L’Eurasie 30 ans après la fin de la guerre froide

24/02/2020

 

A l'occasion de la publication de l'Etude n° 247-248Anne de Tinguy, qui a dirigé ce volume, a répondu à nos questions.

Un lancement de l'Etude aura lieu le 27 février (17h-19h). Programme et inscriptions en cliquant sur ce lien.


La dernière livraison de Regards sur l’Eurasie – L’année politique 2019 est publiée aujourd’hui sur le site du CERI. Trente ans après la fin de la guerre froide, vous revenez dans ce volume sur les bouleversements internationaux qui s’ensuivirent. Quel regard portez-vous sur ces événements ? 

Anne De Tinguy : 1989 a été un point de basculement de la vie internationale. L’effondrement les uns après les autres des régimes communistes est-européens sans que Moscou ait recours à la force pour tenter de bloquer les processus en cours a signifié la fin de la guerre froide. Deux ans plus tard, c’était au tour de l’URSS de s’effondrer en laissant la place à quinze Etats indépendants. La même année, ses alliances européennes, le Pacte de Varsovie et le Conseil d’aide économique mutuelle, le CAEM, étaient démantelées, créant entre autres un vide sécuritaire.

Trente ans après ces événements, ce qu’on constate c’est que les bouleversements ont été incessants et multiples et les recompositions internationales, profondes à la fois entre l’ex-URSS et le reste du monde et au sein de l’espace postsoviétique. Et rien ne dit que ces dernières sont arrivées à leur terme. Le système international mis en place en 1945 a été largement balayé. Progressivement l’ordre international s’est restructuré autour d’une nouvelle bipolarité, américano-chinoise, et d’un retour de politiques de puissance qui affaiblissent le multilatéralisme. La réconciliation russo-occidentale, qui avait suscité tant d’espoirs au début des années 1990, a peiné à se confirmer. Basé sur des valeurs supposées communes et sur une convergence des intérêts économiques, le paradigme qui fondait jusqu’en 2014 leur partenariat avait pour finalité un ancrage de la Russie au monde occidental. Celui-ci était certes imparfait, mais considéré comme possédant une dynamique positive : l’idée dominante était qu’une logique d’association prendrait le dessus, que la Russie était un partenaire difficile, mais nécessaire. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a fait voler en éclats ce paradigme. L’effondrement du système de contrôle des armements et des mesures de confiance qui accompagnaient les différents accords signés à la fin de la guerre froide et au début des années 1990 est une des manifestations les plus marquantes de la dégradation des relations russo-occidentales et des mutations du système international. 

Quelles ont été les répercussions de tous ces événements dans l’espace postsoviétique ?

Anne De Tinguy : Au sein de l’Eurasie, terme qui désigne l’espace postsoviétique, les bouleversements ont été intenses. L’Union soviétique était un espace fermé, coupé du monde extérieur, centralisé – tout convergeait vers Moscou –, dominé par la Russie, protégé par un glacis est-européen. Au lendemain de son effondrement, douze des nouveaux Etats indépendants (les ex-Républiques soviétiques moins les Etats baltes) sont devenus membres de la Communauté des Etats indépendants créée en décembre 1991. Confrontés à des problèmes similaires, liés par un passé commun et par une mémoire collective commune, proches par leurs attitudes héritées de la période soviétique, ils semblent un temps pouvoir rester une entité que la Russie considère comme sa sphère d’influence. Ce n’est pas ce qui s’est produit.

Aujourd’hui, l’espace postsoviétique est fragmenté et profondément transformé. L’héritage soviétique continue certes à imprégner les mentalités, les identités, le territoire, les systèmes politiques. Il suffit de lire les remarquables ouvrages de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature, notamment La fin de l’homme rouge, pour le comprendre. Mais cet espace n’a pas été réintégré. Il n’est plus un espace unifié, ni une entité ni une maison commune : les Etats de la région ont eu des trajectoires très différentes les unes des autres ; le sentiment d’appartenance à la région postsoviétique n’est plus à l’origine des grands choix opérés par plusieurs d’entre eux. Désormais ouvert sur le monde, il n’est plus dans son ensemble une sphère d’influence de la Russie. L’ancienne puissance tutélaire reste un acteur central, mais elle n’est plus en situation de monopole, elle n’est même plus maître du jeu.

