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Troubles psychiques des soldats pendant la guerre d’Indochine, par Élodie Charié

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Élodie Charié est doctorante au Centre d'histoire de Sciences  Po.


Le 15 mars 1949, un soldat, dit « sénégalais », embarque dans le port de Saïgon à bord du navire-hôpital Le Chantilly pour quitter définitivement l’Indochine. Après soixante-quatre jours en observation dans le service de psychiatrie de l’hôpital de Choquan à Saïgon, dans l’actuel Vietnam, le médecin a jugé que son « état hallucinatoire » ne permettait pas son maintien au sein du deuxième régiment d’infanterie coloniale du Corps expéditionnaire en Extrême-Orient. 
Quelle a été la trajectoire de ce Guinéen de 23 ans, né dans le petit village de Rogbane sur la côte atlantique de l’ancienne Afrique occidentale française, pour qu’il se retrouve hospitalisé pour troubles mentaux au cœur de la Cochinchine ? Son cas n’est pas exceptionnel au sein des troupes françaises qui combattent durant la guerre d’Indochine entre 1945 et 1954. Parmi ces effectifs mêlant des hommes et des femmes issus de l’empire colonial français et de nombreux pays européens, 21 000 personnes sont prises en charge pour troubles psychiques dans un service spécialisé, soit à l’hôpital Lanessan, à Hanoï, soit à l’hôpital de Choquan. Les affections mentales figurent en tête des motifs de rapatriement sanitaire durant tout le conflit. L’alcoolisme y tient une place prépondérante. Cette « maladie-vedette » du Corps expéditionnaire est prise en charge en psychiatrie, et il est souvent difficile de la distinguer des autres pathologies dans les diagnostics. Par exemple, sur les sept premiers mois de l’année 1952, avec le rapatriement de 661 malades dits mentaux, les troubles psychiques constituent la première cause de rapatriement médical, devant les maladies tropicales. Additionnés aux 212 « éthyliques », ils représentent un total de 909 malades, soit autant de rapatriés sanitaires que les « blessés de guerre », au nombre de 910. Plus globalement, les affections psychiatriques représentent alors le quart des rapatriements sanitaires. Ces chiffres particulièrement élevés, et pourtant en partie sous-estimés aux dires des acteurs eux-mêmes, interpellent et inquiètent le Service de santé de l’armée en Indochine ainsi que le commandement. Loin d’être un phénomène marginal de la guerre d’Indochine, les troubles psychiques constituent un défi majeur pour l’armée française. Une attention aux combattants et combattantes soignés en psychiatrie s’avère donc essentielle pour comprendre non seulement le conflit, mais aussi sa mémoire.

Sortir les troubles psychiques de l’oubli

Véritable « trou de mémoire » de la seconde moitié du XXe siècle, cette première guerre de décolonisation française — éclipsée par la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’indépendance algérienne d’une part, occultée par la guerre états-unienne au Vietnam d’autre part — n’a que peu suscité l’intérêt de la communauté historienne. Dès ses débuts, le conflit a été décrié par une partie de l’opinion comme une « sale guerre », quand il n’a pas été simplement ignoré par la majorité de ses contemporains, peu intéressés par une campagne coloniale lointaine ne concernant que des soldats de métiers ou des engagés volontaires. Dans les représentations s’impose alors un archétype de l’ancien combattant d’Indochine en fou sanguinaire et meurtrier, à l’image du personnage d’assassin dans Le Boucher, film de Claude Chabrol paru en 1970. À l’opposé de ce topos, se forge un autre prisme mémoriel, fondé quant à lui sur les témoignages de vétérans, héroïsant les soldats et romançant les combats au détriment de la réalité des expériences de guerre. L’historiographie, longtemps cantonnée à une histoire diplomatique et militaire, n’a pas toujours su éviter ces écueils et ces partis pris mémoriels.
Dès lors, l’étude des troubles psychiques permet non seulement de renouveler la compréhension du conflit, mais aussi de dépasser ces visions antagonistes. Cela nécessite de travailler à partir de sources primaires, telles que les archives administratives, hospitalières et médicales, en grande partie inédites et qui, pour la plupart, ne sont pas encore librement communicables en raison des données sensibles qu’elles sont susceptibles de contenir. Le traitement quantitatif et qualitatif des registres d’entrées et de sorties des hôpitaux psychiatriques ou encore des dossiers médicaux individuels renseigne sur l’expérience des soldats pris en charge pour troubles psychiques.

