La crise syrienne sonne-t-elle le glas du rêve turc de puissance au Moyen-Orient ?

Bayram Balci

25/10/2012

Fidèle alliée de la Syrie au moment où la révolte populaire a commencé (mars-août 2011), la Turquie a échoué à convaincre le régime de Bachar el-Assad d'engager des réformes afin de calmer le mécontentement populaire. On ne le répètera sans doute jamais assez : la Turquie souhaite à l'époque éviter à tout prix une détérioration de ses relations avec son voisin syrien et ce pour plusieurs raisons. La Syrie occupe à ce moment une place centrale dans la nouvelle politique moyen-orientale mise en œuvre par la Turquie fondée sur le principe du « zéro problème » avec les pays voisins qui devait lui permettre de s'imposer auprès de ceux-ci comme au niveau mondial comme une puissance régionale. Le maintien de bonnes relations avec Damas a aussi des motivations économiques. Outre l’importance des échanges entre les deux pays, la Syrie permet à Ankara d’accéder aux autres pays de la région, notamment l'Egypte, la Jordanie et les Etats du Golfe. Enfin, la Turquie tient surtout à protéger sa coopération avec Damas en matière de lutte contre les actions terroristes perpétrées par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mouvement irrédentiste kurde qui a bénéficié du soutien du régime syrien qui lui a fourni des soutiens logistiques sur le territoire syrien ou dans la plaine de la Bekaa, longtemps sous contrôle syrien entre 1984 et 1998. Après cette date, l’arrêt du soutien de Damas à la guérilla du PKK a permis l’établissement d’excellentes relations entre la Turquie et la Syrie. En mars 2011, lorsqu’éclate en Syrie la révolte qui fragilise le régime de Bachar el-Assad, Ankara est avant tout préoccupé par le maintien de son alliance contre le PKK, raison pour laquelle il fait de son mieux pour convaincre le pouvoir syrien de dialoguer avec les forces de l’opposition.

Or malgré tous les efforts déployés, la Turquie ne peut éviter la rupture qui a lieu en août 2011, quand le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, réalise qu’il lui est impossible de raisonner son ami de longue date et n’a donc plus d’autre choix que de soutenir l’opposition syrienne. Aujourd’hui, et surtout depuis le jour où Damas a abattu un avion de reconnaissance turc qui avait violé l’espace aérien syrien, et encore davantage depuis le 3 octobre dernier lorsque la Turquie a attaqué des objectifs militaires syriens après que des obus syriens visant des rebelles ont atteint son territoire et fait cinq victimes, Ankara est aux avant-postes du soutien à l'opposition au régime de Bachar el-Assad. En effet, le principal mouvement d'opposition syrien, le Conseil national syrien (CNS), créé avec le soutien des autorités turques, siège en Turquie. Certes, celui-ci n’est pas le seul mouvement d’opposition mais il en est l'instance la plus reconnue et la communauté internationale le considère de fait comme le représentant légitime du peuple syrien. La Turquie est également le principal pays d’accueil des Syriens qui continuent de fuir les affrontements entre l’armée loyaliste et les forces rebelles. Début octobre 2012, près de 90 000 civils avaient franchi la frontière entre les deux pays pour s'installer dans plusieurs villages de tentes, notamment près d’Antakya et de Kilis. Enfin, Ankara exprime son engagement en faveur d’un changement de régime à Damas en accueillant sur son sol les principaux chefs de l’Armée syrienne libre, qu’elle laisse coordonner la lutte contre Bachar el-Assad.

Recep Tayyip Erdoğan a cru au début du mouvement populaire pouvoir user de ses bonnes relations avec le maître de la Syrie pour insuffler un dialogue entre le régime et l’opposition et ériger son pays en leader régional capable de résoudre, voire de prévenir, seul, c’est-à-dire sans avoir besoin de l’intervention des puissances occidentales, les crises qui pouvaient se faire jour. C'était sans compter sur l'opiniâtreté du dictateur syrien qui a fortement blessé l'ego et la vanité de Recep Tayyip Erdoğan, obligeant ce dernier à retourner sa veste et à abandonner Bachar el-Assad pour se poser en défenseur du peuple syrien opprimé. Ce ressentiment personnel relevait cependant aussi de considérations politiques et stratégiques.
Comme beaucoup d’analystes et de politiques, Recep Tayyip Erdoğan a sous-estimé les capacités de résistance du régime syrien. Cette lecture erronée des rapports de forces opposant le régime aux forces rebelles a nui à l’image de la Turquie et rendu la situation plus difficile pour Ankara (multiplication des problèmes avec la population kurde). Et l’incertitude ne fait que s’accroître. L’implication d’Ankara dans le conflit fragilise l’économie des régions turques frontalières de la Syrie et son soutien à l'opposition syrienne pèse sur les relations qu’il entretient avec plusieurs de ses voisins, notamment l’Iran, l’Irak et la Russie.

