un « nous », qu’il a incarné, en partie par défaut, en novembre 2014, vers un « il » impuissant.

  • 1. Valentina Pop, « Romania's Obama moment » ; Irina Boulin-Ghica, « Vingt-cinq ans après la chute de Ceausescu, la Roumanie entame sa vraie révolution », Nouvelle Europe [en ligne], 18 décembre 2014.
  • 2. Alliance électorale formée autour du Parti national libéral (PNL) et du Parti démocrate-libéral (PDL) qu’ont également rejointe de petites formations chrétiennes. Klaus Johannis était lui-même président du PNL.
  • 3. Klaus Johannis, Pas cu pas (Pas à pas), Bucarest, Curtea veche, 2014.
  • 4. Traian Băsescu est sorti vainqueur d’un premier référendum sur sa destitution organisé en 2007 (74,4% des participants ont voté contre avec une participation de 44,45%) et a survécu au second, qui a eu lieu en 2012 et a été invalidé faute d’avoir atteint le seuil minimum de participation de 50% + 1 (87,5% des participants votant pour avec une participation de 46,2%).
  • 5. Si l’Alliance chrétienne-libérale, et par la suite le PNL renouvelé issu de la fusion du PNL et du PDL avaient réussi à attirer des parlementaires de la majorité – notamment ceux du petit parti satellite de l’Union nationale pour le progrès de la Roumanie (UNPR) et de l’Union démocratique des Magyars de Roumanie qui soutient le gouvernement sans en être membre, une motion de censure aurait permis de renverser le gouvernement. Cette option avait été envisagée en décembre dernier.
  • 6. Un mécanisme de vérification et de contrôle (MCV), encadrant un suivi bisannuel par la Commission européenne des évolutions dans le domaine de la justice et de la lutte anti-corruption, a été mis en place au moment de l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union européenne en 2007. Il est encore actif aujourd’hui, en dépit des critiques de certains responsables politiques roumains qui dénoncent la politisation de ce mécanisme et un traitement discriminatoire de Bucarest et de Sofia par Bruxelles.
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