La revanche de Prabowo, élu président de l’Indonésie, troisième plus grande démocratie au monde

20/03/2024

L’élection de l’ancien rival du chef de l’Etat sortant Jokowi s’inscrit dans la continuité. Peut-on néanmoins être certain qu’elle ne fait peser aucune menace sur la démocratie indonésienne ? David Camroux, chercheur honoraire au CERI, répond à nos questions. 

La Commission électorale indonésienne a annoncé officiellement aujourd’hui, le 20 mars, l’élection de l’ancien général Prabowo Subianto à la présidence de l’a République d'Indonésie lors du scrutin du 14 février dernier avec 58% des voix. Dans quel état le nouveau président trouve-t-il l'Indonésie après dix ans de présidence de Jokowi ?

David Camroux : Prabowo trouve un pays assez apaisé, plutôt satisfait des mandats du président sortant, Joko Widodo, qu'on appelle Jokowi, qui jouit, selon les sondages, d’un fort soutien populaire : de plus de 70% d’opinions positives, ce qui est assez exceptionnel.
Le pays connaît une croissance de 5 %, et ce qui est très symbolique, l'Indonésie a déposé sa candidature à l'OCDE, le « club des riches ». Cela signifie qu’elle n’est plus considérée comme un pays en voie de gouvernement. Elle a l’objectif de devenir un pays industrialisé d'ici 2040-2045. Pendant ses dix ans au pouvoir, Jokowi a énormément investi dans les infrastructures, surtout dans les ports et les transports.
Bref, l’Indonésie de 2024 est un pays qui a beaucoup plus de confiance en lui-même.

Qu'est-ce qui distinguait les trois candidats à la présidentielle ? 

David Camroux : Le président sortant, Jokowi, ne pouvait pas se présenter pour un troisième mandat. A un certain moment, il a exprimé le souhait de changer la Constitution pour pouvoir être de nouveau candidat mais il a vite constaté l’hostilité de la population à ce projet. 

Son parti, le Parti démocratique indonésien de lutte, qui est la plus grande formation d’Indonésie (20% des voix obtenus aux dernières élections législatives, qui ont eu lieu le même jour que la présidentielle) a décidé de soutenir un autre candidat, Ganjar, le gouverneur de Java centrale.

Jokowi a tenté de monter un ticket rassemblant Prabowo, qu'il a battu en 2014 et 2019 à la présidentielle, et Ganjar mais ce dernier a refusé (les Indonésiens élisent un ticket président/vice-président à l’élection présidentielle). Le Parti démocratique indonésien de lutte a manifesté son désaccord, et notamment la matriarche du parti, Megawati Sukarnoputri, qui est la fille du président Sukarno, le fondateur de l'Indonésie. Cette dernière souhaite promouvoir la carrière de sa propre fille, Puan, actuellement présidente de l'Assemblée nationale. 

Après l'échec de ces négociations, Jokowi, qui veut protéger son héritage et qui souhaite la poursuite de sa politique économique, a trouvé une astuce. Il a souhaité imposer son fils aîné, Gibran, qui lui a succédé au poste de maire de la ville de Solo (Java centrale), à la vice-présidence. Problème : Gibran n’est âgé que de 36 ans, soit quatre ans de moins que le minimum requis par la Constitution pour le poste. 
Jokowi a donc demandé (et obtenu) que la Cour constitutionnelle (présidée par son beau-frère et donc par l'oncle de Gibran) modifie le règlement et décide que les personnes possédant une expérience d'administration au niveau régional pouvait être candidat à la vice-présidence même si elles sont âgées de moins de 40 ans.

On voit nettement dans les sondages l’apport de Gibran à la candidature de Prabowo : les intentions de vote en faveur de ce dernier ont monté en flèche, notamment parmi les plus jeunes (56% des électeurs indonésiens a ont moins de 40 ans) après l’annonce du ticket Prabowo-Gibran. 

Prabowo et Ganjar se présentaient comme les candidats de la continuité. Le troisième candidat, Anies, est l'ancien gouverneur de Jakarta et il était le candidat de la plus grande formation musulmane du pays, le Parti national démocrate. Il s’est positionné comme le candidat de l'opposition.  Anies a exprimé son désaccord sur deux projets importants. Le premier est le déménagement prévu de la capitale de Jakarta vers Kalimantan, en plein cœur de la forêt de l'île de Bornéo, qui constitue le grand projet de Jokowi. Jakarta a en effet de grands problèmes écologiques (inondations, surpopulation, etc.). Le projet va coûter autour de 33 milliards d'euros. Prabowo est favorable au projet, d'autant plus que son frère, qui est l’un des hommes les plus riches du pays, qui gère ses affaires et qui finance son parti et sa campagne, est le propriétaire d'une partie des terrains où sera déménagée la capitale. Ganjar souhaite également poursuivre le projet qui a été voté par le Parlement.