La question kurde

Le problème kurde date en Turquie de la création même de la République par Atatürk en 1923 et constitue sans conteste la principale préoccupation des dirigeants depuis de nombreuses années. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du développement) en 2002, Ankara a évolué dans son appréhension et sa gestion de la question kurde et ce en dépit de sa crispation actuelle. D’importantes avancées ont été réalisées grâce à la politique d’ouverture démocratique (demokratik açilim), ensemble de réformes destinées à satisfaire les principales revendications des Kurdes. Bien qu'insuffisantes, ces réformes ont eu des retombées tangibles : l’enseignement de la langue kurde, la création d’une chaîne de télévision et de radios dans cette même langue et la possibilité d’étudier cette langue à l’université. Plus courageuses et audacieuses, des discussions secrètes ont eu lieu entre l’Etat turc et les représentants du PKK à Oslo pour trouver une solution politique à la situation de conflit latent, premier vrai dialogue entre les deux parties. Le processus s’était ralenti avant le déclenchement de la révolte en Syrie qui a néanmoins aggravé la tension et la méfiance entre Ankara et les acteurs de la cause kurde, risquant de renvoyer aux calendes grecques le règlement de la question kurde dans le pays.
Les responsables turcs et certains analystes indépendants ont vu dans la reprise des relations entre Damas et le PKK une mesure de rétorsion au soutien de la Turquie aux forces de l’opposition. Il est vrai en effet que la formation kurde a multiplié ses attaques (dont les embuscades de juillet 2011 et été 2012 contre l’armée turque ont été les plus spectaculaires) au cours des derniers mois. Celles-ci ont causé de lourdes pertes à l’armée turque. Leur organisation minutieuse prouve, selon de nombreux analystes, que le PKK bénéficie de nouveau des faveurs et du soutien de Damas. L'assaut de juillet 2011 aurait même été mené directement par un commandant syrien du PKK, le docteur Bahoz. L'analyse des rapports de force montre toutefois que la formation kurde n’a pas vraiment besoin du soutien de Damas pour opérer en Turquie, où, comme dans le nord de l’Irak, elle dispose de forces suffisantes. Le conflit syrien a néanmoins changé la donne d’une part en accentuant la méfiance du PKK envers l’Etat turc et d’autre part en lui permettant de développer une stratégie régionale qui inclut désormais les Kurdes de Syrie et d’Irak, voire d’Iran, dans une moindre mesure.

Dans le trio Turquie-Syrie-PKK, il faut également évoquer les relations entre le régime de Damas et le Parti de l’union démocratique (PYD), émanation du PKK en Syrie (les responsables de ces deux partis contestent cette assertion, préférant parler de proximité idéologique). Au début de l’insurrection, l’objectif de Damas était probablement d’utiliser le parti kurde contre la Turquie mais davantage encore contre l’opposition syrienne aussi bien kurde qu’arabe. En effet, les forces du PYD ont surtout soutenu le régime syrien en empêchant les autres formations kurdes d’entrer dans le conflit. Pour le PKK (et sa filiale syrienne), la stratégie consiste à renforcer ses positions en adoptant une troisième voie, c’est-à-dire en refusant de choisir entre le régime de Bachar el-Assad et la rébellion, afin de faire émerger les Kurdes comme une réelle force politique dans la Syrie post-Assad. Ainsi, le soutien apporté par le PKK au régime syrien résulte d’un calcul à double objectif : d’une part, infléchir la position de la Turquie et la contraindre à accorder de nouveaux droits à sa population kurde, et, d’autre part, permettre aux Kurdes de Syrie d’accéder à un meilleur statut dans la future Syrie . Ankara n'ignore rien de cette stratégie et les Turcs tentent d’influencer le CNS dans ses négociations avec la composante kurde de l’opposition syrienne, afin qu’il s’oppose à la création d’une entité politique kurde autonome dans la future Syrie. En réaction, les formations kurdes ont boycotté les réunions du Conseil national syrien, préférant créer leur propre instance, le Conseil national kurde (CNK).

