L’Eurasie trente ans après l’effondrement de l’URSS

07/02/2022

Entretien avec Anne de Tinguy

A lire également, l'entretien que nous a accordé Sébastien Peyrouse à l'occasion de la publication de Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2021, Etude du CERI, n° 261-262, Anne de Tinguy (dir.), février 2022 : "Les nouvelles routes de la soie chinoises en Asie centrale. Un projet mutuellement bénéfique ?"

L’Union soviétique s’est effondrée il y a trente ans. Quel est le bilan démocratique du postsoviétisme ? Comment voyez-vous l’avenir ?

Anne de Tinguy : Le bilan est très contrasté. Au lendemain de l’effondrement de l’URSS, les Etats issus de l’URSS affichaient un objectif de démocratisation que beaucoup d’entre eux entendaient poursuivre avec le soutien de leurs partenaires occidentaux. Dès les années 1990, les évolutions sont apparues en décalage avec cette trajectoire. Certains des Etats de la région ont continué à se référer à une volonté de démocratisation. D’autres se sont engagés sur la voie de régimes autoritaires. Tous se sont retrouvés confrontés à des difficultés liées au poids de l’héritage soviétique. Aujourd’hui, huit des douze Etats de cet espace (la Russie, le Bélarus, l’Azerbaïdjan et les Etats d’Asie centrale) sont classés par l’ONG Freedom House dans la catégorie des pays qui ne « sont pas libres ». Ces Etats peuvent avoir une façade démocratique, mais, à l’exception du cas particulier du Kirghizstan, ils se sont tous dotés de régimes fortement personnalisés, corrompus et oligarchiques dans lesquels le pluralisme politique est très limité, les processus institutionnels étroitement contrôlés, les inégalités sociales très importantes, les droits de l’homme bafoués, l’information fortement contrôlée.

Les autres Etats (l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et l’Arménie, auxquels on peut ajouter le Kirghizstan) ont mis en place des démocraties électorales et un pluralisme politique. Ils ont progressé sur la voie de la liberté d’expression, tous ont connu de véritables alternances politiques et quatre d’entre eux des révolutions nées de la volonté des peuples de voir le résultat de leur vote pris en considération. Aucun d’entre eux n’a toutefois eu une trajectoire linéaire et exempte de tension : la voie de la démocratisation est ardue. Ces Etats, y compris ceux qui sont liés à l’Union européenne par un accord d’association et bénéficient à ce titre d’un fort accompagnement, peinent tous à se réformer et ils sont gangrenés, à des degrés divers, par une corruption endémique. Les processus politiques sont compliqués par le poids de l’oligarchie ainsi que les tensions économiques et sociales. Et quatre des régimes en place sont fragilisés par les conflits, pour certains ouverts, pour d’autres gelés, (Donbass, Abkhazie, Ossétie du sud, Transnistrie, Karabakh) auxquels ils sont en proie. C’est le bilan de trente ans d’indépendance qui permet de voir le sens des mutations en cours.

Est-ce que les événements de l’année 2021 confirment ces évolutions ?

Anne de Tinguy : Oui. En matière de démocratie, 2021 a été une année noire en Russie et au Bélarus et elle a débouché début janvier 2022 au Kazakhstan sur une nouvelle tragédie qui est révélatrice des tensions socio-politiques générées par ces régimes autoritaires. En Russie, 2021 a commencé avec l’arrestation d’Alexeï Navalny à son retour de Berlin où il avait été hospitalisé après l’empoisonnement dont il a été victime en août 2020, arrestation suivie du démantèlement du Fonds de lutte contre la corruption qu’il a créé et de son réseau de représentants en région. Elle s’est achevée avec la dissolution de Mémorial. Cette ONG mondialement connue et respectée, dont Andreï Sakharov, prix Nobel de la paix, avait été un des fondateurs, s’est employée sans relâche depuis trente ans à faire progresser la connaissance et à perpétuer la mémoire des victimes du stalinisme et plus généralement de l’époque soviétique, autrement dit à permettre aux Russes de connaître leur passé et de le regarder en face. En prenant de multiples initiatives, comme « La dernière adresse », opération mémorielle inspirée d’un projet allemand (‘Pavés de mémoire’), elle a joué en Russie un rôle unique et essentiel. Sa dissolution, qui s’inscrit dans une politique mémorielle qui consiste à instrumentaliser l’histoire à des fins politiques, est une décision lourde de conséquences. La répression, qui cible toutes les voix discordantes, s’appuie largement sur des lois mises en place ces dernières années, notamment celle sur « l’extrémisme » qui interdit toute initiative oeuvrant « au renversement de l’ordre constitutionnel » et celle sur les « agents de l’étranger » dont le champ d’application a été à plusieurs reprises étendu ces dernières années. 

