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16.05.2024
« Fallait demander ! » : la charge mentale dans le couple
Article rédigé par Leïla Costil, Assistante de recherche
La charge mentale est un concept qui a récemment fait son entrée dans le débat public. D’après les tendances de recherches Google, ce concept (ou son équivalent anglais, mental load) a connu un pic rapide de recherches sur Internet après 2017, et reste depuis présent dans les médias généralistes*. Cependant, la notion de charge mentale est étudiée dans les milieux académiques depuis les années 1980 ; sous différents noms et avec des significations légèrement différentes selon les auteurs et les domaines d'étude. Comment la charge mentale est-elle étudiée dans le domaine académique ? Comment les économistes peuvent-ils aborder cette question ?
La charge mentale: différentes définitions
Les économistes travaillent depuis longtemps sur la question du travail domestique non rémunéré. Leurs découvertes ont contribué à mettre en lumière les inégalités de genre dans l'organisation du foyer et leurs conséquences sur le marché du travail. Ce sujet reste pertinent : le travail domestique non rémunéré, tels que les soins aux enfants, aux personnes âgées ou les tâches ménagères, représente une part importante de l'activité économique, mais demeure jusqu’à aujourd’hui exclu des calculs du Produit Intérieur Brut (PIB). De plus, ces inégalités persistent : les femmes continuent d’effectuer la majeure partie du travail domestique et y consacrent chaque jour en moyenne deux heures de plus que les hommes (Document de travail du FMI, 2019). Cependant, les économistes n'ont pas réussi à prendre en compte la charge mentale, qui demeure principalement à ce jour un sujet d’étude sociologique. Dans les premiers travaux sociologiques sur ce sujet, la charge mentale est principalement considérée dans sa partie pratique comme la « gestion de la vie domestique » et porte plusieurs noms : « travail mental », « travail émotionnel », « travail de réflexion », « travail invisible » (Hochschild 1983, Hochschild 1989, DeVault 1991, Walzer 1996).
La charge mentale est définie comme une catégorie distincte du travail familial, qui englobe la planification, l’organisation et le rappel des tâches ménagères et des événements familiaux. Si la charge mentale existe bien avant l’arrivée du premier enfant, cet événement tend à accentuer le phénomène : lorsque les couples ont leur premier enfant, les parents adoptent souvent des rôles parentaux différents, ce qui mène souvent à une distribution inégale de la charge mentale et crée une nouvelle source de tensions (Walzer, 1996).
Au cours des trente dernières années, de plus en plus de chercheurs ont étudié ce concept : au lieu d'être considérée uniquement comme une partie du travail domestique, la charge mentale représente aujourd’hui une dimension distincte de la vie domestique (Daminger, 2019). Elle implique d'anticiper les besoins, d'identifier les options pour les satisfaire, de prendre des décisions et de surveiller les progrès. Toutes ces activités nécessitent non seulement du temps, mais aussi de l'attention, de l'espace mental et une concentration durable. De plus, de multiples études ont aussi éclairé l'aspect et le poids émotionnel du travail mental, qui impliquent de prendre soin et de se sentir responsable des autres membres de la famille. La charge mentale est durable et infinie car elle est liée aux soins et aux émotions envers les êtres chers (Dean, Liz, Churchill et Ruppanner, 2022).
