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Inde-Chine : du conflit à la transaction, par Christophe Jaffrelot

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Christophe Jaffrelot est directeur de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI), 
 


Alors que des conflits frontaliers les opposent depuis des décennies, la dépendance économique accrue de l’Inde vis-à-vis de la Chine a suffi, en quelques années, à rapprocher les deux pays. Au point que l’Inde envisage de s’ouvrir aux investissements en provenance de Chine afin de réduire son déficit commercial avec cette dernière et d’accéder au statut de puissance industrielle auquel elle aspire. La normalisation des relations entre les deux géants asiatiques pourrait se poursuivre si l’offensive protectionniste étatsunienne incite la Chine à se trouver de nouveaux partenaires et donc à se concilier l’Inde.

Les relations sino-indiennes ont longtemps été dominées par une logique conflictuelle qui trouvait sa principale source dans les litiges frontaliers. Ceux-ci ont même été à l’origine d’une guerre (ou lui ont servi de prétexte) en 1962, à l’issue de laquelle apparurent de nouveaux litiges frontaliers, la Chine ayant conquis des territoires revendiqués par l’Inde dont l’Aksai Chin (au nord du Ladakh indien actuel). Quand le dialogue entre les deux pays a repris – brièvement pendant les années 1970 puis durablement à la fin de la décennie suivante –, ces litiges ont constitué l’objet de tous les échanges bilatéraux. La ligne McMahon héritée de la colonisation britannique n’ayant jamais été reconnue comme une frontière internationale, Pékin et New Delhi se sont efforcées de définir une line of actual control (ligne de contrôle réel [LAC]), que les Chinois n’ont pas eu de scrupule à franchir à maintes reprises, précipitant des altercations entre soldats en plein Himalaya. En 2020, ces violences ont atteint un niveau inconnu depuis 1967, vingt militaires indiens ayant succombé à leurs blessures à l’arme blanche, le recours aux armes à feu ayant été prohibé d’un commun accord, ou étant morts de froid après leur chute dans la rivière Galwan, à plus de 4 000 mètres d’altitude. À la suite de cet épisode, qui a dressé la population indienne contre la Chine, l’amenant même à boycotter certains de ses produits, le gouvernement indien a durci le ton et subordonné tout nouvel investissement chinois à l’acceptation du pouvoir central.  

Cinq ans plus tard, la donne a bien changé. En octobre 2024, alors que des officiers indiens et chinois ont déjà tenu dix-sept rounds de discussion sans réellement parvenir à s’entendre, le Foreign Secretary indien (l’équivalent du Secrétaire général du Quai d’Orsay) indique dans un communiqué officiel qu’« un accord a été conclu sur les modalités de patrouille le long de la LAC entre l’Inde et la Chine, afin d’aboutir à un désengagement et à une résolution des difficultés rencontrées dans ces espaces en 2020 ». Des experts indépendants considèrent que l’armée chinoise occupe encore 2 000 kilomètres carrés de territoire indien dans l’Himalaya, mais New Delhi préfère fermer les yeux et continuer de normaliser sa relation avec Pékin. En janvier 2025, les deux pays ont d’ailleurs rétabli des liaisons aériennes directes.