Au Bélarus, en dépit d’une opposition qui continue à contester les résultats de l’élection présidentielle d’août 2020, Alexandre Loukachenko a réussi à se maintenir au pouvoir grâce au soutien du Kremlin et à une répression systématique. Au Kazakhstan, la répression brutale et meurtrière a été la seule réponse apportée aux graves émeutes qui ont éclaté en janvier 2022 à la suite d’une hausse des prix de l’énergie. Au Turkménistan, le président Berdymuhammedov a encore accru les pouvoirs qu’il détient. En Ouzbékistan, où pourtant la fin de l’ère Karimov (1991-2016) avait été suivi d’un processus de réformes qui était apparu prometteur, le président Mirzioyev a été réélu en octobre, sans réel concurrent, avec un score soviétique (80% des voix). Au Kirghizstan, seul pays d’Asie centrale à avoir mis en place un régime pluraliste, qui a connu à trois reprises (en 2005, 2010 et 2020) des révoltes populaires qui ont toutes abouti au renversement des présidents en place, l’arrivée au pouvoir fin 2020 de Sadyr Japarov a donné un coup d’arrêt à cette trajectoire démocratique.

Quels sont les résultats obtenus par ces régimes autoritaires ? Contrôlent-ils véritablement le champ politique ?

Anne de Tinguy : La réponse est clairement négative. Regardons ce qui se passe en Russie et au Bélarus. La société civile a le plus grand mal à s’affirmer, elle n’est pas pour autant atone et la répression ne permet pas au pouvoir de contrôler totalement les processus politiques. En témoignent la décision de revenir à Moscou d’Alexeï Navalny, convaincu que sa voix porterait beaucoup moins en Russie s’il choisissait l’exil, et la mise en ligne deux jours après son retour d’une nouvelle vidéo dénonçant une fois de plus la corruption des élites dirigeantes (Le palais de Poutine), immédiatement vue par des dizaines de millions de Russes. En témoigne aussi la réorganisation à l’étranger du mouvement de contestation bélarusse sous la bannière de Svetlana Tikhanovskaia. Depuis 2020, un autre Bélarus, hors frontières, se constitue, un « Bélarus démocratique » qui s’est doté d’un Conseil de coordination et qui a ouvert à l’étranger des « ambassades populaires ». Par ailleurs, les attitudes de défiance à l’égard des institutions que révèlent les enquêtes d’opinion signifient que les sociétés ne sont pas aussi mobilisées au service des objectifs fixés par les autorités qu’elles pourraient l’être.

Le bilan de ces trois décennies est-il meilleur dans le domaine économique ? 

Anne de Tinguy :  Dans le chapitre sur la transition économique qu’il a écrit dans ce volume de Regards sur l’Eurasie, Sergei Guriev fait état d’un bilan décevant dans toute la région. Il estime que, pour un certain nombre de raisons qu’il explicite, les Etats issus de l’URSS (à l’exception des Pays baltes qui ont rejoint l’Union européenne) « ont emprunté des directions qui, chacun à leur manière, les ont conduits à l’échec ». Un échec qu’il illustre en indiquant que « le PIB réel par habitant de l’ancienne Union soviétique représentait, en 1989, 31 % de celui des États-Unis ; en 2018, il n’atteignait que 35 % ». 

La situation démographique de plusieurs des pays de la région pèse en outre sur leurs évolutions économiques. Entre 1991 et 2021, la population de six de ces Etats (Russie, Ukraine, Bélarus, Géorgie, Moldavie, Arménie) a diminué. La situation de la Russie est particulièrement préoccupante : en 2020-2021, elle a enregistré par rapport à 2019 une surmortalité de près d’un million de personnes, qui pour beaucoup ont succombé à la Covid-19. Au cours de la seule année 2021, le nombre de décès a dépassé de plus d’un million celui des naissances (Rosstat, The Moscow Times, 29 janvier 2022). 

