Histoires de réfugiés. La Fondation Fuite, expulsion et réconciliation à la croisée des chemins

10/12/2015

Les termes « fuite » et « expulsion » mentionnés en lien avec l’Allemagne renvoient aujourd’hui immanquablement aux nombreux réfugiés qui affluent dans le pays depuis plusieurs mois. Si le volontarisme de la chancelière Angela Merkel et de la majorité des Allemands en matière d’accueil a pu étonner, voire prendre les Européens, et notamment les Français, au dépourvu, c’est que ces derniers ont sans doute oublié à quel point l’Allemagne - bien qu’elle ait longtemps refusé de se penser comme un pays d’immigration - a été une terre d’accueil pour de nombreux réfugiés durant la seconde moitié du XXe siècle.

L’accueil généreux par la RFA des Yougoslaves fuyant la guerre au début des années 1990, voire celui des Allemands de l’Est votant par centaines de milliers avec leurs pieds contre le régime de Honecker à l’été 1989 (qui nous ont donné à voir des scènes qui ressemblaient à s’y méprendre à celles que l’on a pu observer en gare de Munich en cette fin d’été 2015), sont les premiers réfugiés auxquels on pense. Cependant, dans la mémoire collective allemande, l’événement le plus marquant est l’arrivée dans le pays à la fin de la seconde guerre mondiale d’environ 11,5 millions d’Allemands, contraints de quitter leur terre natale – provinces perdues à l’Est comme la Prusse orientale ou la Silésie ou aires de peuplement allemand comme les Sudètes, la forêt de Bohême, le Banat, la Bucovine, la Turquie souabe, la Transylvanie, etc. – et fuyant devant l’avancée de l’Armée rouge, évacués, expulsés, transférés puis réfugiés à l’Ouest de la nouvelle frontière orientale, dans une Allemagne ravagée et exsangue. Cet épisode est d’ailleurs constamment rappelé pour justifier le Wir schaffen das (Nous allons y arriver) de la chancelière. N’a-t-on pas, en une décennie, réussi à intégrer ces nouveaux arrivants dans des conditions autrement plus difficiles que celles d’aujourd’hui ? N’est-ce pas là une des grandes réussites de la jeune RFA (et également de la RDA) ? A tel point que « la fuite et l’expulsion » (traduction de l’expression consacrée Flucht und Vertreibung) constitue aujourd’hui un véritable lieu de mémoire allemand1.

Au cours des années 1990, la fin de la guerre froide, la réunification du continent européen, la disparition progressive de la génération des témoins et l’éloignement dans le temps de ces événements ont laissé croire à un apaisement des tensions autour de cette mémoire traumatique, qui a longtemps été fragmentée et a peiné à trouver une représentation susceptible d’assurer sa pérennité en tant que mémoire culturelle en Allemagne. Or non seulement cette mémoire tend à ressurgir à l’occasion d’événements comme l’actuelle arrivée des réfugiés mais tout aussi régulièrement des controverses viennent raviver les débats autour des justes place et représentation de ces événements dans la mémoire collective, témoignant de son aspect encore très problématique.

Passées totalement inaperçues en France et peu discutées dans les médias allemands, les turbulences que traverse la Fondation Flucht, Vertreibung, Versöhnung (Fuite, expulsion, réconciliation), l’un des projets de politique de l’histoire les plus importants de la République fédérale selon les dires de l’historien Martin Schulze Wessel2, méritent pourtant que l’on y prête attention. En effet, en moins d’une année, on a assisté à la démission de son directeur Manfred Kittel à la fin du mois de décembre 2014, la nomination de son remplaçant au mois de juin dernier et la démission subséquente de cinq membres du Conseil scientifique (soit un tiers des membres et deux des trois Européens de l’Est restants) et enfin le refus, en novembre 2015, du nouveau directeur Winfried Halder de prendre ses fonctions. Un quart de siècle après la chute du mur de Berlin, s’ils peuvent paraître anecdotiques à qui ne suit pas de très près le débat sur l’historiographie allemande, ces faits relèvent en réalité d’un conflit mémoriel à portée européenne.