Le pire scénario pour la Turquie serait d'avoir, par son soutien à l'opposition syrienne, encouragé la chute de Bachar el-Assad et, indirectement, favorisé par là-même la création d’une région autonome kurde en Syrie dans laquelle les Kurdes bénéficieraient des droits politiques et culturels que leurs frères de Turquie réclament depuis des décennies.
La perspective d’une région kurde autonome en Syrie n’inquiète pas seulement Ankara mais toutes les forces d’opposition syrienne qui craignent un éclatement du pays entre régions kurde, sunnite et alaouite. Le Conseil national syrien s’est employé à rassurer les Kurdes de Syrie quant au respect de leurs droits dans le futur Etat dans une déclaration spécifique sur la question kurde. Cependant, les formations kurdes rassemblées en deux principaux blocs – le Conseil national kurde (KNS), qui regroupe plusieurs partis, et le Parti de l’union démocratique, armé donc plus puissant, continuent de faire bande à part. N'en déplaise aux Turcs, il faudra sans doute compter avec les Kurdes (et peut-être avec une région kurde autonome) dans la future Syrie post-Assad. A la fin du mois de juillet 2012, l’intensification des combats et la faiblesse – ou la complicité – du régime de Damas ont permis aux militants du PYD de prendre le contrôle de plusieurs localités (Afrin, Derek Kamishie, Kobane et Amoude), une conquête qui pourrait former les bases d’une future région autonome kurde.
L'enjeu kurde est important mais ne doit pas masquer les autres maux causés par la crise syrienne. Ainsi, la confessionnalisation du conflit risque d’aviver les tensions dans la Turquie voisine ; Ankara redoute également les répercussions de l’opposition sunnites/chiites dans les Etats voisins.

La confessionnalisation du conflit syrien

Au pouvoir depuis une quarantaine d’années, le clan Assad appartient à la minorité religieuse alaouite qui est l’une des branches du chiisme (Halm, Heinz,The Shi'ites: A Short History, Wien, Markus Pub, 2007). Des membres de cette minorité vivent dans la province turque de Hatay en Turquie, le long de la frontière avec la Syrie qui ne doivent pas être confondus avec les Alévis qui sont également d’obédience chiite. La foi des Alévis de Turquie a ses origines dans les traditions et les croyances anatoliennes et islamiques mais aussi celles préislamiques des Turkmènes, tribus dont sont issus les Turcs anatoliens (Paul White, Joost Jongerden (eds.), Turkey’s Alevi Enigma: A Comprehensive Overview, Leiden, Brill, 2003). Représentant près de 20% de la population turque et désignés sous une appellation générique trompeuse, les Alévis constituent en fait une masse disparate, divisée en différents groupes, notamment ethniques (Abdulkadir Yeler, “Shi’ism in Turkey: A comparison of the Alevis and the Jafaris”, Journal of Shi’a Islamic Studies, Vol. 3, n°3, London, 2010). Certains sont de langue et de culture turques quand d’autres, les Zazas, sont culturellement kurdes, bien que parlant une langue iranienne différente du kurmandji, principale langue kurde de Turquie. Les Alaouites, aussi appelés Nusairis du nom de leur fondateur supposé, Muhammad Ibn Nusayr Numayri, sont quant à eux des Arabes. Ils vivent en Syrie et en Turquie, pays où leur poids démographique est très faible (500 000 individus recensés sur une population totale de plus de 70 millions d’habitants).
Alévis, Alaouites et Nusairis ont un passé commun de persécution par les sunnites qui explique probablement leur attachement à toute force qui s’oppose au pouvoir sunnite. De ce fait, Alévis, Nusayrîs et Alaouites ont toujours soutenu les régimes séculiers qui limitaient l’emprise sunnite sur le pays.
Cela suffit-il à créer un sentiment de communauté capable de transcender les frontières territoriales, linguistiques, ethniques et culturelles ? Alaouites et Alévis ne parlent pas la même langue. Leurs pratiques religieuses sont fondamentalement différentes et leurs relations peu nombreuses. Pourtant, beaucoup s’interrogent sur les répercussions du conflit syrien en Turquie et sur ses conséquences sur les relations de la majorité sunnite avec la minorité alévie. En cas d’intervention étrangère impliquant la Turquie, Alévis et Alaouites seront-ils solidaires du régime alaouite de Bachar el-Assad ?

Discrets depuis le déclenchement de la révolte populaire, les 500 000 Nusayrîs de la région de Hatay conservent toutefois une certaine sympathie pour le régime de Damas sans pour autant être prêts à s’engager pour le défendre. Les rares manifestations de solidarité avec la Syrie, telle que celle de février et de septembre 2012 dans la ville frontalière d’Antakya, ont attiré peu de monde.
Le sentiment de solidarité avec le régime de Damas des Alévis de Turquie est encore plus faible. La situation syrienne embarrasse les leaders de la communauté qui a toujours été à l’avant-garde des combats contre les injustices et les inégalités. Or la situation en Syrie renverse la donne. Une fois n’est pas coutume, la majorité sunnite est opprimée par les Alaouites, minorité apparentée au chiisme. Il est dès lors plus difficile pour les Alévis de soutenir ces derniers, du moins sur la base de la solidarité religieuse, étant donné la faiblesse de celle-ci. De même, il est peu probable que l’affrontement entre Alaouites et sunnites qui a lieu en Syrie débouche en Turquie sur un conflit opposant les sunnites aux Alévis, comme cela a pu être le cas au Liban.

