Elections au Brésil : bouleversements sociaux sans réalignements politiques (1/2)

22/10/2014

A l’issue d’une campagne électorale aux multiples rebondissements, le premier tour des élections brésiliennes du 5 octobre 2014 a rendu un verdict conforme aux équilibres politiques du pays depuis vingt ans*. Le deuxième tour de la présidentielle opposera le 26 octobre le Parti des travailleurs (PT) au Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), comme lors des cinq précédents scrutins**. La troisième voie qu’a tenté d’incarner Marina Silva n’a finalement pas séduit au-delà des 20% qu’elle avait déjà obtenus en 2010.

Dilma Rousseff, la présidente sortante du PT candidate à la réélection, et surtout Aécio Neves, le candidat du PSDB, reviennent pourtant de loin. Celle qui a succédé en 2011 à Lula, alors au faîte de sa popularité, est longtemps parvenue à préserver le capital de soutiens hérité de son prédécesseur, en dépit d’un ralentissement de l’économie provoqué par la fin du boom des exportations de matières premières.

En mars 2013, 56% des Brésiliens interrogés par Data Folha font part de leur intention de voter pour Dilma Rousseff en 2014. Marina Silva est alors créditée de 14% des sufrages et Aécio Neves de 10%. Trois événements viennent alors rebattre les cartes.

En juin 2013, les impressionnantes mobilisations sociales ébranlent la Présidente qui s’effondre dans les sondages (29%), pour 18% pour Marina Silva et 15% pour Aécio Neves. Fin 2013, les stratèges du PT se réjouissent de voir Dima Rousseff remonter à 47% dans les enquêtes, mais le premier semestre de 2014 ne lui est pas favorable. A l’approche de la Coupe du monde de football, les manifestations se multiplient dans le pays. L’événement offre une visibilité aux revendications des classes moyennes qui déplorent que les investissements publics soient sacrifiés sur l’autel du Mundial et des dépenses extravagantes occasionnées par celui-ci. Les adversaires de Dilma Rousseff ne tirent pas profit de cette séquence, car ils ne peuvent pas s’aligner sur le mot d’ordre des manifestants No vai ter copa (la Coupe du monde n’aura pas lieu).

Le 13 août 2013, un événement tragique vient relancer la campagne.  N’ayant pu être candidate au nom de son parti, Red de sostinibilidad (dont le Tribunal suprême électoral n’a pas légalisé la création faute de nombre suffisant de signatures), Marina Silva avait adhéré au Parti socialiste brésilien (PSB) pour devenir la colistière d’Eduardo Campos. Or celui-ci disparaît dans un accident d’hélicoptère le 13 août ; Marina Silva devient candidate à sa place. Alors que le ticket Campos–Silva ne décollait pas dans les sondages, les intentions de vote bondissent de 8% à 34% dès lors que la candidature du PSB est portée par Marina Silva. Celle-ci se retrouve à égalité avec Dilma Rousseff, reléguant Aécio Neves à une lointaine troisième place (15%).

Les deux derniers mois de la campagne sont marqués par un effritement régulier des soutiens à Marina, qui profitent tant à Dilma qu’à Aécio. L’icône du PSB résiste mal aux attaques lancées contre elle. Le positionnement politique de la militante de gauche, attachée à la défense de l’environnement, apparaît progressivement ambigu, voire contradictoire. Dans la dernière ligne droite, les machines politiques du PT et du PSDB font la différence.

Quelles leçons peut-on tirer de ce premier tour ? Usé par douze ans de pouvoir et de nombreux scandales de corruption, malmené pendant la campagne, et surtout handicapé par une conjoncture économique très défavorable, le PT est parvenu à limiter ses pertes. Dilma Rousseff recule de cinq points par rapport au premier tour de 2010, mais reste en tête. Le PT perd dix-huit sièges à la Chambre des députés et un sénateur, mais il fait élire trois gouverneurs des Etats fédérés dès le premier tour et pourrait égaler ou même dépasser son résultat de 2010 (où il avait obtenu cinq postes de gouverneurs). Le recul du PT profite à ses adversaires, comme le PSDB et le PSB, mais aussi à de "petites" formations. Avec vingt-huit partis représentés, l’Assemblée fédérale pour la période 2015-2019 sera la plus fragmentée de l’histoire du Brésil, ce qui ne facilitera guère la tâche de l’exécutif qui devra, comme toujours, marchander le soutien de nombreux députés.

Ce premier tour montre que les bouleversements sociaux qu’a connus le pays depuis une décennie ne se traduisent pas par des réalignements politiques. Selon Data Popular, le contraste entre les électeurs de 2002 (première victoire de Lula) et ceux de 2014 est saisissant : 29% des votants avaient un contrat de travail en 2002, contre 43% en 2014 ; la proportion d’électeurs n'ayant pas dépassé le niveau d’éducation primaire a reculé de 66% à 43% ; la catégorie des revenus intermédiaires est passée de 39% à 56%.

De nombreux observateurs s’interrogeaient sur le comportement électoral de la "nouvelle classe moyenne" brésilienne et y voyaient une des clefs du scrutin. Cette élection montre que les quarante millions de personnes sorties de la pauvreté dans les années 2000 ne forment pas une "classe" homogène. Au plan géographique et sociologique, la division entre le Brésil du Nord et du Nord-Est d’une part, et celui du Sud d’autre part, se consolide. Les Brésiliens du Nord, sortis de la misère rurale mais toujours vulnérables, restent fidèles au PT. Ceux, plus jeunes, plus diplômés, vivant dans les grandes villes du Sud, qui ont occupés la rue en juin 2013 pour exiger des services publics de qualité dans le domaine de l’éducation, de la santé ou des transports, ont lâché le PT mais sans tomber dans le rejet du système. L’addition des abstentionnistes, des votes blancs et nuls représente 29% des inscrits, contre 36% en 2002. Les déçus du PT qui ont choisi Marina Silva ne se tourneront sans doute pas spontanément vers Aécio Neves au deuxième tour. Au total, le vote rétrospectif de reconnaissance du Nord et le vote prospectif d’impatience du Sud se sont équilibrés.

L’explication de ce décalage entre les évolutions sociales et politiques du Brésil réside sans doute en partie dans l’efficacité des grands partis politiques, qui savent mobiliser leurs troupes, mais aussi dans l’incapacité de l’opposition à incarner une alternative politique crédible, alors même qu’une large majorité de la population (près de 74% selon des sondages) souhaite le changement.

Le défi de Dilma Rousseff au deuxième tour consiste à consolider son image d’une Présidente garante des acquis sociaux qui sait faire face aux difficultés, là où son adversaire doit montrer qu’il ne menace pas les premiers et qu’il offre un surcroît d’efficacité pour relancer l’économie.Pour l’un comme pour l’autre,il s'agit d’abord à construire une majorité pour gouverner.

 

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* A l’occasion des élections générales de 2014, les Brésiliens étaient appelés à élire leur président et les gouverneurs des vingt-sept Etats de la Fédération et à renouveler la Chambre des députés au niveau fédéral et celle de chacun des 27 Etats ainsi qu'un tiers du Sénat.

 

** Dilma Rousseff (PT) obtient 41,59% des voix, devant Aécio Neves (33,55%) et Marina Silva (21,32%). Voir le dossier sur l’OPALC.

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