En attendant l’intervention militaire en Libye, la guerre contre Boko Haram

25/03/2015

Enfin, diront certains. Après des années de relative indifférence, face à l’inaptitude des forces de sécurité nigérianes à endiguer les actions terroristes de Boko Haram, les pays de la région se liguent pour porter un coup décisif à un mouvement ultra-violent qui sévit non seulement dans le Nord-Est du Nigeria mais qui a pris ses aises au Cameroun et au Niger et menace le Tchad. Embuscades ou assassinats ici et là, dépôts d’armes, enlèvements de citoyens occidentaux s’ajoutent à la litanie des actions violentes perpétrées contre une population nigériane trop souvent abandonnée.

Tel est le discours entendu aujourd’hui pour justifier une intervention militaire dont le Tchad a pris l’initiative, fort de sa participation à l’opération Serval et de l’hospitalité qu’il fournit à l’état-major de l’opération Barkhane. En l’espace de quelques semaines, les forces tchadiennes associées à leurs homologues camerounaises et nigériennes ont ainsi ouvert deux fronts et amorcé un mouvement de prise en tenaille des combattants du mouvement radical nigérian. Les victoires se multiplient et laissent augurer la tenue des élections au Nigeria, reportées officiellement à cause de la situation sécuritaire dans le Nord-Est du pays.

On doit cependant accepter d’aller au-delà de ces pétitions de principe et questionner l’évidence pour ne pas avoir à affronter les déconvenues provoquées ailleurs, au Mali notamment. Seront évoquées ici plusieurs aspects qui tiennent à l’enracinement de Boko Haram, à la nature problématique d’une victoire militaire contre un tel groupe, à une situation régionale plus complexe qu’elle n’apparaît dans ce sursaut commun contre l’organisation islamiste et enfin aux conséquences attendues ou moins attendues de cette intervention militaire.


Boko Haram n’est pas un problème nouveau dans l’univers politique et religieux du Nigeria. On ne reviendra pas sur l’histoire ce groupe en détail si ce n’est pour rappeler deux points importants. D’une part, son développement a été possible grâce à une connivence de ses dirigeants avec certaines élites du Nord-Est du pays qui entendaient ainsi manifester leur insatisfaction profonde face à leur marginalisation croissante, notamment sous les présidences de Goodluck Jonathan (2010-2011 et 2011-2015). D’autre part, il a été accéléré par les importants dommages collatéraux consécutifs à la répression menée, avec une rare inefficacité par les forces de police et l’armée nigérianes, contre le mouvement.

Cette situation demeure inchangée malgré l’intervention armée de différents pays de la région. Le déclassement économique des Etats du Nord du Nigeria s’est poursuivi durant ces dernières années sans qu’Abuja ne veuille réellement réévaluer sa politique. Certains même estiment que l’implication tchadienne est une opération dûment monnayée par le président nigérian qui désire redorer son bilan avant les élections. La candidature alternative du général Mohammadu Buhari au scrutin présidentiel est vue par d’autres comme une possibilité de rééquilibrer le fonctionnement de l’Etat nigérian entre le Nord et le Sud du pays au moins à un niveau symbolique. La population garde cependant un souvenir très partagé de son passage au pouvoir dans les années 1980. Sera-t-il capable de s’atteler à la résolution des problèmes sociaux et économiques qui fournissent à Boko Haram un bassin de recrutement pratiquement sans limites ? Saura-t-il préserver à la fois la paix, chèrement acquise, avec le Mouvement pour l'émancipation du delta du Niger (MEND) tout en réformant l’action des forces de sécurité dans le Nord-Est du pays et en reprenant le dialogue avec certains dirigeants de Boko Haram comme ce fut le cas en 2013 pendant une très courte période ? Rien aujourd’hui, hormis les habituelles promesses de campagne électorale, ne permet de répondre positivement à ces questions.

L’intervention régionale fournit à Abuja des victoires, sur lesquelles on ne sait si le régime nigérian saura capitaliser pour construire une réponse aux tensions sociales qui sous-tendent l’existence de ce mouvement peut-être plus millénariste que « salafiste-djihadiste », adjectif par lequel on le qualifie généralement. Les villages et les villes libérées ne sont souvent que des amas de ruines qu’ont fuis les populations et l’armée nigériane est la plupart du temps incapable de tenir ces zones libérées, obligeant les forces tchadiennes et nigériennes à, sans cesse, revenir sécuriser leurs arrières. De plus, la restauration de l’autorité du gouvernement nigérian reste simplement militaire : aucun service public ne fonctionne plus et l’empathie avec les déplacés reste minimale. Autrement dit, les dommages collatéraux d’aujourd’hui seront aussi importants que ceux d’hier.