Penchons-nous maintenant sur les équilibres internationaux au sein de l’espace postsoviétique : comment ont-ils évolué au cours de ces trois décennies ? Que dit la confrontation entre la Russie et l’Ukraine de la stratégie de la Russie dans son ancien empire ? 

Anne de Tinguy : La diversité des trajectoires politiques que nous venons de souligner s’est répercutée sur les équilibres internationaux. L’absence de valeurs communes et la difficulté des Etats de la région à définir des intérêts communs ont privé la Communauté des Etats indépendants (CEI), créée en décembre 1991, d’un ciment qui aurait permis une construction communautaire. Dès les années 1990, l’espace postsoviétique a cessé d’être une maison commune. Les nombreuses institutions qui ont été créées à l’initiative de la Russie dans une perspective intégrationniste (notamment la CEI, l’Organisation du Traité de sécurité collective, l’Union économique eurasienne) n’ont pas suffi à lui redonner une cohérence et en 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée et qu’elle est intervenue dans le Donbass, cet espace a volé en éclats. Depuis, l’ordre régional a continué à se fragmenter. 


La crise internationale que nous traversons aujourd’hui montre que, trente ans après la disparition de l’URSS, le passé continue à imprégner le regard de Moscou sur son ancien empire : la Russie reste dans une logique de sphère d’influence. A des degrés divers selon les pays et à l’exception des Républiques baltes, elle n’a jamais véritablement reconnu la pleine souveraineté des Etats issus de l’Union soviétique. Elle a toujours considéré qu’elle restait le primus inter pares et que l’histoire lui donnait des responsabilités, synonymes à ses yeux de droits. Cette approche l’a amené à utiliser tous les moyens en sa possession, y compris le hard power, pour peser sur l’évolution de ses partenaires. Avec des résultats qui n’ont pas été ceux qu’elle attendait. L’Ukraine est, dès les années 1990, le pays de la région qui a pris le plus fortement ses distances mais elle n’est pas la seule. Les autres Etats ont tous adopté, également à des degrés divers, des stratégies d’émancipation et de diversification de leurs relations extérieures. Ils ne contestent pas nécessairement le maintien d’une influence russe mais ils sont attachés à leur souveraineté et considèrent les relations avec des acteurs extérieurs comme le moyen qui leur permet d’équilibrer leurs relations avec la Russie. 

Quel poids ont dans cette région ces acteurs extérieurs à la zone ? Comment évoluent les positions de la Russie ?

Anne de Tinguy : Les acteurs extérieurs à la zone sont nombreux. L’Union européenne, la Chine ou les Etats-Unis exercent une forte attraction et sont très présents dans cet espace. D’autres Etats sont très actifs, notamment la Turquie dont l’influence va aujourd’hui bien au-delà des pays turcophones d’Asie centrale. En dépit d’une rivalité historique et de multiples divergences, Ankara a développé avec Moscou un partenariat qui s’appuie sur des intérêts économiques et énergétiques communs mais aussi sur une commune volonté de s’affirmer face aux pays occidentaux. Cette amitié n’a pas empêché la Turquie de se rapprocher de l’Ukraine dont elle soutient les positions, notamment sur la Crimée, et à qui elle a vendu des drones, ni de devenir en 2020, à la faveur du conflit du Karabakh, un acteur stratégique majeur dans le Caucase du sud : l’Azerbaïdjan, son allié de longue date, lui doit la victoire militaire qu’il a alors remportée. 

Ces différents acteurs sont pour la Russie de redoutables concurrents et elle a le plus grand mal à leur faire face. Elle reste certes un acteur majeur dans ce qui était autrefois son empire mais ses positions se sont sérieusement dégradées. Dans cet espace, elle n’est pas parvenue à passer d’une logique de domination à une relation de coopération mutuellement bénéfique qui lui aurait permis de conserver une place privilégiée. Dans le domaine économique, elle n’a pas su proposer un modèle de développement qui aurait fait d’elle un pôle d’attraction.

Que signifie la nouvelle offensive de Vladimir Poutine en Ukraine ? Moscou envoie des militaires à la frontière et les Américains se disent prêts à répondre, le monde semble au bord d’une nouvelle guerre

Anne de Tinguy : La crise internationale que nous vivons actuellement est majeure : la Russie entend d’une part contraindre les Etats occidentaux à refonder l’architecture de sécurité européenne mise en place à la fin de la guerre froide il y a trente ans et d’autre part faire en sorte que l’Ukraine n’ait pas d'autre choix qu'un retour dans sa sphère d’influence. 