Comment en est-on arrivé là ? Comment caractériser aujourd’hui les relations entre la Russie et les Etats de sa périphérie ?

Anne De Tinguy : La Russie et les pays issus de son ancien empire ne sont plus dans une relation de dominant/dominé. Dans les années 1990, la Russie n’a pas influé comme elle l’aurait souhaité sur les bouleversements institutionnels et sur les évolutions internationales et régionales. Par la suite, ses positions ont continué à s’éroder. Dans cette région qu’elle continue à définir comme celle de ses intérêts fondamentaux et où elle dispose toujours de multiples outils d’influence, elle reste très présente, mais elle est obligée de composer. Tout au long de ces trois décennies, à des degrés divers et avec une marge de manœuvre qui varie selon les cas, ses partenaires ont fondé leur politique étrangère sur la volonté de conforter leur souveraineté. Ce qu’ils veulent, c’est définir eux-mêmes leurs grandes orientations internes et externes, c’est être respectés par le Kremlin et pouvoir équilibrer leurs relations extérieures grâce à des partenariats avec des acteurs étrangers. 

La Russie a certes des alliés dans la région : ce sont les Etats membres de l’Organisation du traité de sécurité collective, l’OTSC, créée en 2002, qui regroupe la Russie, le Bélarus, le Kazakhstan, l’Arménie, le Kirghizstan et le Tadjikistan, et de l’Union économique eurasienne, l’UEE, fondée en 2015, dont les membres sont les mêmes (moins le Tadjikistan). Mais ces Etats ne sont pas de simples sujets de l’ancienne puissance impériale. Même lorsqu’ils sont économiquement dépendants de leur grand voisin – ce qui est le cas du Bélarus ou de l’Arménie –, ils ne se plient pas à toutes ses volontés. Le Bélarus n’a jamais été un allié facile, le Kazakhstan mène une politique multivectorielle ambitieuse et a les moyens de se faire entendre, l’Arménie a des liens privilégiés avec l’Union européenne : ces deux derniers Etats ont réussi à concilier fidélité à la Russie et ouverture sur le monde extérieur. 

Les six autres Etats de l’espace postsoviétique ont pris leurs distances avec la Russie. Trois se sont émancipés : en dépit des fortes pressions exercées par Moscou, l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie ont signé en 2014 avec l’Union européenne des accords d’association qui prévoient entre autre la création d’accords de libre-échange approfondi et complet. Et les trois derniers continuent, à leur manière, à chercher à protéger leur souveraineté. Le Turkménistan et l’Azerbaïdjan sont restés à l’écart de tous les processus d’intégration régionale. L’Ouzbékistan a adopté à l’égard de la Russie et de l’OTSC comme des Etats Unis des positionnements qui ont varié au fil du temps.

Quel rôle les acteurs extérieurs (l’Union européenne, la Chine, les Etats-Unis, etc.) jouent-ils dans cette région ?

Anne De Tinguy : Les acteurs extérieurs ont contribué à l’ouverture de ces Etats sur le monde et plusieurs d’entre eux sont aujourd’hui très présents. L’Union européenne est le premier partenaire commercial de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, mais aussi de la Russie, de l’Azerbaïdjan et des cinq pays d’Asie centrale pris globalement (d’après les données de 2018). Les Etats Unis jouent un rôle économique et sécuritaire, depuis 2001 dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » en Afghanistan. L’Alliance atlantique a mis en place avec tous les Etats de la région, y compris la Russie, des coopérations, plus ou moins développées selon les cas. La Turquie est très active en Asie centrale turcophone, notamment dans le secteur culturel, et en Russie. La Chine est devenue incontournable, en particulier mais pas seulement, en Russie et dans les pays d’Asie centrale. Pour Moscou, elle est un partenaire stratégique dont l’importance a augmenté depuis la crise ukrainienne ; en Asie centrale, elle est un acteur économique majeur. Son projet des routes de la soie (Belt and Road Initiative), ses actions culturelles, son engagement au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai, etc., confirment que son investissement dans la région est global et de long terme. 

Si je vous comprends bien, la Russie n’est plus en position de force dans cette région qui a été son empire ?