En revanche, on assiste en Turquie à une politisation de l’affaire syrienne qui divise la classe politique turque et donne le sentiment que le clivage entre anti Bachar et pro Bachar épouse des traits confessionnels sunnites/Alévis. L'AKP au pouvoir soutenant les forces anti-Bachar el-Assad, ses opposants ont adopté une rhétorique plus favorable au régime de Damas sans aller jusqu’à le soutenir ouvertement. La position de Recep Tayyip Erdoğan, motivée comme on l'a vu par des considérations aussi bien politiques qu'humanitaires, est présentée par ses rivaux comme une solidarité religieuse du Premier ministre avec les sunnites de Syrie qui combattent le régime alaouite de Bachar el-Assad. Les partis kurdes et les formations d’extrême gauche utilisent l’affaire syrienne comme un levier pour s’opposer à la politique de l’AKP. L'extrême gauche – le Parti communiste, le Parti ouvrier et les forces syndicales de gauche – semblent partager l’intime conviction que les événements de Syrie relèvent moins d'un soulèvement populaire contre un régime oppresseur que d'un complot fomenté par les forces capitalistes et impérialistes internationales . Même le très progressiste et populaire groupe de musique Grup Yorum a publiquement affiché son soutien au régime syrien, selon lui « victime d’un complot impérialiste international ». Quant au bloc kurde, notamment le Parti de la paix et de la démocratie représenté au parlement, il a du mal à faire émerger une position propre et indépendante. Habituellement très engagé dans la lutte contre les régimes autoritaires, il est cependant contraint de suivre les consignes du PKK qui, dans un calcul stratégique assez complexe, a choisi de soutenir le régime de Bachar el-Assad ou, du moins, de ne pas entrer en conflit avec lui.
Si elle n'a que peu d'impact sur les relations interconfessionnelles dans le pays, la crise syrienne divise en revanche la classe politique turque. La participation d’Ankara à une intervention armée sous l’égide de la communauté internationale serait difficile à gérer sur le plan intérieur. Mais de fait, la Turquie qui abrite une partie de l’Armée syrienne libre sur son territoire est déjà, dans une certaine mesure, en guerre contre la Syrie. Et cette guerre, onéreuse, n’est pas sans conséquences pour l'économie de certaines régions de Turquie.

De funestes conséquences économiques et une politique étrangère contrainte

Conséquence directe de la prise de position officielle du gouvernement turc, Ankara a adopté à la fin du mois de novembre dernier, en accord avec ses alliés occidentaux et la Ligue arabe, une série de sanctions économiques et financières pour contraindre Bachar el-Assad à négocier avec l’opposition de son pays. Ces sanctions comprennent notamment le gel des transactions commerciales avec le gouvernement syrien ainsi qu'un gel similaire des transactions entre les Banques centrales turque et syrienne. Ces mesures sont venues mettre fin aux excellentes relations économiques et financières existant entre les deux pays depuis 2004, année où les deux Etats avaient signé un accord de libre-échange, qui avait débouché en 2009 sur une reconnaissance commune des frontières puis sur la suppression des visas. Alors que les exportations turques vers la Syrie s’élevaient à 1 845 milliards de dollars en 2010 (1 424 en 2009), elles ont chuté à 1 611 milliards à la fin de l’année 2011. Les domaines économiques les plus touchés sont les transports, secteur essentiel dans l’économie de certaines régions frontalières comme Gaziantep, Adana et Hatay, et le tourisme (avant les événements de Syrie, plus de 800 000 Syriens se rendaient en Turquie chaque année). En outre, depuis que la Syrie est à feu et à sang, les entreprises turques ne peuvent plus faire transiter par ce pays leurs marchandises à destination des pays du Golfe et du Machrek. Les échanges avec l’Egypte, la Jordanie et les pays du Golfe risquent d’en pâtir dans les prochains mois, tout portant à croire que le conflit syrien va encore durer de nombreuses semaines.
Toutefois, l’impact général du conflit sur l’économie turque n’est pas considérable, les échanges avec Damas représentant une faible part du commerce extérieur turc. En 2011, Ankara a exporté 137 milliards de dollars de biens et de marchandises dont seulement 1 6 milliard en direction de la Syrie. La crise oblige cependant la Turquie à développer de nouvelles stratégies pour maintenir ses intérêts économiques au Moyen-Orient.

