Le religieux et le politique

Le religieux et le politique

dans la Révolution française
Une publication de Lucien Jaume
  • Décret de l'Assemblée Nationale qui supprime les Ordres Religieux et ReligieusesDécret de l'Assemblée Nationale qui supprime les Ordres Religieux et Religieuses

Dans son nouvel ouvrage Le Religieux et le politique dans la Révolution française. L’idée de régénération  (PUF, avril 2015), Lucien Jaume, philosophe et politiste au CNRS, membre du CEVIPOF, invite à revisiter la Révolution française au regard de ses relations avec la religion. Une histoire politique pleine d’enseignements. Entretien.

Selon vous, la difficulté que nous avons aujourd’hui pour s’accorder sur une définition de la laïcité plonge ses racines dans la Révolution et tout particulièrement dans la notion de régénération qui fut son credo majeur. Quid de cette notion ?

Lucien Jaume : La régénération est une notion de source religieuse (renaître avec le Christ par le baptême) qui n’a eu aucun usage politique avant 1789. Cette invasion massive ou cette imitation du religieux dans le discours politique conditionne dès le début la laïcité à la française et cela pèse jusqu’à aujourd’hui, comme le montre la fin du livre. A partir d’une même matrice rhétorique (renaissance, rupture et création d’une autorité nouvelle), presque tous les révolutionnaires, depuis les modérés de 89 jusqu’aux radicaux de 93-94, parlent de la « régénération ». Des rationalistes comme Condorcet font exception : pas de confusion avec le religieux dans l’instruction publique selon Condorcet. Mais il y a deux modes d’application de la notion à partir de la même source religieuse : soit régénérer le royaume par la Constitution de 1791 et les Droits de l’homme, soit créer « l’homme nouveau » et « dépouiller le vieil homme » (reprise de saint Paul) par la contrainte, la communauté de « vertu », la Terreur.

La première modalité protège l’individu tout en le soumettant à la loi « expression de la volonté générale », en réalité faite par les représentants de la nation, la seconde contraint l’individu par une religion politique et la violence « purificatrice ». Mais, dans les deux cas, la cible c’est l’individu, qu’il faut soumettre à une autorité régénérée, qui est toujours l’Etat, comme on peut le remarquer. La régénération est le langage religieux d’une discipline à instituer  pour rompre avec l’Ancien Régime.

Concrètement comment se sont manifestées ces deux tendances d’une matrice commune ?

L. J. : Pour la tendance modérée, c’est-à-dire les députés de la Constituante, il s’agissait de dissoudre l’Église comme corps séparé et autonome dans ses règles, de l’intégrer comme somme d’ « individus ecclésiastiques » (expression dans le débat parlementaire), comme fonctionnaires du seul corps légitime, la Nation : selon la Constitution civile du clergé (promulguée en août 1790), les évêques et les curés sont élus par tous les « citoyens actifs » (payant un cens électoral) et doivent enseigner les principes de 1789. L’État prend le religieux (catholique) sous son contrôle administratif, politique et moral, ce qui a engendré le drame du « schisme », c’est-à-dire de la scission entre clergé obéissant et clergé réfractaire refusant de prêter serment à ces dispositions constitutionnelles. Ce drame dure jusqu’au Concordat de Bonaparte (1801) et laisse des traces durables. Robespierre a tiré des leçons de l’échec subi par la Constitution civile du clergé ;  le Gouvernement révolutionnaire, créé en décembre 1793, invente son propre culte et se substitue à l’Eglise : culte de l’Être suprême et dogme de l’immortalité de l’âme (décret du 18 floréal, 7 mai 1794). Les fêtes publiques et nombre de circulaires du gouvernement d’exception pastichent le langage religieux : souffrance qui rachète, baptême de l’homme nouveau, élite des Justes et même Jugement dernier (retour du Christ) : ce que l’on voyait au tympan des cathédrales.

Pourriez-vous préciser en quoi la Fête de l’Etre suprême (8 juin 1794), à peu près un mois avant la chute de Robespierre, le 27 juillet, est emblématique de la religiosité qui anime ce dernier et de la façon dont il s’est servi de l’idée de régénération pour imposer sa vision de la Révolution ?