Anne De Tinguy : Vous soulevez là une question essentielle. La Russie garde dans cette région d’importants outils d’influence, économiques, notamment énergétiques, militaro-sécuritaires, culturels, informationnels et numériques, religieux, etc. Et elle n’a pas hésité à utiliser la force pour tenter de faire renoncer certains de ses partenaires (la Géorgie en 2008, l’Ukraine depuis 2014) à des décisions qu’elle estimait ne pas aller dans le sens de ses intérêts. Elle a, on le voit, un fort pouvoir de nuisance.

Mais les politiques qu’elle a menées depuis trente ans se sont souvent avérées maladroites et contreproductives. Le résultat est que dans cette région où elle avait de multiples cartes en mains, ses positions se sont érodées et son influence est en déclin. La Russie est aujourd’hui à nouveau largement considérée dans le monde comme un acteur de premier plan de la vie internationale. Au Moyen-Orient, elle a réussi à revenir sur le devant de la scène et à être perçue comme incontournable. L’étonnant est que dans son ancien empire qu’elle continue à considérer comme la sphère de ses intérêts fondamentaux et où elle avait tant d’atouts, la diplomatie russe n’a pas su se renouveler dans les mêmes proportions. Le Kremlin continue à avoir du mal à reconnaître la pleine souveraineté des Etats de la région et à considérer que des pays extérieurs à la zone, en particulier occidentaux, puissent y être des acteurs légitimes. Il n’est pas parvenu à développer des logiques de coopération mutuellement bénéfique qui auraient permis à la Russie de garder dans cette région une place privilégiée en s’affirmant comme un pôle d’attraction. 

Vous insistez souvent dans vos écrits sur l’importance de la question ukrainienne. Quel est l’impact de la relation russo-ukrainienne sur ces évolutions ?

Anne De Tinguy : Au sein de cet espace, la question ukrainienne a été et reste un facteur majeur d’évolution. Et elle est, à mes yeux, pour les Russes une tragédie qu’ils ne parviennent toujours pas à surmonter. En dépit de la proximité entre les deux peuples et de l’image globalement positive dont la Russie a longtemps bénéficié, les relations entre eux sont de longue date tumultueuses et douloureuses. L’Ukraine aurait pu être un pays ami qui aurait fait le lien entre l’est et l’ouest de l’Europe. Elle est le grand échec de la diplomatie russe.

Alors qu’ils étaient mieux placés que quiconque pour comprendre la réalité de la volonté d’indépendance des Ukrainiens, les Russes ne l’ont pas appréhendée, encore moins acceptée.  En 2014, le Kremlin a cherché une nouvelle fois à forcer le destin pour tenter d’inscrire l’Ukraine dans une relation privilégiée qui serait durable, voire définitive. Avec les résultats que nous connaissons. Si l’Ukraine réussit la grande entreprise de réformes et de modernisation dans laquelle elle est engagée, elle sera un formidable pôle d’attraction dans l’espace postsoviétique, y compris en Russie.

L’élection de Volodymyr Zelensky marque-t-elle un tournant ? S’oriente-t-on vers un règlement du conflit dans le Donbass et du problème de la Crimée ?

Anne De Tinguy : L’élection spectaculaire de Volodymyr Zelensky en avril dernier a suscité et continue à susciter de grands espoirs. Elle est largement liée à la volonté d’un retour à la paix d’une société ukrainienne fatiguée par cinq ans d’une guerre meurtrière qui a déjà fait quelque 13 000 victimes, de nombreux blessés et des centaines de milliers de réfugiés et de déplacés internes. Les négociations sur le Donbass ont été relancées et pour la première fois depuis les accords de cessez-le-feu signés à Minsk en février 2015, elles donnent des résultats. Une nouvelle dynamique est créée. Débouchera-t-elle sur un règlement du conflit ?

La marge de manœuvre du président Zelensky est étroite : les Ukrainiens veulent la paix, mais pas à n’importe quel prix. La Russie, qui est, rappelons-le au cœur de ce conflit, fera-t-elle les concessions qui rendraient possible une sortie de crise ? Cela aurait pour elle de nombreux avantages et lui permettrait notamment de répondre à l’appel à un reset lancé ces derniers mois par Emmanuel Macron et ce faisant de réamorcer sur de nouvelles bases les relations russo-européennes. Mais où sont ses priorités ? Un simple gel du conflit lui permettrait de continuer à peser sur les grandes orientations prises par l’Ukraine. 

Propos recueillis par Corinne Deloy

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