La pharmacie du monde sous perfusion chinoise

Comment s’explique cette évolution ? Probablement par des raisons économiques. L’Inde se montre de plus en plus dépendante de la Chine sur le plan industriel. En 2014, Narendra Modi a lancé un grand programme baptisé « Make in India », destiné à attirer les investisseurs étrangers et à porter la part du secteur manufacturier à 25 % du produit intérieur brut (PIB) en 2025. Dix ans plus tard, le bilan de cette initiative est des plus mitigé, la part du secteur manufacturier dans le PIB indien étant passée à 14 %, contre près de 17 % en 2017. Ce déclin est non seulement dû au fait que les investisseurs étrangers, à commencer par les Occidentaux, n’ont pas été aussi nombreux que l’espérait New Delhi – les investissements directs étrangers [IDE] étant d’ailleurs en baisse, de 3,5 % du PIB en 2009 à 1,25 % en 2023 –, mais aussi à la concurrence chinoise qui affecte durement les entreprises indiennes. En conséquence, le déficit commercial de l’Inde vis-à-vis de la Chine s’est creusé, passant de 46 milliards de dollars en 2020 à 118 milliards de dollars en 2023, avant de retomber à 85 milliards de dollars en 2024.
De plus, des secteurs entiers de l’industrie indienne se révèlent désormais dépendants d’approvisionnements chinois, au point que, pour exporter davantage (principalement vers les marchés occidentaux), l’Inde doit importer davantage… de Chine. Le médicament générique présente un cas d’école. Les succès de l’Inde dans ce domaine lui ont valu le surnom de « pharmacie du monde ». Effectivement, le pays produit aujourd’hui les versions génériques de 60 000 médicaments et 40 % de ceux consommés aux États-Unis. Cette activité lui rapporte 25 milliards de dollars par an à l’exportation. Or, cette réussite est largement tributaire des principes actifs que l’Inde importe de Chine. En 2023, une remarquable enquête réalisée par Bloomberg a montré qu’un des leaders du secteur, Aurobindo Pharma, importait de Chine 55 % de ses principes actifs et autres composants. Cette dépendance provient en partie du coût défiant toute concurrence des produits chinois, qui empêche les fabricants indiens de rapatrier ce qu’ils ont externalisé en dépit des injonctions du gouvernement. Elle procède aussi du rapport qualité-prix qui tient, quant à lui, à la faiblesse des investissements indiens en matière de R&D, le talon d’Achille de l’ensemble de l’industrie indienne. 
Le secteur de l’électronique donne à voir une situation comparable. Certes, de nombreux fabricants, à commencer par les champions du smartphone, ont diversifié leurs sources d’approvisionnement en relocalisant en Inde certaines de leurs usines chinoises. Résultat, entre 2019 et 2023, les exportations de smartphones ont bondi de 1,6 milliard de dollars à 11,1 milliards de dollars. Mais l’Inde n’a toujours pas dégagé de surplus commercial pour cette activité, notamment parce que beaucoup de composants sont importés, spécialement de Chine et des usines chinoises qui ont été délocalisées au Vietnam ou ailleurs en Asie du Sud-Est afin de rester sous les radars, voire de contourner les quotas d’importation mis en place par certains pays, dont l’Inde.