Des diagnostics disparates représentatifs de l’époque

Se donnent alors à voir les pratiques d’une psychiatrie représentative de son temps, celui des diagnostics disparates empruntés à des classifications parfois contradictoires, des thérapies de choc (électrochocs, cures de sommeil, choc au Cardiazol, choc insulinique), et celui des innovations avec l’introduction des neuroleptiques (à l’image du Largactil, nom commercial de la chlorpromazine). La diversité des malades montre en outre comment les stéréotypes de genre ou de race, nourris par les théories de la psychiatrie coloniale, pèsent sur le soin. Parmi les diagnostics portant sur des colonisés, il n’est pas rare de retrouver la race comme facteur d’explication et souvent de minoration des troubles : « psychose africaine », « hystérie ethnique », « psychose du Nord-Africain faignant », ou encore « simulation ethnique ».
Ces archives témoignent plus précisément du développement d’une psychiatrie proprement militaire qui, paradoxalement, accorde peu d’attention au fait que la guerre blesse également les esprits. Alors même que les troubles psychiques sont particulièrement nombreux, les moyens accordés pour les prendre en charge sont extrêmement limités. Si le manque chronique de ressources et de personnels est une caractéristique inhérente à la guerre d’Indochine, la psychiatrie fait figure de parent pauvre du système de santé. Rapports et inspections déplorent la vétusté des bâtiments, les conditions de prise en charge précaires, le manque de personnel formé et la surpopulation des services. L’étude statistique des diagnostics dans les registres et les dossiers médicaux atteste que le contexte guerrier et colonial est très peu mobilisé par les psychiatres pour expliquer les affections mentales. Alors même que la question des troubles psychiques liés à la guerre n’est pas nouvelle, les autorités françaises sont comme frappées par « une espèce d’aveuglement » depuis la Seconde Guerre mondiale. Étonnamment, dans le service de psychiatrie de Choquan, le contexte guerrier, même quand il est de prime abord mentionné, est le plus souvent écarté. Par exemple, en 1953, le psychiatre conclut à une absence de trouble et à une simple ivresse à propos d’un cuirassier dont le « tableau de clinique » indique pourtant que, durant son sommeil, « il est pris subitement de tremblements de tout le corps et, se mettant à genoux sur son lit, simule l’action de tirer sur des ennemis imaginaires ». La minoration du poids du contexte guerrier et colonial dans l’apparition des troubles s’explique aussi par la particularité de la psychiatrie militaire, sur laquelle pèsent non seulement des enjeux thérapeutiques, mais aussi administratifs et légaux concernant la réforme des soldats ou l’attribution de pensions. 
En deçà des discours des psychiatres, les dossiers médicaux laissent entendre cependant la voix des patients et patientes, qui évoquent leur « coup de bambou » ou encore leur « coup de cafard » en les liant clairement aux spécificités du combat ou de l’environnement indochinois. La guérilla, la peur d’un ennemi invisible et pourtant omniprésent, l’angoisse des patrouilles dans la jungle, les vicissitudes de la guerre de postes, l’attente et l’ennui, l’absurdité d’une guerre coloniale, le dépaysement face à un environnement inconnu, les climats accablants, l’étrangeté de la faune et de la flore mettent à rude épreuve non seulement les corps, mais aussi les psychés. Les expériences sont d’autant plus éprouvantes que la guerre d’Indochine est un conflit de décolonisation particulièrement violent – le plus violent peut-être –, et nombreux sont les récits des patients et patientes qui reviennent sur la brutalité des affrontements ou l’horreur des exactions contre les populations civiles autant qu’à l’encontre des combattants et combattantes.

Un problème de sélection des troupes

Toutefois, faire une histoire sociale des malades conduit à inscrire cette forte morbidité psychiatrique dans un contexte plus large que le seul hic et nunc de la guerre d’Indochine. En effet, à mesure que le conflit devient manifestement une guerre coloniale, les volontaires se font rares et les principes de sélection deviennent plus lâches. En 1945, le médecin général à la tête du Service de santé écrit : « De nombreux malades n’auraient jamais dû être pris non pas seulement dans une campagne coloniale, mais dans l’armée : des débiles, des épileptiques, des traumatismes anciens du crâne, des anxieux, des gens ayant déjà été internés une ou plusieurs fois. » Dans leurs diagnostics, les psychiatres font non seulement part de leur mécontentement devant l’absence de détection des troubles en amont, mais aussi et surtout de leur incrédulité face au fait que, le plus souvent, ces combattants et combattantes sont déjà connus des autorités militaires pour des troubles psychiatriques, que ce soit dans le civil, lors de précédentes opérations ou, pire, lors d’un séjour préalable en Indochine. Par exemple, un soldat de l’infanterie coloniale a déjà été interné pendant six ans, de 1944 à 1950, pour le même diagnostic que celui qui l’amène à être hospitalisé à Choquan pendant plus de deux mois en 1952, à savoir « débilité mentale » et « alcoolisme ». Un légionnaire est, quant à lui, mis en observation psychiatrique pour la troisième fois en trois séjours, pour les mêmes troubles, avec la même conclusion : le rapatriement. Ces cas, loin d’être anecdotiques, sont à inscrire dans la sociologie plus générale du Corps expéditionnaire.