Au-delà des problèmes économiques, le positionnement d’Ankara contre le régime de Damas risque d’affaiblir ses rapports avec plusieurs de ses voisins avec lesquels la Turquie devra rééquilibrer ses relations. Ainsi, pour des raisons religieuses dues à la parenté entre chiisme iranien et doctrine alaouite syrienne mais surtout pour des motifs politiques et stratégiques, l’Iran est en désaccord total avec la Turquie sur les solutions à apporter au conflit syrien et soutient fermement le régime de Bachar el-Assad. Pour Téhéran, celui-ci est victime d’un complot ourdi par les Occidentaux pour faire chuter son principal allié dans la région et l’isoler encore davantage sur la scène internationale en préparant l’avènement d’un pouvoir pro-occidental et hostile à l’Iran en Syrie. Les Iraniens voient dans la Turquie le cheval de Troie des Occidentaux dans la région, ce qui n’a pas empêché le rapprochement des deux pays qui ont toujours eu besoin l’un de l’autre pour des raisons économiques (le pétrole et le gaz iraniens sont vitaux pour la Turquie) et sécuritaires (les deux pays ont souvent coopéré contre les mouvements kurdes).
La proximité du positionnement de la Turquie et de celui de deux autres puissances régionales, habituellement rivales de l’Iran, – l’Arabie Saoudite et le Qatar – exacerbe la dimension confessionnelle entre pays sunnites et pays chiites. Sans remonter à la rivalité ancienne entre empire ottoman sunnite et safavide chiite, on constate que la révolution islamique de 1979 a exacerbé les divergences entre les deux voisins : l’Iran est foncièrement anti-occidental alors que la Turquie demeure ancrée à l’Occident. L’arrivée au pouvoir de l’AKP a seulement atténué un peu les choses ; le charisme de Recep Tayyip Erdoğan est apprécié par les Iraniens mais ceux-ci craignent que son aura internationale ne leur fasse de l'ombre. Avant le printemps arabe, l'AKP faisait déjà figure de modèle pour certaines formations politiques du Moyen-Orient et du Maghreb et depuis quelques années, le Premier ministre turc est très populaire dans la rue arabe. Les relations entre Téhéran et Ankara s’étaient améliorées lorsque ce dernier avait proposé aux Occidentaux, sa médiation, aux côtés du Brésil, dans l'épineux dossier du programme nucléaire iranien. Elles s’étaient ensuite détériorées après que la Turquie, dans le cadre de ses engagements au sein de l’OTAN, eut accepté le déploiement sur son territoire de missiles capables d’atteindre l'Iran.
Mais l’Iran, isolé sur la scène internationale et soumis à des sanctions économiques qui l’asphyxient, ne peut se permettre de rompre totalement avec son voisin avec lequel il partage des vues convergentes, par exemple sur la question kurde. La création d’une région kurde autonome en Syrie pourrait inciter Téhéran et Ankara à coopérer en dépit de leurs divergences.

La Russie est le plus important soutien (politique et militaire) de la Syrie. Si Moscou possède des intérêts économiques et stratégiques dans le pays, le Kremlin veut surtout envoyer un message fort à l’Occident, aux Etats-Unis en premier lieu : aucun conflit ne peut se régler sans la Russie. Alors, quel est l'impact de la politique pro-Assad de Moscou sur les relations russo-turques ? Le positionnement opposé des deux pays sur la situation syrienne peut-il affaiblir leurs relations ? A priori non car les Russes comme les Turcs privilégient leurs intérêts économiques nationaux. Les entreprises turques sont très actives en Russie et le tourisme russe est florissant en Turquie. Les deux pays dépendent l’un de l’autre dans le domaine gazier. Ankara a besoin du gaz russe pour son développement économique et Moscou a besoin de ce débouché turc.
C'est dans ce contexte que le Premier ministre turc s’est rendu en visite officielle dans la capitale russe à la mi-juillet 2012, moment où le conflit syrien connaissait une aggravation (le 7 juillet, le ministre syrien de la Défense – et beau-frère de Bachar el-Assad – et un général, chef de la cellule de crise, ont été tués dans un attentat en plein cœur de Damas). Il a tenté de convaincre Moscou de réfléchir au départ de Bachar el-Assad mais aussi – et surtout – de réaffirmer les termes de la coopération économique, vitale pour les deux pays. Ainsi, le conflit syrien devrait finalement ne peser que faiblement sur les relations russo-turques, tout au moins tant que Recep Tayyip Erdoğan poursuivra ses efforts diplomatiques et œuvrera au maintien de ses bonnes relations avec Moscou.

