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La reconfiguration des conflictualités à l’ère technopolitique, entretien avec Asma Mhalla

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Asma Mhalla est politiste, spécialiste de géopolitique, des Big Tech et de l’intelligence artificielle. Elle enseigne à Sciences Po.


HUGO MICHERON - Depuis la parution de votre livre, Technopolitique, en 2024, les questions technologiques ont envahi le débat public, notamment après la réélection de Donald Trump à la Maison-Blanche. Comment percevez-vous ces évolutions ?

Asma Mhalla  : Tout ce que nous observons aujourd’hui était non seulement prévisible, mais déjà à l’œuvre. La séquence actuelle révèle une recomposition des structures de pouvoir et des modalités de gouvernement. Au-delà des déclarations outrancières du duo Trump-Musk, je suis étonnée de la rapidité avec laquelle cette configuration s’est imposée. Dans Technopolitique, je développe l’idée d’un nouveau Léviathan à deux têtes, Big Tech et Big State. Nous en vivons actuellement l’incarnation presque littérale. On assiste à l’affaiblissement d’un pouvoir institutionnel hérité du XXe? siècle, fondé sur des structures classiques – exécutif, législatif, judiciaire et appareil bureaucratique – que Trump a su habilement disqualifier en se présentant comme le héraut d’une modernisation fondée sur l’efficience. Or, cette modernisation passe par les géants technologiques, dont Elon Musk est un des visages. D’un point de vue structurel, indépendamment des individus, on observe une transformation radicale du modèle d’État. Tim O’Reilly, figure influente de la Silicon Valley, parlait déjà, il y a plusieurs années, de « government as a platform ». C’est bien cela : une plateformisation du pouvoir, où le gouvernement des hommes cède peu à peu la place à une gouvernance par les algorithmes, les codes et la donnée. Ce lien d’interdépendance entre Big Tech et Big State est, selon moi, le symptôme majeur du nouveau moment politique que nous traversons. Penser que l’un pourrait exister sans l’autre ou que l’on pourrait les dissocier relèverait d’une forme de naïveté.
 

H.M. : C’est-à-dire ? 

A. M. Une analyse assez répandue aux États-Unis consiste à dire que ce qui se passe est un coup d’État. Cette vision est très contestable. Trump a été élu, comme d’autres avant lui, dans le cadre d’un processus démocratique. Il bénéficie d’un réel soutien. Certes, on assiste à une mise en scène spectaculaire du pouvoir, très offensive, massivement relayée par les réseaux sociaux, qu’il faudrait analyser comme de véritables armes idéologiques. Mais cette stratégie repose sur un objectif plus large : déployer un récit politique nouveau. On ne peut donc pas parler de coup d’État, mais plutôt d’un basculement progressif vers un nouvel ordre. Si l’on observe le paysage politique à froid, on comprend que le pouvoir véritable repose sur la donnée, les algorithmes et, plus généralement, sur l’information, qu’elle soit brute ou retravaillée. Il s’agit d’un glissement structurel ; non pas d’une rupture, mais d’un changement profond et progressif.

H.M. : Dans Technopolitique, vous présentez un cadre d’analyse reposant sur l’intrication des enjeux technologiques et politiques. Pouvez-vous expliquer votre démarche ? 