Une histoire longue de la violence

L’étude des parcours des malades en amont de la guerre d’Indochine montre le plus souvent des trajectoires sociales heurtées dans le civil ou du fait d’expériences de guerres antérieures. Beaucoup sont déjà profondément marqués, physiquement et psychiquement, par des violences extrêmes, notamment celles de la Seconde Guerre mondiale. Les sources font fréquemment état de leur passé d’ancien combattant, de prisonnier de guerre, de résistant, de déporté ou même de nazi, de fasciste ou encore de collaborateur. Un jeune homme, engagé dans l’armée en 1945, originaire du nord de la France, hospitalisé à plusieurs reprises pour alcoolisme, s’en explique ainsi : « Depuis que je suis allé en Pologne (mars 1943), je bois », faisant remonter sa maladie au Service du travail obligatoire qu’il a effectué à Auschwitz. Cela est d’autant plus vrai pour les légionnaires, à qui l’armée française offre une échappatoire dans une Europe en ruines. Par exemple, un patient hongrois s’est engagé dans la Légion étrangère pour fuir l’occupation soviétique et ses persécutions. Après une captivité en URSS, il a traversé le continent vers l’ouest et rejoint les rangs des légionnaires. Il a alors participé aux « opérations » visant à rétablir l’autorité coloniale menées à Madagascar de 1947 à 1949 après la grande révolte du printemps 1947, avant de débarquer en Indochine en 1949. L’analyse des itinéraires des anciens d’Indochine, dont beaucoup sont également des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, de Madagascar, de Corée ou encore de la guerre d’indépendance indonésienne, impose donc de prendre en considération les traumatismes à l’échelle des conflagrations guerrières de la première moitié du XXe siècle, au minimum. En découle un décloisonnement géographique et chronologique qui permet d’envisager des circulations combattantes transnationales et des blessures sur la longue durée, bien au-delà de la guerre d’Indochine, comme invite à le faire le cas suivant.
Le 7 juillet 1946, un légionnaire est envoyé par son chef à l’hôpital psychiatrique en raison de son comportement « très nerveux » et de ses « nombreuses excentricités ». Le jeune caporal est admis à Choquan pour « confusion mentale ». Né en 1923, à Erfurt en Allemagne, ancien parachutiste de l’armée allemande, il s’est enrôlé en 1945 dans la Légion avec ses trois frères, comme beaucoup de ses compatriotes. On peut s’interroger sur les motifs de cet engagement : était-ce une manière d’échapper à ses responsabilités au sortir de la guerre ? Le signe d’une incapacité à revenir à la vie civile ? Quoi qu’il en soit, le nouveau patient est symptomatique de ces engagés marqués dans leur corps et dans leur esprit avant même les combats d’Indochine. Sa description physique insiste sur ses nombreuses cicatrices ; il a notamment été blessé par balle au thorax en 1944, le projectile demeurant logé près du cœur. À l’hôpital de Choquan, il tente d’étrangler un autre malade, français, qu’il accuse d’avoir été le bourreau de son frère. Il est difficile de passer d’une guerre à l’autre et de déconstruire la figure de l’ancien ennemi. Son comportement est tellement violent et incontrôlable qu’il doit être interné provisoirement à l’asile civil de Bien Hoa en attendant son rapatriement. Le 13 mars 1947, il embarque sur le Pasteur en tant que rapatrié sanitaire, pour schizophrénie. Cela ne l’empêche pas de revenir en Indochine en 1952, avec le grade de sergent-chef, avant d’être de nouveau rapatrié, polyblessé par balles, alors qu’il tentait avec sa section de conquérir le village de Phú Th?, dans le nord du Vietnam. On retrouve enfin sa trace, en 1957 en Algérie : il est « mort pour la France » dans les combats de la guerre d’indépendance algérienne.
Ce parcours à travers les conflits du XXe siècle n’est pas rare parmi celles et ceux qui, appartenant au Corps expéditionnaire, furent pris en charge pour troubles psychiques en Indochine. Prêter attention à ces personnes souvent marginalisées en se plaçant à hauteur de leurs expériences de guerre permet de mieux comprendre la réalité du premier conflit de décolonisation français, loin des mythes et des stéréotypes. Plus largement, ces trajectoires combattantes nous invitent à réfléchir aux conséquences des guerres sur un temps plus long et aux difficultés, voire à l’impossibilité, parfois, d’en sortir..


Élodie Charié, doctorante, est diplômée du master d’histoire de Sciences Po et agrégée d’histoire. Sa thèse intitulée « Les troubles psychiques durant la guerre d’Indochine (1945-1954) : une histoire médicale, sociale et culturelle de la psychiatrie en contexte guerrier et colonial » est dirigée par Guillaume Piketty (Centre d’histoire) et Claire Edington (Université de San Diego). Élodie Charié prodigue également des enseignements, dont la conférence de méthode « Récits, représentations et usages du passé » à Sciences Po.


Références