Enfin, Ankara, très impliqué dans la vie politique de l’Irak, voit également ses relations avec Bagdad, mais aussi avec Erbil, capitale de la région autonome kurde d’Irak, menacées par la crise syrienne. Les rapports entre les deux pays se sont détériorés depuis la formation d’un gouvernement chiite à Bagdad. La Turquie a été accusée par le Premier ministre irakien Nuri al Maliki d’envenimer à dessein la division entre sunnites et chiites dans le pays. Le pouvoir irakien reproche également à Ankara d'entretenir avec le gouvernement autonome kurde des relations privilégiées qui menacent l’intégrité territoriale de l’Irak. En effet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la Turquie, qui n’hésite pas à réprimer sa propre minorité kurde, entretient de solides relations avec les kurdes d’Irak par calcul économique mais aussi par pragmatisme politique, Ankara utilisant, le plus souvent avec succès, ses relations avec les Kurdes d’Irak pour négocier ou pour affaiblir la lutte que lui livre le PKK depuis les montagnes irakiennes. Masud Barzani, président de l’instance politique kurde de l’Irak, a ainsi été l’un des invités d’honneur du congrès de l’AKP le 30 septembre 2012 .
Le gouvernement chiite Bagdad n'a pas pris position contre le pouvoir alaouite de Bachar el-Assad et reproche à la Turquie de faire preuve de sectarisme en soutenant les sunnites syriens par le biais de ses relations privilégies avec le CNS dans lequel les Frères musulmans, proches de la Turquie, sont en position de force. La position de Bagdad n’est pas très éloignée de celle de son grand allié dans la région, l’Iran. Bien qu'aucun des deux ne souhaite s'engager sur le terrain glissant d’une confessionnalisation du conflit, la crise syrienne cristallise néanmoins dans une certaine mesure la ligne de fracture entre chiites et sunnites dans la région, ce qui provoque une tension entre les Etats, notamment entre la Turquie et l’Irak, mais renforce les liens entre Ankara et Erbil.
Conserver de bonnes relations avec les leaders de la région autonome kurde est en effet vital pour la Turquie, a fortiori depuis le déclenchement du conflit syrien. En effet, les relations qu’entretient Ankara avec le pouvoir d’Erbil, seule instance politique capable d’influencer les Kurdes de Syrie – notamment le PYD, bête noire d’Ankara en raison de ses liens avec le PKK–, dont elle craint la montée en puissance depuis que le régime de Bachar el-Assad vacille. De son côté, Erbil espère renforcer ses relations économiques avec la Turquie et lui vendre son pétrole, afin d’accroître son autonomie vis-à-vis du pouvoir central de Bagdad.

Les fragiles relais de la Turquie

La Turquie, en première ligne dans la crise syrienne, cherche à sortir de cet imbroglio. Le prolongement du conflit aiguise le problème kurde dans le pays, affecte l’économie et met en difficulté le leadership régional d’Ankara. Dans une situation incertaine, la Turquie dispose cependant de plusieurs atouts pour défendre ses intérêts dans une Syrie post-Assad.
Le premier d’entre eux est le CNS, dont elle favorisé la création après plusieurs réunions organisées par des opposants syriens soutenus diverses ONG proches turques de l'AKP et avec lequel le gouvernement turc entretient d'excellentes relations, notamment avec les Frères musulmans, sensibles à la rhétorique islamique de l'AKP, qui y sont majoritaires. La minorité turkmène de Syrie pourrait constituer le deuxième relais. Peu nombreuse et peu connue, cette minorité turcophone tente de se constituer en force politique depuis que le régime de Bachar el-Assad est menacé.