La place de la recherche en économie dans l’étude de la charge mentale
Les économistes font face à des limitations sur ce sujet, et très peu de chercheurs ont étudié le concept d'un point de vue économique. Cependant, de telles études sont nécessaires et pourraient permettre d’évaluer l’impact de la charge mentale sur la productivité dans le travail rémunéré, et pourrait permettre d’identifier le coût d’opportunité d’un partage inégal de la charge mentale sur les femmes. La plupart des travaux sur la charge mentale proviennent de la sociologie, où de nombreux chercheurs ont fourni un travail clef pour définir ce phénomène et en estimer l'importance et l'impact. Les sociologues utilisent souvent des données quantitatives à cette fin, et notamment des « journaux de temps », où les couples sont invités à déclarer le temps passé sur différentes tâches et activités au fil de la journée ou de la semaine. À ce titre, certains aspects de la charge mentale peuvent être soulignés : les données soutiennent l'idée qu'une heure de travail ménager d'une femme n'est pas exactement équivalente à celle d'un homme, car le temps de loisir des femmes est plus fréquemment interrompu que celui des hommes (Sullivan, 1997). De plus, les femmes passent plus d'heures par semaine à effectuer plusieurs tâches en même temps (Offer et Schneider, 2011). Cependant, la charge mentale est définie par sa permanence - c'est l'exercice constant de ne pas oublier les événements, les informations importantes, ainsi que le travail actif de prendre soin des autres tout au long de la journée - et ne se traduit pas nécessairement par des activités physiques (Daminger, 2019). En tant que tel, les approches basées sur l'utilisation du temps présentent des limites, ce qui a conduit certaines études à ne pas trouver un écart de genre dans le travail mental (Lee et Waite, 2005; Offer et Schneider, 2011). Trouver d'autres moyens de quantifier l'impact de la charge mentale reste un défi pour les domaines sociologiques et économiques.
De nouvelles approches
D'autres domaines académiques contribuent également à une meilleure compréhension de la charge mentale. Les études en psychiatrie et en médecine préventive ont constaté que dans un même foyer, les femmes dorment en moyenne moins que les hommes. Le sommeil des femmes est d’autre part plus perturbé par la présence d'enfants à la maison et part des inquiétudes liées à l’emploi de leur partenaire, tandis que le sommeil des hommes est plus perturbé par des questions relatives à leur propre emploi et aux finances du ménage (Maume, Hewitt et Ruppanner, 2018). Un tel sommeil perturbé est généralement le résultat d'un stress chronique (Hall et al., 2015). En lisant entre les lignes, cela est lié à la charge mentale : les femmes dorment moins et se soucient davantage des autres membres du foyer. De plus, l'utilisation de techniques qualitatives en sociologie contribue à notre compréhension de la charge mentale. Dans l'ensemble, tout le travail mental dans un ménage est principalement effectué par les femmes, excepté pour la prise de décision, qui est partagée presque également entre les hommes et les femmes (Daminger, 2019 ; Offer, 2014 ; Sayer, 2005 ; Hochschild, 1989).
Résoudre la charge mentale?
Dans l'ensemble, des recherches quantitatives approfondies sont encore nécessaires pour comprendre le phénomène de la charge mentale et son impact sur les différents membres d’un couple. Des questions relatives au travail cognitif doivent être intégrées dans des études nationales et internationales de grande échelle, pour permettre au travail quantitatif de traiter pleinement ce sujet.
*Ce pic est notamment lié à la publication de la bande dessinée « Fallait demander ! » de l’artiste française Emma, le 9 mai 2017.
Bibliographie
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DeVault, Marjorie. (1991). Feeding the Family: The Social Organization of Caring as Gendered Work. Chicago: University of Chicago Press.
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Hochschild, A. R. (1989). The second shift: Working parents and the revolution at home. Viking
Hochschild, Arlie Russell. (1983) The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling. 1st ed. Berkeley: University of California Press.
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Maume, David J, Hewitt, Belinda, & Ruppanner, Leah. (2018). “Gender Equality and Restless Sleep Among Partnered Europeans”. Journal of Marriage and Family, 80(4), 1040–1058. https://doi.org/10.1111/jomf.2018.80.issue-4
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Sayer, L. C. (2005). “Gender, time and inequality: Trends in women’s and men’s paid work, unpaid work and free time”. Social Forces, 84(1), 285–303. https://doi.org/10.1353/sof.2005.0126
Walzer, Susan. (1996) “Thinking About the Baby: Gender and Divisions of Infant Care.” Social problems (Berkeley, Calif.) 43(2), 219–234.