Seul Anies y est opposé en raison du coût et de la non-priorité de la chose. Selon lui, le pays a besoin d’investissements dans les secteurs de l'éducation et dans le social que d’une opération de déménagement de sa capitale.
Autre point de désaccord entre Jokowi et Anies : ce dernier a répété qu’il souhaitait une politique étrangère plus éthique, sans préciser toutefois ce qu’il entendait précisément par ce terme.

Quels sont les enjeux internationaux pour l'Indonésie en 2024 ? Le pays a-t-il les moyens ou l'ambition de devenir une véritable puissance régionale ?

David Camroux : L’Indonésie est le quatrième pays le plus peuplé du monde, le troisième pays démocratique du monde mais son rôle sur la scène internationale n’est pas à la hauteur des attentes . Les choses ont néanmoins commencé à changer. Pas avec Jokowi, qui s'intéressait peu à la politique étrangère, mais avec son prédécesseur, l'ancien général Susilo Bambang Yudhoyono, qu’on appelle SBY, président de 2004 à 2014 qui a œuvré pour que l'Indonésie fasse partie du G20. L’Indonésie a présidée l’organisation en 2022.

Sa politique de non-alignement constitue à la fois une force et une faiblesse pour l'Indonésie. A l’ASEAN, l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est, qui a été créée en 1967, l'Indonésie est in the back seat, elle joue un rôle de conseillère de l’ombre. Le pays a assuré l'année dernière la présidence de l’organisation mais il n'a pas su résoudre la grande crise que connaît la région, c’est-à-dire la crise birmane. Cette présidence a peu intéressé Jokowi. Certains de ses proches affirmaient que l'Indonésie est aujourd’hui trop grande pour l'ASEAN.

Jokowi n'est jamais allé à l’Assemblée générale de l’ONU et comme je l’ai dit il était peu à l'aise à l'étranger. Prabowo devrait, lui, travailler à promouvoir l’Indonésie à l’étranger. Il a été éduqué aux États-Unis et en Europe et il est très à l’aise en anglais, ce qui n'est pas le cas de Jokowi. Je crois que, comme SBY , il va vouloir, justement, promouvoir l'Indonésie à l'étranger. Prabowo a d’ailleurs récemment proposé sa solution pour résoudre le conflit entre l'Ukraine et la Russie, une solution considérée comme une capitulation à la Russie. 

Pourquoi l'Indonésie ne fait-elle pas partie des BRICS ?

David Camroux : Il a été à un moment question qu’elle en fasse partie ainsi que du mouvement du Sud global. Néanmoins, l’Indonésie estime qu’elle doit se démarquer de ces pays et éviter tout ce qui peut l’identifier à des pays comme la Chine, le Brésil ou la Russie. Les BRICS sont sans doute un mouvement un peu trop « aligné » pour les Indonésiens. N'oublions pas que l'Indonésie du premier président Sukarno était l’un des fondateurs du mouvement des non-alignés.

Comment selon vous va agir Prabowo entre la Chine d'un côté, les Etats-Unis de l'autre, tout en restant un pays non aligné ?

David Camroux : L'Indonésie tire son épingle de jeu de la rivalité entre la Chine et les États-Unis. Le pays pratique une politique étrangère dite de hedging, c’est-à-dire d'équilibre entre la Chine et les États-Unis. Ainsi, Pékin vient d'ouvrir la première ligne de chemin de fer à grande vitesse entre Jakarta et Bandung. 

Le futur président devrait prendre des positions un peu plus fortes et sera sans doute plus proche des Américains tout en accueillant les investissements chinois. C’est la continuité. Par exemple, l'Indonésie est le plus grand exportateur de nickel au monde, un métal utilisé pour les voitures électriques, secteur en plein développement. Jakarta va accepter les investissements des Chinois pour réaliser des batteries en Indonésie mais elle va jouer la concurrence et également accueillir des compagnies comme Tesla ou autres. 