De nombreux analystes affirment que Recep Tayyip Erdoğan, issu de l’islam politique mais reconverti à un islam conservateur modéré, travaille à installer les Frères musulmans au pouvoir à Damas. Un rappel sur les liens unissant islamistes turcs et islamistes syriens et sur ce que représente l’islam politique en Syrie s’impose ici.
La pensée des Frères musulmans a incontestablement marqué celle des penseurs de l’islam politique, notamment dans les années et 1970 et 1980 (Ali Bulaç, “Musluman Kardeslerin Turkiye islam’I uzerindeki etkileri”, Hasan El-Benne ve Musluman Kadresler Uluslararasi Sempozyumu, Tebligler, Genç Birikim Yayinevi, Ankara, 2012, pp. 291-300). Le leader historique de l’islam politique turc, Necmettin Erbakan, affichait publiquement sa solidarité avec les Frères musulmans égyptiens, jordaniens, syriens, dont il recevait régulièrement les leaders en Turquie. En revanche, bien qu’ancien disciple et collaborateur d’Erbakan, l’actuel Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan a, dès son arrivée au pouvoir en 2002, pris ses distances avec l’islam politique (Interview avec Mohammad Farouk Tayfour, deputy comptroller general of the Syrian Muslim Brotherhood and representative in the Syrian National Council, Istanbul, 19 juin 2012) et, plus encore, avec les Frères musulmans syriens. Recep Tayyip Erdoğan poursuit en effet une politique régionale ambitieuse bâtie sur une relation privilégiée avec le régime de Bachar el-Assad, qui a perpétué, de façon moindre, la répression initiée par son père Hafez contre les Frères musulmans et leurs sympathisants (Olivier Carré, Gérard Michaud, Les Frères musulmans : Egypte et Syrie (1928–1982), Paris, Gallimard, 1983). Certains de ces derniers ont trouvé refuge en Turquie, à l’instar de l’homme d’affaires Gazwan Al Masri, qui a joué un rôle important dans l’opération Mavi Marmara organisée en 2010 pour briser le blocus maritime de la bande de Gaza. Néanmoins, jusqu’à la veille de l’insurrection populaire contre le régime syrien, le gouvernement turc a toujours su empêcher que la poignée de Frères musulmans syriens installés sur son territoire ne deviennent un obstacle aux relations qu’il entretenait avec Damas.
Aujourd’hui, les autorités turques et les stratèges de l'AKP s’appuient sur la prédominance des Frères musulmans au sein du CNS pour envisager une alliance entre Ankara et Damas dans une Syrie post-Assad. Réalité ou fantasme, c’est en tout cas ce que reprochent à Recep Tayyip Erdoğan les médias turcs les plus hostiles à l’AKP, notamment les ultra-kémalistes et les formations kurdes. Les forces de l’opposition syrienne la plus séculière expriment cette même crainte.

L'AKP cherche en effet à s’imposer dans le monde musulman comme un modèle de parti ayant su concilier islam et démocratie. Dans les pays du printemps arabe, l’expérience de l’AKP est souvent citée en exemple (Dorothée Schmidt, Marc Sémo, “Un modèle turc pour les révoltes arabes ?”, Politique internationale, Paris, printemps 2011). Certains leaders des Frères musulmans, comme Ali Sadr ad-Din al-Bayanouni et Mohammad Farouk Tayfour, installés en Turquie depuis 2011, louent sans relâche les mérites du modèle turc et le rôle pionnier qu’a joué l’AKP dans la conceptualisation d’un modèle musulman de démocratie (Interview avec Mohammad Farouk Tayfour, deputy comptroller general of the Syrian Muslim Brotherhood and representative in the Syrian National Council, Istanbul, 19 juin 2012).
Toutefois, s'allier aux Frères musulmans syriens et faire de ceux-ci un relais fiable de sa politique pourrait s’avérer complexe pour l’AKP. Premièrement, la force des Frères musulmans est souvent surestimée, aussi bien par leurs partisans que par leurs adversaires. L’histoire de l’islam politique en Syrie montre que les Frères syriens ne se sont jamais véritablement remis de leur éradication en 1980. De l’aveu même de leurs responsables, la confrérie a perdu son soutien populaire , si bien que la composante islamique dans la contestation actuelle en Syrie n’est pas le fait exclusif des Frères musulmans. Des cellules salafistes ou affiliées au Hizb ul Tahrir, dont les idées et les opinions divergent de celles des Frères musulmans , sont également actives en Syrie où de nouvelles forces islamiques, y compris djihadistes et étrangères, sont apparues dans le pays qui constitue pour elles un terreau d’action idéal.

Absents sur le terrain, les Frères musulmans sont certes très bien organisés à l’étranger et très influents au sein du CNS. Cependant, même au sein de ce dernier, ils ne possèdent pas le monopole des idées islamistes. Certains dissidents religieux, comme Mahmut Osman, installé en Turquie depuis plusieurs décennies (Interview avec Mahmut Osman, membre du Conseil national syrien, Istanbul, 17 juin 2012), siègent au CNS sans être affiliés aux Frères musulmans. On peut également citer une autre formation, que l’on peut considérer relevant de l’islam politique, le Parti de la justice et de la reconstruction (Al hizb al ‘adala val bina). Basée à Londres, ses membres sont jeunes et dynamiques. Bien organisée et très structurée, elle commence à faire de l'ombre aux leaders historiques et grisonnants des Frères musulmans.
L’idée que la future Syrie sera forcément dominée par les islamistes, Frère musulmans en tête, relève de la paranoïa des partisans de l’ultra-sécularisme, de certains médias occidentaux que l’islam, notamment politique, inquiète et des alliés traditionnels du régime d’el-Assad, telle que la Russie (tout aussi effrayée par l’islam politique). La Syrie ne saurait être comparée à la Tunisie ou à l’Egypte où les islamistes arrivés au pouvoir après le printemps arabe constituaient une force importante dans la période précédente. Un simple regard sur les données démographiques et la composition ethno-confessionnelle de la population syrienne fait voler en éclats les craintes de ceux que les islamistes inquiètent. En effet, si des élections démocratiques avaient lieu demain dans une Syrie pacifiée, les islamistes ne pourraient compter que sur environ 30% des suffrages. Ils auraient très peu de chance d’obtenir les voix des chrétiens (10% de la population), des Alaouites (10%), des Druzes ou des circassiens (5%) et des Kurdes (10%) qui se replieront sur un vote nationaliste ou identitaire. Un vote massif de la majorité arabe sunnite en faveur des islamistes ne saurait suffire à porter les islamistes au pouvoir. Recep Tayyip Erdoğan le sait bien, qui veille à ne pas miser sur les seuls Frères musulmans et diversifie les contacts et les relais, au sein du CNS comme au-delà.