La stratégie qu’elle a adoptée est révélatrice de sa vision du monde, de sa conception du système international et de la nature des outils qu’elle met au service de ses objectifs extérieurs. Le fait qu’elle se soit adressée aux Etats-Unis pour régler des questions ukrainiennes et européennes témoigne une fois de plus du regard très ambivalent, fait à la fois de fascination et d’animosité, qu’elle porte sur Washington. Le Kremlin affirme que la puissance américaine est en déclin, mais il reste obnubilé par cette dernière qu’il continue à considérer comme la première du monde. En traitant avec les Etats-Unis, que ce soit comme rival ou comme partenaire, il a l’impression de valoriser l’image que la Russie renvoie d’elle-même. Sa stratégie confirme en outre qu’à ses yeux le système mondial est structuré par les rapports de force et que les grandes puissances (dont Moscou estime faire partie) figurent au cœur de l’ordre international, elles sont les « vrais » acteurs des relations internationales et doivent être reconnues comme tels. Cette analyse est à la base d’autres initiatives prises par la Russie ces deux dernières années, notamment de sa proposition d’organiser un sommet du P5, c’est-à-dire des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, pour travailler à une refonte de la gouvernance mondiale.

La politique de Moscou corrobore par ailleurs le changement de paradigme opéré en 2014. A la fin de la guerre froide, la Russie avait revu à la baisse le rôle du facteur militaire dans la vie internationale. Depuis 2014, elle a remis la coercition, le hard power, au cœur de sa politique étrangère ; elle la considère à nouveau comme un facteur essentiel à la fois d’influence et de puissance. Sa stratégie est hybride : aura-t-elle à nouveau recours à la force ? Ou prendra-t-elle d’autres initiatives (cyberattaques, opérations de désinformation, ingérences dans les affaires intérieures, etc.) qui peuvent être tout aussi déstabilisatrices et destructrices que l’outil militaire ? D’ores et déjà la menace du recours à la force lui a permis de créer une confusion qui a bouleversé la vie internationale et déstabilisé l’Ukraine. Cette crise confirme le paradoxe de la puissance de la Russie : celle-ci accuse un fort retard économique et technologique sur les principales puissances mondiales mais elle détient un pouvoir de nuisance qu’elle n’hésite pas à mettre au service de ses objectifs de politique extérieure. 


Quels sont les enjeux de cette crise pour la Russie ?

Anne de Tinguy : L’issue de la crise internationale que nous traversons aujourd’hui est essentielle pour l’avenir de Moscou. Ce qui se joue, c’est la place de la Russie au sein de l’architecture de sécurité européenne, c’est aussi et peut-être surtout son rapport à l'Ukraine et à travers elle à son ancien empire. Moscou continue, comme il le fait depuis trois décennies, à tenter d’empêcher l’Ukraine de sortir de sa sphère d’influence en employant des moyens qui relèvent avant tout de la contrainte et en partant du postulat, rappelé par Vladimir Poutine en juillet dernier, que Russes et Ukrainiens ne forment qu’« un  peuple » et que la souveraineté de l’Ukraine « n’est possible que dans un partenariat avec Moscou ». Cette stratégie est révélatrice d’une incapacité ou d’un refus de sortir d’une approche impériale ou néo-impériale qui apparaît à la fois dépassée et contreproductive dans la mesure où plus la Russie menace l’Ukraine et plus elle la pousse vers la communauté euro-atlantique. 

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Manifestation en soutien au peuple d'Ukraine, de Crimée à Vologda, mars 2014, copyright Kichigin pour Shutterstock
Photo 1 : Affiche de l'opposant et journaliste Roman Protasevich devant l'ambassade de Lituanie à Bruxelles, juin 2021, copyright Alexandros Michailidis pour Shutterstock
Photo 2 : Manifestation contre l'intervention de Poutine en Crimée devant la statue de Taras Chevtchenko, Kiev, mars 2014,  copyright Hurricanehank pour Shutterstock
Photo 3 : Checkpoint à l'entrée dans la zone ukrainienne à Bachevsk, octobre 2021, copyright Fire-fly pour Shutterstock
Photo 4 : Frontière entre la Russie et l'Ukraine, copyright Photogid pour Shutterstock

Lire Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2021, Etude du CERI, n° 261-262 , Anne de Tinguy (dir.), février 2022.

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