A. M. Le concept de technopolitique part tout simplement du constat que la technologie est fondamentalement politique, et je parle ici en tant que politiste. On ne peut plus penser ces enjeux à partir d’un seul silo disciplinaire. Il est devenu impossible de comprendre ce qui se joue aujourd’hui sans croiser les relations internationales, l’histoire et la technique. La technopolitique relève d’une approche à la fois interdisciplinaire et transdisciplinaire. Attention, elle n’est pas la simple juxtaposition de deux domaines, mais une symbiose au sens organique du terme. Cela se manifeste dans ce que j’appelle les hypertechnologies, ou technologies de l’hypervitesse – un clin d’œil à Paul Virilio, philosophe de l’accélération, qui parlait, dès les années 1990, de dromologie, soit la science non pas du temps, mais de la vitesse. Appliquée au champ militaire, comme l’ont fait certains penseurs américains en inventant le concept d’hyperwar pour définir une guerre presque entièrement contrôlée par l’intelligence artificielle, cette lecture montre à quel point la mise en données du monde – sa datafication généralisée – transforme profondément notre rapport au réel. Nous ne pouvons plus l’appréhender sans passer par le filtre algorithmique : la masse de données est telle qu’elle dépasse nos capacités cognitives. Cela signifie que les conflits contemporains, bien avant d’opposer des camps ou des idéologies, sont des luttes contre la vitesse. Celui qui capte, comprend et agit le premier prend l’ascendant. Une reconfiguration du rapport au temps et à l’espace se joue donc aujourd’hui, et ces deux dimensions sont précisément en train d’être privatisées par les grandes entreprises technologiques. Voilà, selon moi, l’un des basculements majeurs de notre époque : la captation du temps et de l’espace par les Big Tech. Et si l’on ne parvient pas à penser ce phénomène, on risque d’en ignorer la portée.

 H.M. : Un nouveau pouvoir semble émerger : le pouvoir algorithmique, détenu par des entreprises qui influencent à la fois l’écosystème informationnel et les représentations du politique. Comment voyez-vous ces évolutions ?  

A. M. Cette question est passionnante. De manière assez frappante, Trump nous donne une forme de réponse. L’actuel président américain incarne pleinement cette mutation. Il propose, à sa manière, une réponse à la fatigue démocratique : il centralise encore davantage le pouvoir exécutif, court-circuite les agences fédérales, marginalise les contre-pouvoirs comme le Congrès et concentre tout dans une promesse d’efficience. Cela repose sur des hypothèses fausses, mais peu importe, car ce qui compte, c’est le récit produit. En ce sens, Trump ne se contente pas de modifier les équilibres de pouvoir, il transforme notre rapport à la vérité. On passe d’un régime de vérité, au sens foucaldien, à un régime de réalité. Il ne s’agit plus simplement de forger un récit commun autour de certaines hypothèses, mais de tordre le réel lui-même. Ce qu’il propose est une reconfiguration profonde de la réalité politique. Son élection en 2016 a marqué notre entrée dans un régime de post-vérité ; sa réélection, en novembre 2024, nous fait entrer dans le post-droit. Et c’est ce dans ce contexte que se structure désormais notre réalité politique.
 

H.M. : Pouvez-vous préciser votre pensée sur cette ère de post-droit ?

A. M. Le post-droit ne signifie pas que la loi a disparu ou qu’elle n’existe plus. Les institutions sont toujours là. Il ne s’est pas produit un coup d’État au sens classique : personne n’a officiellement mis au pas les institutions. Simplement, elles ne sont plus opérantes, elles fonctionnent comme une vitrine. Elles permettent encore d’afficher une forme de normalité démocratique – libertés fondamentales, liberté d’expression, vote, suffrage, etc. Ces éléments restent mobilisés dans le langage politique, mais leur fonction réelle s’est effondrée. On continue d’invoquer ces repères, ils rassurent, ils structurent, mais, dans les faits, ils sont devenus obsolètes, contournés par d’autres canaux, notamment via la concentration du pouvoir exécutif, ce qui est particulièrement visible aux États-Unis. Ce modèle se rapproche progressivement de celui de régimes comme la Chine ou la Russie. Dans La Révolte des élites, le sociologue américain Christopher Lasch décrit un phénomène que l’on observe pleinement aujourd’hui : ce n’est plus le peuple qui se soulève, mais l’élite qui se rebelle, parce qu’elle estime que l’ordre hérité du xxe siècle la freine, l’entrave. Des discours de ce type se retrouvent chez l’entrepreneur américain Peter Thiel, par exemple, dans une version beaucoup plus brutale. Nous ne vivons pas une révolution populaire comme en 1789, mais une contre-révolution par le sommet. L’image de Musk et de Trump côte-à-côte dans le bureau ovale dit tout : aujourd’hui, le pouvoir est à la fois politique et technologique. Il est technopolitique. Désormais, cette réalité est visible et évidente pour le monde entier. 

H.M. : Dans ce régime de post-droit, où placez-vous l’Europe ? Elle apparaît désormais comme figure de proie pour les rivaux géopolitiques, dont les États-Unis. 

