Accueil>Au-delà du piège de Thucydide, par Frédéric Ramel

Au-delà du piège de Thucydide, par Frédéric Ramel

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Frédéric Ramel, professeur agrégé des universités, est chercheur au Centre de recherches internationales (CERI).


La conflictualité contemporaine se caractérise par la multiplication d’opérations situées sous le seuil de la guerre conventionnelle, en particulier dans les espaces communs que sont la haute mer, l’espace extra-atmosphérique et le cyberespace. Ces opérations, dites de guerre hybride, ne sont pas le seul fait des États, mais aussi d’entrepreneurs de violence. S’y ajoutent des évolutions préoccupantes qui affectent la retenue stratégique : absence de reconnaissance entre les acteurs, hétérogénéité grandissante des valeurs, prolifération d’armes technologiques rapides et furtives.

Au tout début de l’après-guerre froide, le concept de « nouvelles guerres » fait florès, prioritairement pour qualifier les conflits armés qui se déroulent alors dans les Balkans et en Afrique sub-saharienne. La focale braquée sur des guerres civiles met en avant une désétatisation du fait guerrier ainsi que le caractère soi-disant inadéquat du modèle élaboré au XIXe siècle par Clausewitz pour les expliquer : en raison d’une privatisation des moyens de la violence et d’une mobilisation des identités ethniques par des seigneurs de guerre, la guerre ne serait plus aujourd’hui la « continuation de la politique par d’autres moyens ». 

À partir des attentats du 11 septembre 2001, commence la période des « guerres globales à la terreur », dont l’Afghanistan et l’Irak sont les plus emblématiques. Guerres à la fois expéditionnaires et de contre-insurrection, orchestrées par des puissances occidentales, elles montrent les limites auxquelles se heurte la force employée à des fins de changement de régime politique. Durant cette même phase, la responsabilité de protéger les populations civiles s’étiole, avec comme point d’orgue l’intervention de 2011 en Libye. Malgré les appels à ne pas outrepasser le mandat défini par le Conseil de sécurité, elle aboutit à un changement de régime. Aujourd’hui, un spectre plane : celui d’une nouvelle guerre de haute intensité entre grandes puissances. L’idée d’une obsolescence de la guerre majeure entre États s’efface, laissant place au « retour de la géopolitique » et ce, dans un espace mondial lui-même travaillé par l’augmentation des inégalités sociales et économiques, par la dégradation environnementale et par le développement de technologies disruptives. Dans une telle configuration, la célèbre horloge de l’apocalypse, publiée par le Bulletin of Atomic Scientists depuis 1947, s’est encore rapprochée de minuit en janvier 2025 : plus que 89 secondes. Parmi les interprétations de la conflictualité contemporaine, la thèse du « piège de Thucydide », défendue en 2010 par le politiste américain Graham Allison, revient régulièrement. S'inspirant de Thucydide et de son récit de la guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes, au Ve siècle avant J.-C., Allison considère que l'inquiétude des États-Unis face à la montée en puissance militaire de la Chine alimente la possibilité d’une guerre entre les deux pays. Cette interprétation, qui accorde la préséance à l'idée d'une bipolarisation croissante du système international, mérite discussion, car la conflictualité au XXIe siècle ne peut se réduire au rapport de force entre les deux puissances les plus dépensières en matière d’armement.

Fragmentation des motifs, des acteurs et des formes de guerre

Les guerres majeures entre États s’apparentent à des phases de changement de système international ayant pour objet l’hégémonie, elle-même entendue comme la monopolisation de forces matérielles d’ordre militaire et économique entre deux puissances, l’une aspirant à détrôner l’autre. La guerre du Péloponnèse telle que décrite par Thucydide offre un modèle de référence pour la conflictualité qui se restreint à un affrontement militaire entre grandes puissances. Une telle lecture appliquée à la période contemporaine présente toutefois trois limites. En premier lieu, sur le plan de la méthode, le recours surdéterminant aux données chiffrées dresse un écueil. Il apparaît typiquement lorsqu’il s’agit de qualifier la trajectoire ascendante des budgets de défense de la Chine, dont l’arsenal nucléaire a été multiplié par deux depuis 2010 (600 têtes nucléaires en mars 2025 selon le Bulletin of Atomic Scientists). Plus largement, il apparaît dans les liens statistiques communément établis entre montée en puissance d’un État et déclenchement d’une guerre. Ainsi, « dans douze des seize cas survenus au cours des cinq cents dernières années, la puissance relative d’une nation montante qui menaçait de supplanter un État au pouvoir s’est rapidement transformée en guerre », note Graham Allison. Cette lecture suggère une relation quasi mécanique entre augmentation des capacités de puissance et guerre pour l’hégémonie, autrement dit elle témoigne d’une tendance à l’alarmisme en négligeant le contexte local et la singularité des configurations dans lesquelles évoluent les acteurs. Elle sous-estime en outre d’autres facteurs déterminants dans le déclenchement d’une guerre ou dans son évitement tels que la désescalade ou la retenue stratégique, stratégique, soit le recours limité à la force afin de préserver des capacités face à un risque d’escalade.
En deuxième lieu, en se référant au piège de Thucydide, Allison envisage les faits guerriers contemporains à travers le prisme exclusif d’une bipolarisation sino-américaine, ce qui suppose l’existence de deux systèmes d’alliances se faisant face. La réalité stratégique se révèle bien plus fluide, de nombreux pays émergents refusant de se fondre dans une logique de suivisme de l’un ou l’autre des camps en place, à l’exemple de l’Inde qui cultive un « multi-alignement » ou de l’Indonésie qui prône un « engagement flexible ». 
En troisième lieu, cette lecture propose une focalisation exclusive sur les modes de guerre à haute intensité à venir entre États industrialisés. Une telle parcimonie occulte les autres formes de conflictualité comme les guerres civiles et les conflits intra-étatiques internationalisés (ceux dont les belligérants bénéficient de soutien d’acteurs étrangers). Ces derniers sont pourtant les plus nombreux, de l’ordre de 252 contre 58 guerres inter-étatiques, selon les données du Conflict Barometer 2023 du Heidelberg Institute for International Conflict Research. Le nombre annuel de leurs victimes peut dépasser 10 000 morts, comme durant les guerres civiles de 2023 au Myanmar et au Soudan. Ces autres formes de conflit échappent au dilemme de sécurité classique puisqu’elles trouvent racine dans une pluralité de facteurs complexes, dont les conditions de vie sociales et économiques des populations.