Il existe aussi des différends avec les Chinois, des incidents de plus en plus nombreux avec les pêcheurs chinois, soutenus par les garde-côtes chinois, par exemple autour de Natuna, qui est l'île la plus septentrionale de l'Indonésie. Prabowo devrait être plus ferme sur ce genre d'incursion des Chinois dans les eaux indonésiennes. Pour ce faire, il va se rapprocher des Américains qui viennent d’ailleurs de financer la construction d'une école de formation de surveillance maritime, justement sur les îles de Natuna.
« L'Indonésie, c'est mille amis et zéro ennemi », c’est une phrase que j’ai entendue pendant un débat sur la politique étrangère durant la campagne présidentielle. 

Les Indonésiens ne souhaitent pas entrer dans la logique Indo-Pacifique. Pour eux, ce concept est trop américain et clairement dirigée contre la Chine et Jakarta ne souhaite surtout pas isoler la Chine. L’Indonésie est favorable à une Indo-Pacifique inclusive.
Le retour du protectionnisme aux Etats-Unis sous Donald Trump a été mal vécu par les Indonésiens qui ont déploré l’arrêt des projets d’intégration Asie-Pacifique mis en place par les administrations Clinton, Obama ou Bush car les Indonésiens veulent accéder au marché américain, ce qui leur est rendu beaucoup plus difficile depuis Donald Trump.
Jokowi s’est aussi rapproché de Modi au cours des dernières années. L’Indonésie et l’Inde, cela nous renvoie à Bandung : en 1955, il y avait Sukarno et Nehru. Nous sommes dans la continuité. Jakarta poursuit dans cette stratégie de « mille amis, zéro ennemi », de multiplier le nombre d'amis.

Prabowo été accusé d'avoir enlevé des militants pro-démocratie dans les années 1990 alors qu'il était chef des forces spéciales du régime de Suharto et il a été impliqué dans un massacre au Timor-Occidental, quand il était officier. Enfin, il a été exclu de l'armée pour conduite déshonorante. Doit-on reléguer tout cela au passé ou bien cela constitue-t-il une menace sur la démocratie indonésienne ?

David Camroux : C'est du passé. Prabowo a nié la responsabilité de ce qui est arrivé au Timor-Oriental comme en Papouasie. Il a accepté une part de responsabilité pour l’enlèvement des étudiants dont quatre ont disparu à jamais. Chaque semaine, les proches, les parents de ces étudiants manifestent en Indonésie pour dénoncer leur enlèvement. Six des neuf étudiants qui ont été emprisonnés en 1998 par Prabowo le soutiennent aujourd’hui.

Le candidat a fait campagne en affirmant qu'en 1998, l’enjeu était de lutter contre le régime autoritaire mais qu’en 2024, l’enjeu est de se battre pour le développement et la démocratie. En fait, il faut rappeler que plus de la moitié des électeurs ont moins de 40 ans et que pour eux, 1998, c’est vraiment du passé. Quant aux certaines personnes plus âgées, elles éprouvent une certaine nostalgie pour l'époque de Suharto. Pour elles, durant son règne, la situation économique du pays s’est améliorée, beaucoup de gens sont sortis de la pauvreté, le pays a gagné en stabilité. Prabowo dans le passé a beaucoup joué sur cette image du pays en quête de stabilité et de la nécessaire lutte contre le chaos.

Durant toute sa campagne, il s’est évertué à se présenter comme un gentil papy inoffensif, un gemoy ce qui qualifie quelqu’un d’adorable, de mignon. Il a totalement abandonné l’image qu’il mettait en avant lors des élections de 2014 et 2019 où il jouait sur sa formation militaire.

Quel est l’état de la démocratie indonésienne ?

David Camroux : L'Indonésie est aujourd’hui, selon l’Economist Democracy Index une flawed democracy, une démocratie imparfaite, comme d’ailleurs les Etats-Unis. Le 14 février a été le jour des plus importantes élections démocratiques de l’histoire dans le monde sur une seule journée (présidentielle, parlementaires, provinciales et municipales). Environ 600 000 bureaux de vote ont été installés, 6 millions de personnes ont tenu ces bureaux de vote (l’équivalent de la population de l’Irlande), 100 000 candidats étaient en lice.

La corruption reste un problème important. L'argent nécessaire pour faire une campagne électorale est considérable, surtout au niveau local. On doit donc s'endetter pour trouver des fonds pour faire campagne. Aux élections de 2014, une ONG militait contre l'achat de voix, en disant « Acceptez l'argent mais votez comme bon vous semble ». L’achat de voix ne fonctionne pas très bien mais la population est bien consciente de l’existence de la corruption.