A. M. L’Europe, aujourd’hui, paraît perdue. Nous réalisons brutalement que ce à quoi nous croyions – la séparation des pouvoirs, l’État de droit, l’ordre libéral – relevait en partie d’un récit que nous nous sommes servi à nous-même. Le discours du vice-président américain, J. D. Vance, à la conférence sur la sécurité de Munich, en février 2025, est extrêmement révélateur à cet égard. Dans ce monde post-droit, ce sont les contre-pouvoirs et les institutions conçues pour garantir l’équilibre démocratique – la justice, la presse, le Parlement – qui se retrouvent marginalisées. Plus encore, la société civile est tenue à l’écart. Nous, les citoyens, sommes tenus à l’écart. L’Europe n’est pas seulement devenue une proie, elle est aussi, et depuis longtemps, un vassal. J’étais récemment à Taïwan et au Vietnam, puis aux États-Unis. J’ai été frappée par le silence total sur l’Europe. Elle n’existe tout simplement pas dans le discours stratégique asiatique. Elle y est perçue, au mieux, comme un territoire sous gestion américaine. La Chine l’a très bien compris : elle adopte un ton multilatéral, joue la carte du dialogue, en mode good cop, pendant que les États-Unis avancent leurs pions d’une manière beaucoup plus offensive. La guerre commerciale que mènent actuellement ces derniers révèle deux choses. Premièrement, elle montre les fragilités et les dépendances stratégiques de l’Europe vis-à-vis des États-Unis hostiles. Nous sommes mal en point dans ce rapport de force, car l’une des possibles mesures de rétorsion américaines est d’ordre existentiel. Cela pourra passer par une forme de chantage à la sécurité militaire, à la dislocation de l’OTAN par exemple. Deuxièmement, sur le plan plus invisible des systèmes nécessaires aux armées, cette guerre commerciale est aussi un moyen de pression exercé par les États-Unis pour maximaliser l’interdépendance de nos systèmes d’information, par exemple via des infrastructures américaines. Dans ce jeu-là, des faucons technologiques comme Eric Schmidt et certains BigTech bien implantés dans le complexe technomilitaire américain sont au premier plan. Mais, en creux, et si l’Europe se montre maligne, cette hostilité nouvelle sur fond de doxa anti-mondialisation permet aussi d’envisager d’autres axes de partenariats avec des pays qui refusent l’attitude américaine comme le Canada, ou encore l’Inde qui pourrait assurer un rôle de levier d’action sur certains sujets. 

H.M. : Quelle stratégie les États-Unis poursuivent-ils à l’égard de l’Europe ?

A. M. L’administration américaine ne fait pas qu’adopter une simple posture idéologique, elle suit une politique délibérée de fragmentation de l’Europe. Plus l’Union européenne se fragmente, moins elle devient capable d’imposer une régulation au pouvoir américain. On le voit bien dans la façon dont l’hypothétique cessez-le-feu entre la Russie et l’Ukraine a été mis en scène par le duo russo-américain. Certains pays européens regardent cela de loin, mais d’autres, comme le Royaume-Uni, se sont étonnamment rapprochés de la vision française, notamment lors du Sommet de Londres, en mars 2025, après la visite de Volodymyr Zelensky à Washington et sa désastreuse humiliation par Donald Trump et J. D. Vance. La plasticité des axes est fascinante à observer. On ne fonctionne plus en blocs monolithiques, mais en diplomatie liquide. L’extrême droite réactionnaire américaine trouve dans cet éclatement un terrain fertile, en résonance directe avec certaines franges politiques de l’extrême droite européenne. C’est aussi grâce à cet éclatement que les États-Unis obtiennent ce qu’ils souhaitent, en négociant bilatéralement. Face à l’Italie seule, par exemple, ils sont en position de force, ce qui n’est pas forcément le cas vis-à-vis de l’Union européenne. Autre élément de fragmentation, l’interopérabilité militaire. L’OTAN reste essentielle parce qu’elle garantit l’alignement des systèmes. Or, pour être interopérable avec les Américains, il faut adopter leurs technologies, leurs protocoles. C’est cela, la véritable vassalisation : elle passe par l’infrastructure, et elle est indétectable à l’œil nu. Raison pour laquelle le discours prononcé à Munich par Vance est un coup de force assumé. Depuis le 20 janvier, le message américain est clair : vous allez vous soumettre. Et si les moyens doux ne suffisent plus, la pression deviendra brutale.