L’extension des domaines de la guerre

Une des caractéristiques centrales de la conflictualité contemporaine réside dans la multiplication d’opérations situées sous le seuil de la guerre conventionnelle, en particulier dans les espaces communs que sont la haute mer, l’espace extra-atmosphérique et le cyberespace. Accessibles à tous mais détenus par personne, ces espaces sont des maillons indispensables au fonctionnement des sociétés modernes puisqu’ils permettent les flux des personnes, des biens et des informations à travers les frontières nationales. Des actions en deçà du conflit armé régulier se produisent en leur sein, selon des opérations très variées allant de la manipulation de l’information sur les réseaux sociaux aux cyberattaques à des tests de missiles antisatellites produisant des débris spatiaux considérables. Une tension émerge alors entre les res communes (choses communes non appropriables, c’est-à-dire dont personne ne peut avoir la propriété) et les res nullius (choses sans maître, sans propriétaire, mais appropriables par des personnes privées, voire par des collectifs). Or, se profile un risque de confusion entre les deux notions via le phénomène d’accaparement sans contrôle de ces ressources ou d’une partie de ces espaces communs, y compris par des acteurs privés comme l’illustrent les déclarations d’Elon Musk au sujet de ses projets spatiaux. Ce type d’extension donne lieu à l’élaboration de doctrines visant à conjuguer des moyens d’actions régulières et irrégulières en se réclamant de la guerre hybride ou guerre de nouvelle génération. Il en va ainsi de la doctrine Gherassimov, du nom du chef d’état-major des forces armées russes. Officiellement adoptée en 2014 par la Russie, elle préconise l’articulation de frappes de précision dans la profondeur du territoire ennemi avec le recours à des instruments du numérique comme l’intelligence artificielle, les drones et plus largement la lutte cyber.
L’extension du domaine de la guerre ne s’arrête donc pas aux espaces communs. Elle se manifeste aussi par des opérations clandestines, d’influence psychologique ou par des assassinats ciblés. Ces modes d’actions ne sont pas le seul fait des États, ils émanent aussi d’entrepreneurs de colère ou de violence, qui évoluent au travers des frontières nationales dans le but de réaliser un projet politique comme la création d’une nouvelle entité étatique (État islamique, Boko Haram, etc.) ou encore de nuire aux intérêts occidentaux où qu’ils soient (Al Qaïda). Leurs agissements ont pour conséquence majeure de diluer la distinction entre situation de guerre et situation de paix — une tendance déjà repérée à l’époque de la Guerre froide par le général Beaufre, ardent défenseur de la dissuasion nucléaire, qui affirmait que « la vraie guerre et la vraie paix [étaient] peut-être mortes ensemble ». Or, si la guerre n’est plus déclarée, comment peut-on envisager de trouver un terrain d’entente avec l’ennemi et donc de faire la paix ? Ce risque de confusion fut dénoncé en son temps par Raymond Aron, lequel s’est toujours dressé contre la lecture proposée par le général Beaufre en ce qu’elle exposait les sociétés à une forme de guerre continuelle.