Deuxième atout envisageable pour Ankara, la communauté turkmène de Syrie, assimilée et arabisée, s’est affirmée dans le contexte de la crise syrienne. Locutrice d’une langue quasi similaire au turc anatolien et se sentant proche de la Turquie (Minhaç Celik, Kazim Piynar, “Suriye Türkmenleri: Tek dayanağımız Türkiye”, Zaman, 27 juillet 2012), cette communauté possède une faible conscience identitaire. Peu nombreux (500 000 individus tout au plus), les Turkmènes ont pourtant fourni à la Syrie des hommes d’Etat comme Shukri al-Kuwatli qui fut président de 1943 à 1949 puis de 1955 à 1958.
Ils se sont récemment structurés et ont créé leur propre formation, le Mouvement démocratique turkmène de Syrie, qui est représenté au CNS. Ce mouvement cherche à obtenir des droits spécifiques pour la communauté dans la future Syrie. Pour cela, il n’hésite pas à mettre en avant sa proximité ethnique et linguistique avec la Turquie, pays qui selon eux devrait peser dans la formation de la nouvelle Syrie, après le départ, jugé inévitable, du président Bachar el-Assad (Entretien avec Abdurrahman Betra, vice-président du Mouvement démocratique turkmène de Syrie, Istanbul, 21 juin 2012). Les Turkmènes peuvent-ils être un relais pour la Turquie sur le modèle des Turkmènes d’Irak qui ont collaboré avec la Turquie au lendemain de la chute de Saddam Hussein en Irak en 2003 ? Leur petit nombre et leur faible conscience identitaire ne le laissent pas vraiment présager.

La Syrie met en échec la percée de la Turquie dans le monde arabe

Les relais dont dispose la Turquie pour peser sur l'avenir de la Syrie sont finalement faibles. Ankara n'a donc d'autre choix que de se tourner vers la communauté internationale, notamment vers ses alliés occidentaux et les Nations unies, pour être associée aux destinées de la Syrie et ainsi défendre ses propres intérêts.
Damas était le plus fidèle allié d’Ankara et les relations entre les deux pays symbolisaient le couronnement spectaculaire de l’engagement de ce dernier dans le monde arabe. Les printemps arabes ont porté au pouvoir des formations politiques proches de l’AKP et conforté la popularité de la Turquie dans le monde arabe, parvenant à faire oublier les hésitations et volte-face du Premier ministre turc dans les dossiers tunisien, libyen et égyptien. L’insurrection syrienne et son enlisement qui met la Turquie dans une situation inconfortable montre cependant les limites de la politique du « zéro problème » avec les voisins chère à Ahmet Davutoğlu, ancien conseiller diplomatique de Recep Tayyip Erdoğan et ministre des Affaires étrangères depuis mai 2009. L’insurrection syrienne, qui a réduit à néant le capital de sympathie dont la Turquie pouvait s'enorgueillir dans son environnement moyen-oriental – et plus largement le soft power d’Ankara –, aura finalement eu raison de la politique régionale turque.
Pourtant, le Premier ministre turc a plutôt bien géré l’attitude de la Turquie dans l’insurrection syrienne. Réservé et très engagé dans l’action diplomatique, il a ensuite durci sa position face au jusqu’au-boutisme du régime syrien. Comme beaucoup, Recep Tayyip Erdoğan espérait une transition plus rapide. Or après dix-neuf mois de de lutte acharnée entre le régime et ses opposants, le pouvoir n’a toujours pas abdiqué et le pays s'enlise dans une guerre civile qui risque fortement de déstabiliser la Turquie. L’émergence en juillet 2012 en Syrie d’une force politique kurde contrôlée par le PYD et le PKK constitue une menace pour Ankara et renforce la cause kurde à l’échelle de tout le Moyen-Orient, ce qui devrait obliger la Turquie à privilégier davantage l’ouverture et le compromis dans ses rapports avec ses propres Kurdes, mais aussi avec ceux de Syrie. Sans réconciliation avec les Kurdes, Ankara ne peut espérer sortir indemne du conflit syrien.

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