H.M. : Dans l’ère de la technopolitique, où se situe le siège du pouvoir ?

A. M. Par définition, le pouvoir, ou plutôt les dispositifs de pouvoir, sont partout. On peut analyser la question deux angles. Premièrement, sous celui du pouvoir exécutif, tout l’enjeu de Trump, notamment via le Department of Government Efficiency (DOGE) d’Elon Musk, est de l’étendre le plus possible pour faire avancer son agenda idéologique. L’alliance du pouvoir politique et de la puissance technologique, sans garde-fous ni check and balances opérants, est problématique pour l’État de droit de la première puissance mondiale. Deuxièmement, sous un angle plus militaire, on observe une autre extension des enjeux de pouvoir et de puissance. Bien qu’elle soit déjà ancienne, elle est apparue récemment dans le débat public à l’aune de la guerre d’Ukraine. Cette extension a trait au cyberespace, désormais désigné comme le cinquième domaine de conflictualité, après la terre, la mer, l’air et l’espace. C’est là que se déroulent les guerres informationnelles, les affrontements hybrides, les cyberattaques, l’espionnage numérique, ou encore les conflits cognitifs. On peut, schématiquement, le découper en trois grandes couches, même si certains modèles vont jusqu’à onze, mais restons simple. La première couche est matérielle : l’infrastructure physique. On parle ici du cloud, des satellites, des câbles sous-marins, qui constituent la base industrielle de tout l’écosystème numérique. Dire que nous vivons dans un monde post-industriel est un contresens total. Ce monde repose sur une industrie lourde – la production de semi-conducteurs, la construction de giga-factories, les ressources critiques comme les terres rares, les réseaux électriques – autrement dit du concret, du massif, à des infrastructures physiques. Depuis une quinzaine d’année, la montée en puissance des Big Tech sur cette couche est impressionnante. Aujourd’hui, les câbles sous-marins sont majoritairement détenus ou opérés par Google et Meta. Il y a quinze ans, cela relevait essentiellement des États. Désormais, des pans entiers de l’infrastructure globale sont situés dans des zones grises, à la fois géographiques et juridiques. Qui est responsable ? Qui régule ? C’est là que se joue une part majeure de la souveraineté, bien en amont des débats sur les algorithmes. La deuxième couche est logique, c’est celle des systèmes d’information : protocoles, langages, infrastructures logicielles. Dans une perspective de conflictualité hybride ou cyber, elle est le lieu des cyberattaques, des opérations d’espionnage ou de sabotage. Alors que dans la première couche, on peut physiquement couper un câble sous-marin – ce qui déclenche immédiatement une panique – ici, c’est moins visible. Une attaque ne se manifeste pas forcément par un effet immédiat : elle peut s’inscrire dans le temps. Des opérations militaires de type hunt forward operation, destinées à localiser et identifier des menaces cyber (informatiques) sur leur propre terrain, peuvent permettre de les neutraliser avant qu’elles n’atteignent des objectifs clés ou ne causent des dommages importants. En termes simples, cela offre une manière proactive d’empêcher les cybermenaces avant qu’elles ne se produisent. Il existe aussi des opérations de cyberinfiltration ou de cyberespionnage, techniques visant à pénétrer dans les systèmes informatiques des compétiteurs pour les surveiller, collecter des données ou saboter des opérations. La troisième couche est celle, dite visible, de l’espace des usages. Elle est faite de ce que les citoyens voient au quotidien – les applications, les réseaux sociaux, les interfaces numériques. C’est aussi là que se concentre la production de données. Cette couche est celle qui structure la guerre informationnelle contemporaine, notamment via la militarisation des réseaux sociaux. 

H.M. : Pouvez-vous expliquer cette notion de militarisation des réseaux sociaux ? La plupart des utilisateurs de TikTok ou d’Instagram n’ont pourtant pas le sentiment d’être sur un champ de bataille.