L. J. : Pour Robespierre, il s’agit d’établir un absolu (comme dira Hannah Arendt), au milieu des bouleversements et du relativisme des alliances, des valeurs, des engagements, et devant la guerre civile qui déchire le pays, menacé en outre d’invasion. Il prétend (discours et décret du18 floréal) chercher un repère, une transcendance pour justifier un bon usage, contrôlé et non perverti, de la Terreur, à l’encontre des terroristes « aveugles » qui ont massacré en nombre (Carrier en Vendée, Fouché à Lyon, et d’autres). Enfin, par cette fête proclamant l’immortalité de l’âme et la protection de Dieu sur la Révolution française, il endigue deux tentatives de ses adversaires à gauche : déchristianiser la France (les Hébertistes), créer un culte de la déesse Raison (Chaumette et ses amis de la Commune de Paris). Il affirme contre eux : « L’athéisme est aristocratique ». Durant la fête elle-même, (le 8 juin, 20 prairial), il prononce successivement trois discours, en des « stations » différentes de la procession, affirmant ainsi sa place de « pontife de l’Être suprême », et il brûle de sa main la statue de l’Athéisme ;  il tente d’opérer, par toute cette mise en scène (élaborée par le peintre David), un transfert de religiosité chez les Français, du catholicisme existant à un culte nouveau où Dieu protègerait la France (comme on disait d’ailleurs avant 1789), et légitimerait… la Terreur « juste ». Mais ce culte a immédiatement nourri le reproche de dictature, et a peut-être précipité la chute de celui qu’on appelait l’Incorruptible. Surtout, deux jours après, Robespierre fait voter la terrible loi du 22 prairial où toute garantie est supprimée (avocats y compris) devant le Tribunal révolutionnaire : la Terreur était encore plus incontrôlable, tout le monde se sentait en danger chez les députés de la Convention.

Après la chute de Robespierre, qu’est devenue la question religieuse ?

L. J. : Si on passe sur plusieurs épisodes, après 10 ans de Révolution, Bonaparte a voulu réconcilier l’Église et la nouvelle société, on évita alors de parler de régénération. Bonaparte signe en 1801 un Concordat avec le pape qui redonne de l’autonomie à l’Eglise (nomination des évêques par négociations, reconstitution des diocèses), tout en salariant le clergé et en lui imposant ensuite un catéchisme impérial. Chaque évêque doit jurer de dénoncer les ennemis de l’Etat en cas de complot. La loi de séparation, en 1905, mettra fin au Concordat, avec des phases d’anticléricalisme virulent et parfois physiquement violent : envoi des gendarmes et de l’armée coloniale pour expulsion de certaines congrégations, dans l’épisode des inventaires des biens ecclésiastiques.

Pour en revenir à la première question, en quoi cette histoire douloureuse peut-elle expliquer que la notion de laïcité soit ambiguë et le reste aujourd’hui ?

L. J. : La notion de laïcité de l’enseignement, tout d’abord, développée par Guizot en 1844, reprise par Jules Ferry, porte le poids de ce passé et véhicule des incertitudes : entre l’Église et l’État, liberté ou rivalité ?  Au plan général : neutralité de la pensée ou « religion républicaine » et « foi laïque » comme le soutiendra Ferdinand Buisson dans ses livres et conférences ? Il est à remarquer que récemment, des auteurs comme Vincent Peillon ont repris la thèse d’une nouvelle religion républicaine à ranimer ou bien à créer. Pour ma part, je pense que nous avons à séparer davantage les domaines, de sorte que l’Église et l’État, et surtout les Églises et l’État, ne se confondent plus, libèrent la parole pour dialoguer, voire polémiquer. Ce livre espère inviter à un bilan, pour solder le passé et mettre fin aux confusions. Le spectacle d’un nouveau théologico-politique, celui des divers islamismes combattants devrait nous enseigner cette règle de prudence : séparation claire, respect réciproque dans la différence, dialogue. La politique n’est pas un salut terrestre, la religion n’est pas une politique. Ce qui ne veut pas dire que chacun (ou chacune) n’aurait rien à dire à l’autre. La fin des défiances serait le début de la liberté, pour sortir d’un débat souvent empoisonné.

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