Le retour inattendu de la tolérance

Le retour inattendu de la tolérance

Le rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie
  • Eijiha Jimia/Flickr, CC BY-NCEijiha Jimia/Flickr, CC BY-NC

Le retour inattendu de la tolérance

Nonna Mayer, Sciences Po – USPC

Tous les ans, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) remet au premier ministre un rapport sur « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », qui dresse le bilan tant des actes racistes – tels que les recense le ministère de l’Intérieur – que des préjugés, mesurés depuis 1990 par un sondage auprès d’un échantillon national représentatif de la population adulte résidant en France métropolitaine.

Ce rapport souligne qu’en 2015 le total cumulé des actes racistes (violences contre les personnes physiques, dégradations de bien) et des menaces (propos ou geste injurieux, intimidations, graffitis, tracts) est monté à 2034 – un niveau record (voir figure 1). La hausse est de 22 % par rapport à l’an dernier, avec deux pics nets dans la semaine suivant les attentats terroristes de janvier puis de novembre. La hausse est encore plus spectaculaire dans le cas des actes antimusulmans, qui ont plus que triplé en un an.

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On pouvait s’attendre à ce que le sondage annuel de la CNCDH corrobore cette poussée d’intolérance. Or c’est l’inverse qui se produit. Jamais l’opinion publique n’a été si accueillante envers ses minorités, si mobilisée contre toutes les formes de racisme. C’est ce que montre l’indice longitudinal de tolérance (ILT) mis au point par le sociologue Vincent Tiberj.

Il établit la moyenne des réponses tolérantes à partir de 69 séries de questions relatives à l’image des minorités, posées au moins trois fois depuis 1990, et varie de zéro (si personne ne donnait jamais la réponse tolérante) à 100 (si tout le monde la donnait toujours). Or cet indice, en forte baisse après la crise économique de 2008, est remonté de dix points entre fin 2013 et début 2016, retrouvant son niveau de 2004 : 64 sur 100 (figure 2).

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Les évolutions les plus fortes s’observent après les attentats : l’indice gagne deux points entre novembre 2013 et novembre 2014, trois entre novembre 2014 et mars 2015, cinq entre mars 2015 et janvier 2016. C’est vrai pour toutes les minorités, y compris pour les Roms, les moins aimés, et pour les musulmans, alors qu’on pouvait craindre l’amalgame après des attentats commis au nom du djihad. Ainsi de 2013 à 2016 la proportion de répondants à qui l’islam évoque quelque chose de positif est passée de 20 à 32 %, et celle estimant qu’il faut permettre aux musulmans d’exercer leur religion dans de bonnes conditions de 69 à 79 %.

Jamais il n’y a eu un tel consensus pour juger nécessaire une lutte vigoureuse contre le racisme (à plus de 70 %) ou pour juger grave de refuser à quelqu’un l’embauche, l’accès à un logement, à une boîte de nuit, ou le mariage avec un de ses enfants, pour sa couleur de peau ou son origine (à plus de 90 %). Comment expliquer ce paradoxe ?

L’attitude et le comportement

Une longue tradition de recherche montre, d’abord, qu’il n’y pas de relation mécanique entre les attitudes et les comportements. L’expérience menée en 1934 par le sociologue Richard LaPiere le confirme. Sillonnant les États-Unis avec un couple de Chinois, il fut reçu avec eux dans 67 hôtels et 84 restaurants, essuyant un seul refus.

De retour, il écrivit aux hôteliers et restaurateurs pour savoir s’ils accepteraient de recevoir des personnes d’origine chinoise dans leur établissement : plus de 90 % des réponses furent négatives.

Avoir des préjugés est une chose, les mettre en pratique, dans une relation de face à face, avec des individus en chair et en os, en est une autre, heureusement moins fréquente. D’autant que les actes recensés par le ministère de l’Intérieur sont particulièrement graves, puisqu’ils ont fait l’objet d’un dépôt de plainte ou au moins d’une main courante, et tombent sous le coup de la loi.