Le rôle éminent joué par Idriss Déby dans cette crise mériterait de nombreux commentaires. Les caisses de Ndjamena sont vides à cause d’un prix du pétrole trop bas compte tenu des coûts de production, de la qualité de l’huile et du prix du transport jusqu’au port de Kribi mais aussi en raison de la gouvernance économique de la présidence tchadienne, proprement calamiteuse, sans commune mesure même avec ce qui se passait au début des années 2000. La crise sociale menace et les incursions de Boko Haram au Nord-Cameroun en affectant la sécurité du principal axe d’approvisionnement international du Tchad (et du pipeline) constituent une véritable menace. Le président tchadien peut à juste titre estimer que son intervention sera dûment récompensée, par la présidence nigériane, quand bien même les généraux de ce pays multiplient les gestes de défiance à son égard. Grâce à l’intermédiation française, son action permet aussi à Idriss Déby de reprendre langue avec le FMI et d’escompter une aide des donateurs institutionnels dont sa gestion des fonds publics le privait jusqu’alors.

En étant parvenu à bâtir un consensus national au Tchad sur le danger que représente Boko Haram et en mobilisant Paris et Washington à ses côtés, Idriss Déby a également réussi à placer ses pions à la fois sur la scène interne et régionale. La question du tracé de la frontière qui traverse le lac Tchad (ou ce qu’il en reste) relève de ce dernier niveau ; la chose passe inaperçu mais est pourtant économiquement essentielle. Au niveau interne, le financement d’un appareil militaire complètement disproportionné par rapport à la situation économique du Tchad garantit au pays un appui au sein des groupes sociaux qui pourraient le plus évidemment contester son pouvoir : de nombreux cadres militaires démobilisés ont repris du service et escomptent en tirer de substantiels bénéfices. Troisième acquis de cette intervention : la durée de la guerre qui justifiera le maintien d’Idriss Déby au pouvoir, au-delà du terme de son mandat en 2016. On peut gager que les élections tchadiennes préoccuperont davantage les organisations de droits de l’homme que les chancelleries occidentales. Enfin, le président tchadien va marquer un dernier point sur la question de la Libye. De façon récurrente depuis de nombreux mois, y compris lors du Forum de Dakar de décembre 2014, Idriss Déby fait systématiquement référence à la situation libyenne et aux dangers qu’elle fait courir à ses voisins, au Mali (les Français en sont convaincus aujourd’hui), mais aussi au Niger et au Tchad. L’attaque du musée du Bardo à Tunis par des terroristes formés en Libye est la tragique illustration que cette menace concerne aussi le Maghreb. Des opérations menées par les forces spéciales occidentales (notamment françaises et américaines) ont déjà lieu dans le Sud-Ouest de la Libye mais il faudra faire plus pour sortir le pays de l’impasse politico-militaire où il se trouve et le Tchad entend ici faire valoir ses intérêts.

L’implication des forces tchadiennes aux côtés de forces spéciales camerounaises (la Brigade d’intervention rapide) vise à lutter contre l’influence de Boko Haram que Yaoundé n’a jamais combattue. L’alliance militaire n’a pas fait diminuer la méfiance existant entre les deux pays. La presse camerounaise en effet n’hésite pas à faire du Tchad le bras armé de la France et à décrire Boko Haram comme un mouvement piloté par Paris (rien de moins) pour permettre un retour d’influence de la France sur Yaoundé. Un ministre tchadien a apporté sa contribution à cette vision pour le moins paranoïaque en déclarant que près de 40% des armes saisies sur des combattants de Boko Haram étaient d’origine française. On attend encore le démenti promis par Ndjamena. Mais peut-être sommes-nous ici dans une tentative de réconciliation des deux ex-colonies sur le dos de l’ancien colonisateur ?

Le problème dans cette région n’est pas différent de celui du Nord-Est du Nigeria, même si son intensité est moindre. Le gouvernement camerounais vient, précipitamment, comme cela s’est fait au Mali en 2011 avec les conséquences que l’on sait, de définir un plan d’urgence richement doté pour restaurer une présence de l’Etat dans cette zone délaissée du pays. Mais on peut craindre que le versant militaire de ce programme ne l’emporte sur toutes les autres composantes et ait des effets contre-productifs (sans même évoquer les retards que des plans similaires ont connu dans d’autres régions du pays). Tenter de répondre de façon multilatérale au défi posé par Boko Haram ne semble pas aujourd’hui une priorité internationale à la fois à cause des fortes réticences de Yaoundé et des désaccords au sein des partenaires internationaux (notamment de Londres, qui estime que cette crise pourrait se régler plus vite qu’il n’est envisagé et qu’une opération internationale est de toutes façons hors de prix).