La fondation a vu le jour en 2008 à l’initiative de la grande coalition pour reprendre la main face à l’initiative de la Confédération des expulsés (Bund der Vertriebenen), de sa présidente Erika Steinbach et du député SPD Peter Glotz de créer à Berlin un Centre contre les expulsions (Zentrum gegen Vertreibungen) - lieu de commémoration des victimes allemandes de la guerre. Elle figure dans l’accord de coalition signé conjointement par la CDU/CSU et le SPD qui prévoit d’édifier dans « un esprit de réconciliation » un « signe visible à Berlin »  pour commémorer  « l’injustice des expulsions »3.
Le simple fait de placer ce  « signe visible » à Berlin - à quelques encablures des principaux lieux de commémoration de l’assassinat des Juifs d’Europe et de la terreur nazie - d’une part, souligne le fait que la Fondation Flucht, Vertreibung, Versöhnung a été créée en réaction au Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe (Mémorial de l’holocauste) inauguré en 2005, d’autre part constitue déjà un message en soi sur la place concédée aux  « victimes allemandes » de la seconde guerre mondiale (placées au même niveau que les victimes juives) dans la mémoire collective allemande. Or la loi du 21 décembre 2008 sur la création de cette Fondation non-autonome4 encadrait la mission de l’institution : elle a pour objet « de maintenir vivantes, dans un esprit de réconciliation, la mémoire et la commémoration de la fuite et des expulsions qui ont eu lieu au XXe siècle » et de baliser le cadre historique dans lequel cette mémoire devait s’inscrire : « dans le contexte de la seconde guerre mondiale et de la politique expansionniste et d’extermination nationale-socialiste et des conséquences de celles-ci ». Une manière d’assurer une lecture de l’histoire qui se distingue de celle promue depuis leur création par nombre d’associations d’expulsés, qui, tout à leur volonté de se voir reconnues comme victimes, tendaient à sortir l’épisode des fuites, de l’évacuation, des déplacements de population, des expulsions et des déportations d’Allemands du contexte de la seconde guerre mondiale.
Or c’est précisément le retour à ce type de récit qui, en décembre 2014, a provoqué la colère des conseillers scientifiques de la Fondation et les a poussés à réclamer la démission de Manfred Kittel. En effet, l’exposition temporaire Twice A Stranger, organisée – mais non conçue - par la Fondation dans les murs du Musée historique allemand, prévoyait de projeter des séquences filmées, dans lesquels des Allemands expulsés de Pologne évoquaient leurs souffrances, sans que le contexte historique dans lequel leurs départs forcés avaient eu lieu ne soit évoqué d’aucune manière. Cet « oubli » a été celui de trop et a fait apparaître la Fondation pour ce qu’elle était (malgré tous ses engagements à travailler à la réconciliation), à savoir une institution destinée à satisfaire les associations d’expulsés et non pas un outil qui pourrait permettre de retravailler d’un point de vue mémoriel et historique les migrations forcées, les fuites, et les expulsions qui se sont déroulées au XXe siècle, comme le stipulaient pourtant l’accord de coalition entre CDU/CSU et SPD de 2005 et la loi de 2008.

La décision de la ministre d’Etat à la culture et aux médias Monika Grütters (CDU) de se séparer de Manfred Kittel, choix très controversé depuis le départ en raison de sa proximité avec les associations d’expulsés, a pu, un temps, apparaître comme une volonté d’apaiser les tensions et surtout de permettre à l’institution de prendre un nouveau départ.
La nomination d’un nouveau directeur Wilfried Halder a toutefois rapidement mit fin à ces espoirs. Préféré à un historien spécialiste des migrations forcées qui a mis à jour l’héritage brun particulièrement important des premiers dirigeants de la Confédération des expulsés, le remplaçant de Manfred Kittel est issu de ce même milieu. Il n’a été choisi ni pour ses travaux d’historien ni pour les réseaux qu’il a tissés dans les pays voisins de l’Allemagne mais parce qu’il dirigeait l’une des associations culturelles des expulsés (le Gerhard Hauptmann Haus) à Düsseldorf.

Dès lors, loin d’incarner une rupture avec ces milieux, sa nomination révèle au contraire une fois de plus le poids des associations d’expulsés au sein de la CDU et de la CSU. Elle a entraîné la démission d’un tiers des membres du Conseil scientifique de la fondation et en particulier des derniers représentants polonais – caution morale de la fondation – et renvoie à des questions qui ne devraient pas laisser indifférents les voisins, orientaux comme occidentaux, de l’Allemagne. Ces débats ont été nourris par l’exposition temporaire Gewaltmigration erinnern (Mémoires des migrations forcées), organisée et conçue par la Fondation et complément à Twice a Stranger, et qui proposait  « un aperçu représentatif (...) des contenus de la future exposition permanente »5. Ils avaient déjà été soulevés par  ce que l’on appelle l’« Approche générale », exposé des lignes directrices de l’exposition permanente présentée en 2012 par le directeur sortant et accessible sur site de la fondation. Il apparaissait clairement au visiteur de Gewaltmigration erinnern comme au lecteur de l’Approche générale que la Fondation poursuivait sur la ligne pourtant dénoncée depuis des années déjà par de nombreux historiens, à savoir, celle d’une focalisation sur les souffrances des victimes allemandes notamment par la juxtaposition des études de cas de populations expulsées (musulmans des Balkans, Arméniens, Turcs, Grecs, juifs, Polonais, Allemands, etc.) – procédé qui tend à conférer aux « victimes allemandes » un statut particulier en raison de leur supériorité numérique écrasante sur les autres victimes –, mais aussi par la description du déroulement particulier des migrations forcées tout comme de leurs effets sans que soit mentionnées ou analysées leurs causes ou les contextes historiques dans lesquels elles se sont déroulées, et pour finir par le postulat discutable dont partent à la fois l’exposition Gewaltmigration erinnern et l’Approche générale, selon lequel l’histoire européenne du siècle dernier aurait été celle des migrations forcées induites par la volonté de créer des Etats-nations ethniquement homogènes dont le nazisme n’aurait finalement été que l’incarnation la plus extrême.