Le rôle des élites

Plus intrigante que le décalage entre les mots et les actes est la progression des opinions tolérantes dans le contexte anxiogène de l’année 2015, marqué par les attentats et l’afflux de réfugiés en provenance des zones de guerre, a priori favorable à un repli xénophobe. Les spécialistes des émotions comme le psychologue américain George Marcus, soulignent toutefois que l’anxiété a aussi pour effet de remettre en cause les comportements routiniers, les réflexes acquis. Elle a pu inciter au réexamen critique des stéréotypes racistes les plus courants.

Le 11 janvier 2015, environ 4 millions de personnes ont défilé dans toute la France. Émilien Étienne/Flickr, CC BY

 

D’autant que la réaction aux évènements dépend de la manière dont ils sont cadrés, interprétés par les élites, les médias, les grandes institutions. Après les attaques contre Charlie Hebdo et contre l’Hyper Cacher, François Hollande et les principaux partis ont appelé à des marches républicaines, placées sous le signe de la solidarité avec les victimes et de la mobilisation contre toutes les formes d’intolérance. Réagissant à cet appel près de quatre millions de personnes ont manifesté à travers toute la France, les 10-11 janvier, avec des pancartes « je suis Charlie », « je suis juif », je suis musulman », « je suis policier ». Ce moment solennel de fraternisation et d’union nationale a fait rempart contre l’intolérance.

Après les attentats du 13 novembre, suite à la proclamation de l’état d’urgence, rassemblements et marches étaient interdits. Mais le fait que les terroristes aient frappé de manière indiscriminée, aux terrasses des cafés, au Stade de France, dans une salle de concert, a sans doute facilité l’identification aux victimes, un réflexe immédiat de solidarité et d’union contre le terrorisme.

Le recentrage du « peuple de droite »

Un troisième élément explicatif est d’ordre politique. C’est chez les répondants de droite que le recul de la tolérance a été le plus précoce (dès 2008) et le plus marqué avec un indice en recul de 14 points, soit deux fois plus que pour les répondants de gauche). C’est à droite, aussi, que le retour de balancier a été le plus fort, avec une hausse de l’indice de 13 points entre 2014 et 2016 (contre 8 à gauche).

On observe dans le même temps chez les sympathisants de droite, dès 2014, un net recul de la popularité de Nicolas Sarkozy, au profit de celle d’Alain Juppé. Ce dernier incarne justement une ligne plus centriste, et clairement anti-FN, aux antipodes de la « ligne Buisson » chère au président des Républicains.

On note aussi, malgré ses succès spectaculaires aux élections départementales puis régionales de 2015, une détérioration de l’image et de l’attractivité du FN, en particulier chez les sympathisants des républicains.

Le pape François, un message de tolérance qui porte. Catholic Church England and Wales/Flckr, CC BY-NC

Il y a enfin une évolution dans les milieux catholiques. Alors qu’en 2005, après l’affaire des caricatures de Mahomet et les positions dures du pape Benoit XVI, on notait une crispation des catholiques contre l’islam, et plus largement contre toutes les minorités, corrélée avec leur niveau de pratique religieuse, on observe le contraire cette année. Comme si le message de tolérance, d’ouverture et de dialogue inter-religieux du pape François était entendu par ses fidèles. Autant d’indices convergents d’un relatif « recentrage » du peuple de droite, qui a contribué à la remontée de la tolérance observée depuis deux ans.

Les opinions sont volatiles. Il faudra voir si cette ouverture à l’Autre se confirme dans le prochain Baromètre, fin 2016, à proximité de l’échéance présidentielle de 2017. Tout dépendra, en fin de compte, des hommes et des femmes qui font le débat politique, selon qu’ils se focaliseront sur ce qui rassemble, ou sur ce qui divise.

Pour aller plus loin : « Le regard des chercheurs sur les différentes formes de préjugés » (Nonna Mayer, Guy Michelat, Tommaso Vitale, Vincent Tiberj), dans CNCDH, « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », 2015, Paris, La Documentation française, 2016.

Nonna Mayer, Directrice de recherche au CNRS/Centre d'études européennes, Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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