A. M. Il existe un débat un peu technique entre experts pointilleux sur le mot même de militarisation. On préfère aujourd’hui parler d’arsenalisation, le terme permettant de nommer ce phénomène très concret, que l’on retrouve dans la symbiose que j’évoquais tout à l’heure entre le vrai et le faux, le réel et le virtuel. Les plateformes de réseaux sociaux sont sans doute le lieu qui incarne le mieux cette hybridité. En tant que telles, ce sont des applications que tout le monde peut télécharger, utiliser pour s’informer, discuter, faire du shopping, etc. Bref, une infinité d’usages personnels, anodins. En réalité, elles sont aussi des espaces ouverts aux logiques d’affrontements ; des vecteurs de propagande, de désinformation, de mésinformation, d’opérations coordonnées – ce que l’on appelle des campagnes coordonnées inauthentiques. On y trouve des fermes à trolls, des bots et, désormais, de l’intelligence artificielle. Avec l’IA générative, il est possible de produire des deepfakes très convaincants pour quelques milliers d’euros sur le darknet ; de lancer des campagnes de déstabilisation ou de désinformation à la chaîne, que ce soit depuis Bakou en Azerbaïdjan ou ailleurs. Ces plateformes deviennent ainsi des espaces de conflictualité à part entière, dans lesquels on déploie des narratifs. Ce que font la Russie ou même la Chine – qui, comme le dit Paul Charon, s’est russifiée sur ces questions – montre que leur objectif n’est pas de promouvoir leur propre modèle. Ils s’en moquent. Leur but est de fragiliser les démocraties de l’intérieur, en activant les lignes de faille, en attisant les forces centrifuges. C’est une stratégie de chaos, de déstabilisation. Poutine ne cherche pas à convaincre les masses que son régime est admirable. Il préfère appuyer là où ça fait mal : il expose les divisions internes des démocraties, les dysfonctionnements de leurs élites, la défiance envers leurs institutions. Il se sert pour cela des tensions sociales, des Gilets jaunes, des islamistes, des extrêmes, etc. Trump, de son côté, poursuit un but assez similaire : affaiblir les nations qui refusent de se plier. La guerre n’a plus besoin d’être physique. Il suffit d’attendre que le ver soit bien installé dans le fruit et que la société s’effondre d’elle-même. Et il faut bien comprendre que ce terrain était déjà là. Il serait trop facile de penser que le malaise démocratique a été créé par la désinformation. En réalité, il préexistait aux réseaux sociaux. Les acteurs qui y opèrent ont su lire cette situation nouvelle, la comprendre et l’exploiter. Ils ont identifié les failles, les cibles, les relais d’opinion, parfois sans que ces derniers soient même conscients d’être instrumentalisés. On observe aujourd’hui une sorte de nouvelle internationale, pas nécessairement réactionnaire au sens idéologique, mais en tout cas structurée autour de logiques de déstabilisation. Or, dans cette dynamique, nous, Européens, ne sommes pas des sujets. Nous sommes les objets. Là commence le drame des démocraties . Parce que par nature, elles sont ouvertes. Et c’est précisément cette ouverture qui les rend aujourd’hui vulnérables. Elles sont victimes de leurs propres principes. On voit bien le piège tendu par le discours de Vance à Munich : « Si vous êtes en faveur de la liberté d’expression, alors vous ne pouvez pas filtrer les contenus. Sinon, vous êtes une dictature. » Cette logique est profondément perverse, mais redoutablement efficace. L’URSS l’utilisait déjà, les groupes jihadistes aussi, et aujourd’hui, Poutine le mobilise, que ce soit sur le Covid ou sur d’autres sujets. La méthode n’est pas nouvelle, elle est même classique, mais elle fonctionne d’autant mieux aujourd’hui que le terrain lui est propice. Certaines de ces campagnes sont très sophistiquées, mais ce qui a véritablement changé n’est pas tant leur nature que leur échelle : on est passés dans une autre dimension. Même au sein des institutions militaires, il n’est pas évident d’identifier ce qui se joue, de le comprendre et d’y réagir. 