Cette lecture remet en cause la culture mémorielle allemande qui, depuis le milieu des années 1980, fait de la Shoah – entendue comme un développement particulier de l’histoire allemande – le « mythe fondateur négatif » de la RFA. Les récentes turbulences traversées par de la fondation Fuite, expulsion, réconciliation témoignent de l’officialisation croissante, en Allemagne, d’une « nouvelle écriture » de l’histoire qualifiée par Eva Hahn et Hans Henning Hahn de révisionniste6. Ces derniers écrivent : « En résumé, nous pouvons conclure que les débats récents autour des expulsions en Allemagne ne sont pas seulement des débats académiques censés améliorer notre connaissance du passé. Ces débats autour d’une composante majeure de l’identité nationale de l’une des nations européennes les plus puissantes auront des implications à l’avenir bien au-delà de l’Allemagne. On n’accordera jamais trop d’importance à la question suivante : quelles images de la seconde guerre mondiale et de ses conséquences – c’est à dire du régime nazi et de l’expulsion - l’Etat allemand cautionne-t-il ? » Le choix du futur directeur de la Fondation Fuite, expulsion et réconciliation sera en lui-même une réponse à cette question7.

1er décembre 2015

  • 1. A ce titre, « la fuite et l’expulsion » font l’objet d’un chapitre dans l’ouvrage de Etienne François et Hagen Schulze (eds.), Deutsche Erinnerungsorte, Munich, C. H. Beck, 2001.
  • 2. Cf. entretien radiophonique du 5 novembre 2015 , SWR avec le professeur Martin Schulze Wessel.
  • 3. Cf. Koalitionsvertrag 2005-2009 Gemeinsam für Deutschland. Mit Mut und Menschlichkeit. Koalitionsvetrag von CDU, CSU und SPD.
  • 4. Cette fondation est placée sous l’autorité du Musée historique allemand (Deutsches Historisches Museum) lui même géré par une fondation.
  • 5. En novembre 2015, à Berlin, la double exposition temporaire Gewaltmigration erinnern/Twice a Stranger organisée par la Fondation Fuite, expulsion, réconciliation a ouvert ses portes au Musée historique allemand. Une première pièce avait pour objectif de donner un aperçu de ce que serait l’exposition définitive de la Fondation Fuite expulsion, réconciliation une fois celle-ci installée dans les murs du Deutschlandhaus. La seconde, Twice a Stranger, achetée à une société de production grecque, venait compléter celle-ci. Partant des échanges de population entre la Grèce et la Turquie intervenus après la première guerre mondiale, elle présentait des entretiens vidéo, des archives filmées et des photos de victimes de migrations forcées. Cf. Mediengespräch zur Ausstellung, am 5. November 2014, Pressemappe, Gewaltmigration erinnern. Twice a Stranger. Stiftung Flucht, Vertreibung, Versöhnung. 6 novembre 2014-18 janvier 2015. Deutsches Historisches Museum, Berlin, p. 3.
  • 6. Eva Hahn, Hans Henning Hahn, « The Holocaustizing of the transfer-discourse. Historical revisionism or old wine in new bottles ?, in Michal Kopeček, Past in the making. Historical revisionism in Central Europe after 1989, Budapest, Central University Press, 2008.
  • 7. Notons que le choix pour assurer l’intérim de Uwe Neumärker, directeur du Mémorial aux Juifs d’Europe assassinés (institution à laquelle les représentants des associations d’expulsés voulaient faire concurrence), qui, de par ses fonctions, ne peut que s’élever contre la polarisation sur les seules souffrances allemandes, donne des raisons d’espérer.
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