Pour des raisons qui tiennent à l’intensité des flux transnationaux, aux liens ethniques et à l’extrême pauvreté de la zone concernée par les agissements du mouvement nigérian, le Niger est le maillon faible de cette coalition de pays. La situation politique du pays est différente de celle des autres pays, même si un réel durcissement est perceptible depuis de longs mois. Elle révèle, plus encore qu’au Cameroun et au Tchad, l’inadéquation de l’aide internationale, notamment européenne. Encore une fois, dopée par la coopération militaire française et américaine, l’armée nigérienne mène la bataille mais est impuissante à gérer ses victoires faute de moyens et d’une administration civile qui accompagnerait la campagne militaire et restaurerait la confiance dans l’Etat et un sentiment de normalité.


De cette courte analyse découlent plusieurs points de réflexion.
Le premier est que l’optimisme des communiqués de victoire ne doit pas nous faire oublier qu’il n’y a souvent pas de vérification indépendante, que les centaines de combattants de Boko Haram mis hors d’état de nuire risquent d’être assez souvent des civils et que les villes libérées restent fondamentalement des ruines qui ne peuvent accueillir leurs anciens habitants. Si les affirmations les plus sensationnalistes se succèdent sur les liens entre Boko Haram, AQMI et ISIS, on sait peu de choses – hormis sa propagande et la contre-propagande – sur le fonctionnement interne du mouvement, la logique de ses recrutements, les débats existants entre son aile la moins militariste et les commandants qui conduisent aujourd’hui Boko Haram. Imaginer une victoire militaire (même dans le sang) comme ce fut le cas en 2002 contre le mouvement Maitatsine est en tout cas une illusion.

Deuxième point : l’intervention régionale pourrait avoir des effets paradoxaux. On assiste depuis déjà plusieurs années à la concrétisation d’une prophétie auto-réalisatrice : Boko Haram est devenu plus violent et a sans doute tenté, sans grande systématicité, de tisser des liens avec d’autres mouvements armés sur des bases plus opportunistes qu’idéologiques. Ensuite, si toutes les analyses ont longtemps souligné le caractère fondamentalement nigérian de ce mouvement, l’intervention internationale le place dans une dynamique de régionalisation qui ne sera pas défaite par les seules batailles actuelles. Enfin, comme cela  a été le cas avec le MUJAO malien et le Al-Shabaab somalien, la récurrence de défaites militaires peut inciter ce mouvement à se réinventer sous une forme beaucoup plus difficile à combattre militairement. D’où l’importance d’une approche qui ne se limite pas à la chose guerrière.

Troisième point : la région est aujourd’hui et plus que jamais sur le pied de guerre. Il faut en mesurer les conséquences. D’une part, on doit s’interroger sur ce que cela signifie en termes d’économie politique pour des Etats très pauvres déjà dépendants d’une assistance internationale et donc discuter des termes de l’intervention en fonction des paradigmes existants (architecture de paix et de sécurité en Afrique, financements européens, rapport entre organisations régionales et Union africaine, etc.) mais aussi les effets induits sur le fonctionnement des appareils d’Etat de la région avec des armées qui possèdent une histoire spécifique dans chaque pays. D’autre part, on doit bien comprendre que l’émergence de puissances militaires, certes adossées à des aides internationales mais dotées d’une réelle autonomie et d’ambitions propres, est en jeu. Le Tchad, par exemple, entend bien obtenir le commandement de la force régionale discutée en janvier à Addis-Abeba et saura, demain, construire dans la région les alliances nécessaires pour intervenir dans d’autres crises (Libye). L’Ouganda est un bon exemple de la réussite de cette stratégie.

Enfin, dernier point lié à ce qui précède, les frontières de cette région qui focalise les intérêts
occidentaux et reflète la menace actuelle sont en train de changer. Il y a encore quelques mois, la République centrafricaine était la matrice d’une crise dont on percevait les effets dans une grande partie de l’Afrique centrale. Parce que le gouvernement de Bangui a été incapable de capitaliser sur l’attention dont elle a fait l’objet, les Etats de la région mais aussi les gouvernements occidentaux poussent à un recentrage sur un arc de crise situé plus au Nord, incluant le Sahel historique et la Libye…

Retour en haut de page