Des conditions défavorables à la retenue stratégique

D’autres tendances préoccupantes sont à l’œuvre. Elles ont pour conséquence d’affecter la retenue stratégique. Certains conflits s’enchâssent dans, et sont marqués par, une absence de reconnaissance entre les acteurs, ce qui facilite des phénomènes d’escalade d’autant plus dévastateurs qu’ils convoquent des interprétations religieuses. La guerre entre le Hamas et Israël depuis les massacres du 7 octobre 2023 en est un triste exemple. Lorsqu’une logique de surplomb d’inspiration divine est activée, nous ne sommes plus très loin des guerres cosmiques qui, selon Mark Juergensmeyer, « évoquent de grandes batailles légendaires du passé et se relient à des conflits métaphysiques entre le bien et le mal ». Une telle logique tend à se rapprocher de l’interprétation que donne René Girard de la pensée de Clausewitz, soit un basculement empirique et historique vers la guerre absolue. Cette forme de guerre — que le général prussien n’envisageait pas dans la réalité — est caractérisée par une montée aux extrêmes, destinée à exterminer l’ennemi, pas seulement à affaiblir sa volonté.
Au-delà d’une évolution des conflits armés vers une dimension religieuse susceptible de les radicaliser, deux conditions défavorables à la retenue stratégique se manifestent à l’échelle du système international. La première tient à l’hétérogénéité grandissante des valeurs. Elle ne relève pas seulement d’un clivage entre démocraties et régimes autoritaires. Un de ses carburants se trouve dans la critique de l’Occident et dans les dénonciations postcoloniales. Des pays comme la Russie, la Turquie ou encore la Chine élaborent des récits où ils se mettent en avant comme des « États civilisations », refusant aux États occidentaux l’idée que l’ordre international libéral serait le seul horizon possible. Ces discours éloignés de l’esprit post-1945 vers lequel convergeaient les nouveaux États indépendants attestent une remise en question de la quête pour l’universel.    
L’hétérogénéité des valeurs nuit à l’esprit multilatéral, lui-même altéré par la politique à la fois expansionniste et néo-souverainiste de la nouvelle administration états-unienne mise en place depuis janvier 2025 par le président Trump. L’étiolement du multilatéralisme favorise l’autorité de la force au détriment de celle du droit et de la justice dans le système international. Certes, le degré d’affaiblissement varie selon les contextes et les organisations intergouvernementales. Il est néanmoins manifeste dans certaines régions du monde qui semblaient jusqu’alors épargnées. Par exemple, le système du traité de l’Antarctique, signé en 1959, a longtemps été considéré comme un modèle de coopération multilatérale et scientifique, fondé sur la reconnaissance d’un espace à sanctuariser. Le changement climatique, en permettant l’accès aux ressources halieutiques de l’océan polaire ou en offrant l’opportunité de réaliser des expérimentations technologiques, notamment numériques, dans des conditions extrêmes, attise de nouveaux appétits. Ce n’est pas seulement le cas de certains États possessionnés, comme l’Australie, mais aussi d’autres acteurs comme la Chine, qui se définit comme puissance polaire, sans parler de la situation en Arctique, où États-Unis convoitent désormais le Groenland et le Canada.
La deuxième condition défavorable à la retenue stratégique est liée à l’accélération du monde induite par les technologies modernes, Cette tendance se manifeste dans la sophistication des armements ainsi que dans l’attrait exercé par le concept de soldat augmenté. À la prolifération nucléaire verticale (modernisation des arsenaux), qu’il faut différencier de la prolifération horizontale relative au nombre d’États possédant l’arme, s’ajoute l’élaboration de nouvelles armes maîtrisant vitesse et furtivité, des missiles balistiques hypersoniques aux armes létales autonomes (robots tueurs). La course aux armements pourrait, paradoxalement, servir une décélération. Elle privilégierait la paralysie de l’ennemi plutôt que l’irruption d’un conflit ouvert. Néanmoins, cette retenue stratégique demeure conditionnée à la posture stratégique des États  dotés de tels armements et, plus précisément, au cadrage nationaliste que certains donnent à leur politique étrangère.      
La retenue stratégique trouverait-elle une nouvelle alliée dans l’essor d’une conscientisation planétaire ? Un nombre croissant d’armées prennent en considération leur empreinte écologique, quand bien même le verdissement des politiques militaires est par définition limité. L’impact environnemental des guerres est colossal, y compris en amont, lorsque des dégâts causés à la nature sont intentionnellement produits, comme l’illustre la destruction du barrage de Kakhovka en Ukraine, en juin 2023, qui a entraîné le déversement de sédiments chargés en métaux lourds. Ces actions se déroulent au mépris des articles 35 et 55 du protocole additionnel de 1977 aux Conventions internationales de Genève de 1949, qui interdisent l’usage de l’environnement comme arme. Les représentations « globales » du monde fondées sur une exploitation des ressources naturelles existantes semble l’emporter sur les représentations « planétaires », caractérisées par une volonté de maintenir l’habitabilité du monde et de protéger le vivant au sens large. Alors que plusieurs limites planétaires sont d’ores et déjà dépassées, peut-on encore penser la guerre sans prendre en compte cette dimension ? 


Frédéric Ramel, professeur agrégé des universités, est chercheur au Centre de recherches internationales (CERI). Directeur du Département de science politique de Sciences Po entre 2016 et 2022, il a également été le premier directeur scientifique de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) de 2009 à 2013. Il a publié plusieurs ouvrages sur les relations internationales, dont Espace mondial, avec la collaboration d’Aghiad Ghanem (Presses de Sciences Po, 2024).


Références