Une dépendance à large spectre

La dépendance de l’industrie indienne vis-à-vis de la Chine se déduit de la structure de ses importations. Non seulement la part des produits chinois dans les importations de biens manufacturés indiennes est passée de 21 % en 2006 à 30 % en 2024, mais de plus ces produits sont, pour l’essentiel, des biens intermédiaires et des biens de production, ces deux catégories représentant respectivement 70,9 % et 22,3 % en 2024. Ces chiffres sont révélateurs de la place que l’Inde occupe dans la division internationale du travail, où elle reste un pays d’assemblage plus que de production, principalement à cause de ses bas coûts de main-d’œuvre. D’où la corrélation évoquée plus haut : pour exporter plus, l’Inde doit aussi importer plus.
Celle-ci s’explique aussi par la capacité de la Chine à fournir à l’Inde, comme au reste du monde d’ailleurs, des équipements battant des records de compétitivité, à l’exemple des panneaux solaires. Si l’Inde a beaucoup investi dans cette incontournable énergie renouvelable, elle n’en a pas développé la production : officiellement, « seuls » 57 % des composants assemblés en Inde proviennent de Chine, mais il faut ajouter à ce chiffre ceux des produits que des industriels chinois du secteur vendent à l’Inde via Hong Kong, le Vietnam, la Malaisie, etc. pour ne pas franchir la ligne rouge de 80 %, le quota mis en place par New Delhi.
Conscients de la dépendance de leur pays vis-à-vis de la Chine, certains responsables indiens ont proposé de l’ouvrir aux investissements chinois pour réduire le déficit commercial avec la Chine et s’industrialiser enfin. Ce dernier objectif apparaît de plus en plus comme un impératif. Non seulement les aspirations de New Delhi au statut de grande puissance passent par la création d’une industrie propre à réduire sa dépendance dans des secteurs aussi stratégiques que la défense et l’énergie, mais en outre seule l’industrialisation du pays permettra de donner un emploi aux quelque 10 millions de jeunes qui arrivent tous les ans sur le marché du travail et aux ruraux qui représentent encore deux tiers de la population, faute d’alternative à des travaux agricoles pourtant de moins en moins rémunérateurs. Dans ce contexte marqué par un chômage de masse (8,3 % en décembre 2024) – surtout chez les jeunes –, l’Economic Survey (bilan économique publié comme tous les ans par le gouvernement à l’occasion du vote du budget) indiquait en 2024 que « l’ouverture aux IDE chinois pourrait contribuer à accroître la participation de l’Inde à la chaîne d’approvisionnement mondiale et stimuler les exportations ». L’Economic Survey précisait qu’une politique d’ouverture aux IDE chinois semblait « plus prometteuse pour stimuler les exportations indiennes vers les États-Unis, à l’instar de ce qu’ont fait les économies d’Asie de l’Est dans le passé ». Le document concluait : « Alors que les États-Unis et l’Europe délocalisent leurs approvisionnements immédiats hors de Chine, il est plus efficace d’inciter les entreprises chinoises à investir en Inde puis à exporter leurs produits vers ces marchés. » 
Si le ministère des Finances était à l’origine de cette nouvelle stratégie, celui du Commerce se montrait beaucoup plus réticent. Les Chinois ont néanmoins capté un signal sur lequel ils s’emploient à capitaliser : le ton des diplomates de l’empire du Milieu a changé. L’ambassadeur lui-même multiplie les messages d’apaisement depuis l’été 2024, appelant l’Inde à collaborer avec la Chine. En réalité, les autorités chinoises s’efforcent surtout de faciliter l’accès à l’Inde de leurs entreprises, encore dubitatives quant aux conditions dans lesquelles elles pourraient s’installer chez leur voisin. Son excellence a donc indiqué, dans un entretien de septembre 2024 au journal en ligne Zone Bourse, qu’il espérait que « la partie indienne serait en mesure d’offrir un environnement commercial sain aux entreprises chinoises en Inde ». Des paroles apaisées et potentiellement constructives, aux antipodes de celles qui avaient suivi les affrontements de 2020.   
En moins de cinq ans, l’Inde et la Chine sont passées d’un conflit ouvert à une forme de normalisation surdéterminée par la dépendance économique de la première vis-à-vis de la seconde. Ce processus se poursuivra sans doute si la Chine est amenée à se trouver de nouveaux partenaires commerciaux pour faire face à l’offensive protectionniste de Donald Trump et si elle cherche, pour cette raison, à se concilier l’Inde. Celle-ci, toutefois, cherchera sans doute à s’émanciper d’une dépendance aux implications politiques pour le moins problématiques. Elle aura besoin, pour cela, de soutiens externes – occidentaux et japonais – qui pourraient ne pas se présenter si New Delhi n’en fait pas davantage pour attirer les investissements étrangers.  

Références


Christophe Jaffrelot est directeur de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI), président de l'Association française de science politique et de l’Association  britannique des études sur l’Asie du Sud, consultant permanent au Centre de prospective et de stratégie du Quai d’Orsay et chercheur à la Carnegie Endowment for International Peace. Il a dirigé le CERI de 2000 à 2008 et publié de nombreux ouvrages sur le sous-continent indien, dont L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique (Fayard, 2019) et, avec Vanessa Caru, Histoire de Bombay/Mumbai (Fayard, 2024).