H.M. : De manière frappante, cette guerre informationnelle se joue au cœur de nos sociétés, à l’instigation parfois des élites, contre leur propre population.

A. M. Exactement. J’aborde ce point dans Technopolitique. L’hyperpuissance technologique est en train de se transformer en un hyperpouvoir qui se retourne contre les populations civiles qu’il est censé protéger. Les outils sont les mêmes. Les méthodes aussi. Or, il n’existe aucun contrepouvoir réellement opérant. En Europe, la réglementation est solide sur le plan théorique, mais lente dans sa mise en œuvre et, désormais, elle est probablement en prise avec la relation conflictuelle anti-régulation américaine. Or, notre souveraineté passe aussi par notre capacité à faire appliquer nos propres lois sur notre territoire. L’application du droit devient un rapport de force géopolitique sur ce nouvel échiquier. Dans un régime totalitaire classique, on sait à quoi s’attendre : le pouvoir est visible, identifiable. Ici, tout l’inverse se produit : le pouvoir se dérobe. La domination est insidieuse. On a l’impression d’être libre, de faire ses propres choix, de naviguer où l’on veut, mais en réalité, quand on scrolle pendant des heures, on reste enfermé sans en avoir conscience. L’informaticien britannique Tim Berners-Lee parlait déjà, en 2002, d’« enclosures numériques modernes », des espaces clos où l’on tourne en rond entre trois ou quatre applications, à l’image des reclus du Moyen Âge.

H.M. :  Ce dossier est consacré aux nouvelles conflictualités. Quels sont, selon vous, les éléments structurants des nouvelles conflictualités ?

A. M.  Nous sommes clairement dans un moment de transition, d’hybridation de la guerre. D’un côté, on a des formes de conflictualité classiques, cinétiques, physiquement violentes et ultravisibles – Ukraine, Gaza – avec des morts, des destructions ; de l’autre, on a les guerres du futur : la guerre automatisée, algorithmisée, qui repose sur la maîtrise des données, des systèmes, des réseaux. Deux éléments me paraissent fondamentaux. D’abord, le rôle central des Big Tech dans les dynamiques de guerre. Starlink en Ukraine, Microsoft dans le cyber, Amazon ou Palantir dans les infrastructures critiques, etc. On constate une fusion croissante entre la Silicon Valley et le Pentagone, ce que certains appellent le complexe technomilitaire. Ce n’est pas de la science-fiction, mais un fait, contre lequel Joe Biden a tenté de nous alerter en reprenant les mots d’Eisenhower qui dénonçait, dès les années 1950, le complexe militaro-industriel. Ensuite, il faut déconstruire l’idée selon laquelle des outils algorithmiques permettraient des opérations de guerre propre, précise, ciblée, soit le fantasme de la frappe chirurgicale. Rien n’est plus faux, les systèmes d’intelligence artificielle, le croisement de données, les logiciels de ciblage, les armes semi-autonomes, voire autonomes, sont en fait des armes de destruction massive. Par exemple, les logiciels de ciblage, à partir de simples croisements de données – de géolocalisation, de profils sociaux, de comportements numériques – permettent de mener des campagnes de targeting massives, indistinctes. On peut citer l’exemple du logicielde Lavender, qui a fait l’objet d’un scandale dénoncé en 2024 par des journalistes israéliens. Et là, on est au cœur du sujet. La technopolitique n’est pas juste la technologie qui dépasse la politique ou la politique qui instrumentalise la technologie. C’est une fusion organique des deux. Une nouvelle forme de gouvernement des armes et des humains. Une nouvelle manière hybride, symbiotique d’exercer le pouvoir, comme je l’écris dans Technopolitique, qui joue sur le gris, sur le flou, ni la guerre ni la paix, ni homme ni machine, mais tout cela à la fois. Cela exigera de notre part une capacité à penser la complexité dans un monde de la polarisation et de la binarité. Voilà notre grand défi. 


Asma Mhalla est politiste et essayiste. Docteure en sciences politiques, spécialiste de géopolitique des Big Tech et de l'intelligence artificielle, elle est chercheure associée au Laboratoire d’anthropologie politique de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et enseignante à Sciences Po. Elle est l'auteur de Technopolitique .Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024).