Depuis la chute de la dictature, l'équilibre des pouvoirs s’est accru dans le pays. La presse indonésienne est par exemple la plus libre d’Asie du Sud-Est. Les ONG sont présentes et s’expriment, la société civile s'affirme et joue un rôle important. La Constitution a été progressivement modifiée. Ainsi, à l’époque de Suharto, les militaires occupaient 25% des sièges du parlement. Ce chiffre a diminué au fil des années jusqu’à ce que les sièges réservés aux militaires disparaissent du parlement. De même, progressivement, l’armée est devenue une armée professionnelle. Mais la plus importante réforme a été celle de la décentralisation. L'Indonésie a longtemps été un pays hyper centralisé, où tout l'argent allait à Jakarta. Aujourd’hui, la situation s’est inversée.

Je citerai un seul exemple : dans le nord de Sumatra se trouve Aceh, la région musulmane la plus conservatrice du pays mais qui possède des puits de pétrole. Il existait depuis des décennies dans ce lieu un mouvement séparatiste jusqu'au jour de 004 où le tsunami a détruit la capitale de la région, Banda Aceh. A partir de ce moment, le pouvoir central de Jakarta a choisi de négocier avec les séparatistes.
Avant 2004, 80% des revenus du pétrole allaient à Jakarta et 20% restaient à Aceh. Aujourd’hui, la situation est inversée, 80% des revenus du pétrole restent à Aceh qui possède désormais d’excellentes écoles publiques dont les enseignants reçoivent des salaires plus élevés que dans le reste du pays. Les anciens révolutionnaires séparatistes sont devenus de véritables hommes politiques.
Je préciserais qu’Aceh est la seule région de l'Indonésie autorisée à appliquer la charia qui est interdite partout ailleurs dans le pays en dépit du fait que l'Indonésie est un pays très majoritairement musulman. 

Quid de l'islamisme en Indonésie ?

David Camroux : Au total, cinq religions sont reconnues : l'islam bien sûr, le catholicisme, le protestantisme, l'hindouisme et depuis Suharto, le confucianisme.L’Indonésie, plus grand pays musulman du monde, est relativement préservé de toute tentation d’islamisme radical. Peut-être est-ce en partie dû au fait que l'islam est arrivé tardivement en Indonésie et qu’il a été apporté par les missionnaires et les commerçants arabes et non pas par la force, par les guerriers. L’islam arrive dans la région d’Aceh au XIIIe siècle. Avant cette période, la région était peuplée d’hindous, de bouddhistes, d’animistes. L'islam n’est qu’une des couches du millefeuille religieux qu’est l’Indonésie. En outre, aujourd’hui, je dirais que les Indonésiens ont une nouvelle religion qui supplante toute les autres, : le consumérisme !

Les partis politiques qui se positionnent comme islamiques ont recueilli moins de 20% des voix le 14 février dernier, ce qui est à peu près équivalent à leur résultat aux précédentes élections. Pour les Indonésiens, la religion relève de la sphère du privé, le monde de la croyance spirituelle et le monde politique sont séparés l’un de l’autre. Bien sûr, le monde politique peut être inspiré par les principes religieux mais également par d’autres principes. Ainsi, lors de l'indépendance du pays en 1945, l'islam a été l’une des forces qui luttaient contre le colonialisme mais il y avait aussi le communisme, le socialisme démocratique, le nationalisme.  

Les deux grandes organisations musulmanes d’Indonésie – Muhammadiyah (qui compte 30-35 millions d’adhérents et le Nahdlatul Ulama (40-50 millions de membres) possèdent des cliniques, des écoles (pesenteran), des universités et les maisons de retraites. Ils jouent un peu le rôle de l'État en assurant des prestations sociales. C’est dans ce domaine, le social et le culturel, que l’islam a essentiellement sa place en Indonésie, pas par la  politique directement.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Affiche du candidat à la présidence Prabowo Subianto et de son colistier, Gibran Rakabuming Raka à Sleman, 18 janvier 2024. Crédit photo Angga Budhiyanto pour Shutterstock.
Photo 1 : Panneaux électoraux pour la présidentielle du 14 février 2024 (candidats et partis politiques) à Jakarta. Crédit photo cecepsuryadi pour Shutterstock.
Photo 2 : Jaten, Karanganyar : Fresque du candidat à la présidence indonésienne Prabowo Subianto avec le président indonésien Joko Widodo. Crédit photo Imam magribie pour Shutterstock.
Photo 3 : Image du Parlement indonésien à Jakarta. Crédit photo Creativa Images pour Shutterstock.
Photo 4 : Affiche électorale sur l’autoroute à Jakarta. Crédit photo Livia Harijanto pour Shutterstock.

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