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17.04.2023

Retraites : une réforme controversée à l'impact incertain

La réforme des retraites 2023, un sujet qui est au cœur de l’actualité et des préoccupations des citoyens depuis des mois… et l’objet de contestations que la décision favorable du Conseil Constitutionnel du 14 avril 2023, suivie de la promulgation officielle de la loi le 15 avril 2023, n'a pas apaisée.

Une conférence organisée le 5 avril 2023 à Sciences Po a réuni des chercheuses et chercheurs de différentes disciplines sous l'égide de Philippe Martin, doyen de l’École d'affaires publiques. Ce moment riche de la diversité des perspectives apportées par les intervenants et des questions du public a été l’occasion de revenir sur l’histoire des retraites en France et en comparaison avec les pays européens. Il a également permis de confronter les hypothèses macro et microéconomiques de cette réforme, d'examiner les inégalités qu’elle peut renforcer et ce que cette retraite dit de la valeur et du sens du travail. 

RETRAITES EN FRANCE : RÉFORME IMPOSSIBLE ET EXCEPTION NATIONALE ?

HISTORIQUE DES RÉFORMES ET COMPARAISON EUROPÉENNE

Bruno Palier, politiste au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po et spécialiste des réformes des retraites, a souhaité revenir sur le cliché selon lequel les réformes sont impossibles en France en rappelant que plusieurs réformes des retraites se sont succédées en France depuis 1993. Cependant, leurs typologies ont été variables : si certaines ont été mises en place dans une relative sérénité (comme en 1993 ou en 2013, par des négociations avec les partenaires sociaux ou suite à une crise financière), d’autres ont été sources de mobilisations importantes (2003, 2010). 

Une deuxième idée reçue que le politiste a cherché à nuancer est celle qui naît de comparaisons hâtives avec nos voisins européens. Il est important de préciser que dans la majorité des pays européens, les négociations sur des sujets comme les retraites se font avec les partenaires sociaux, dans le cadre de structures spécifiques, et peuvent prendre jusqu’à dix ans dans le cas des pays nordiques. Plusieurs pays européens sont en cours de réflexion sur le sujet des retraites en 2023 mais de façon plus apaisée et collaborative qu’en France.

Le chiffre, largement relayé, des 67 ans comme âge de départ à la retraite en Allemagne correspond en réalité à l’âge où la pension de retraite n’est plus soumise à aucune décote potentielle. Il est, en fait, de 66,5 ans en Allemagne et de 67 ans en France. Les Allemands peuvent partir à la retraite dès 63 ans, et les Français, avant la réforme de 2023, dès 62 ans. Bruno Palier a précisé que si la totalité des pays européens ont métamorphosé leurs systèmes en instaurant des minima sociaux pour éviter la grande pauvreté, certains n’assurent pas directement le maintien du niveau de vie des retraités. L’Allemagne, pour revenir à cet exemple, communique de façon transparente avec ses citoyens sur une promesse de 45 % de leur salaire brut à la retraite, mais les aide également à mettre de côté par le biais de plusieurs dispositifs dont des exonérations d’impôts. 

La France serait en retard dans ce domaine mais surtout dans celui du traitement des seniors dans les entreprises. Le politiste a affirmé que la réforme actuelle “n’a pas été pensée pour les retraites” et vise avant tout à faire “des économies budgétaires les plus rapides possibles”, reprenant pour cela une “mesure phare du parti Les Républicains” sans s’appuyer sur une analyse d’impact suffisamment détaillée (120 pages versus les plus de 1 000 pages de l’analyse de 2019 / 2020 par le Conseil d'Orientation des Retraites). 

LA FRANCE, TERRE DE LOISIRS ATTACHÉE À SON POUVOIR D’ACHAT ?

Xavier Ragot, économiste spécialisé en macroéconomie financière et Président de l'OFCE de Sciences Po, rejoint son collègue sur l’importance du sujet des retraites qui touche à des enjeux de politiques publiques, de choix politiques et démocratiques. Ce dernier a souligné deux points du débat qui lui apparaissent comme essentiels. 

D’une part, “l’effet sur le PIB” est un argument important pour le gouvernement comme pour les chercheurs en tant qu’il est lié au “bien-être” des citoyens. Mais comment définir cette dernière notion ? Les choix individuels peuvent varier entre “travailler plus, avoir un meilleur revenu et consommer davantage ou travailler moins avec un moins bon revenu et moins consommer”, de même qu’une décision de ne pas allonger l’ouverture des droits à la retraite en augmentant les cotisations des travailleurs réduirait leur pouvoir d’achat… Le choix de chaque société peut différer sur ces sujets et l'arbitrage est loin d’être évident. L’économiste a souligné que les États-Unis évoquent souvent “l’avantage comparatif de la France dans le domaine des loisirs”, qui est important et un acquis pour les Français, il n’y a “aucune raison pour qu’il y ait une convergence entre les pays” et il faut tenir compte dans les analyses des préférences et cultures nationales.

D’autre part, la “principale préoccupation des français” serait le pouvoir d’achat. Le déséquilibre de la balance commerciale de la France, qui consomme plus qu’elle ne produit, va forcer un pivotement vers une réduction de la consommation ou une augmentation du PIB. Ce choix politique devra être fait, pour le spécialiste de l’OFCE, notamment si les investissements pour la transition environnementale doivent être amplifiés.

UNE POLITIQUE MACROÉCONOMIQUE QUI NE S’ASSUME PAS

Les économistes du Laboratoire Interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) et de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ont profité de ce temps de conférence pour proposer une analyse des effets attendus, positifs et négatifs, et surtout incertains, de la réforme.

HYPOTHÈSES ET INCERTITUDES

Michael Zemmour, économiste spécialiste des retraites et chercheur affilié au LIEPP de Sciences Po, a rejoint ses collègues sur le constat que “la motivation fondamentale de cette réforme est une stratégie de politique macroéconomique qui ne s’assume pas et qui ne vient pas vraiment du sujet des retraites”. Il a ajouté, approuvé par plusieurs intervenants, que “cette réforme n’est pas une excellente nouvelle pour les chercheurs qui travaillent dans l’évaluation des politiques publiques”, en termes de consultation de leurs travaux…

Xavier Ragot a admis que l’hypothèse des 1 % de croissance supplémentaire du PIB, grâce à l'augmentation du nombre d’actifs, sur le “long terme” est “l’hypothèse la plus partagée” bien qu’elle dépende de valeurs complexes comme l’inflation ou la productivité du travail. Cependant, une “très grande incertitude” pèse sur les projections et ne permettrait pas d’assurer qu’un équilibre sera atteint avec le passage de 62 à 64 ans de l’âge de départ autorisé à la retraite. Par ailleurs, l’OFCE prévoit un accroissement à court terme du chômage et des effets récessifs qui devraient durer au moins cinq ans. Enfin, la réforme en cours aura des effets majeurs sur d’autres comptes clés pour l’équilibre à long terme de la sécurité sociale – arrêts maladie, invalidité chômage, minimum vieillesse… –, un équilibre qui dépendra donc aussi des “autres politiques économiques mises en place”.

UNE RUPTURE AVEC LA DYNAMIQUE DE PROGRÈS DU 20E SIÈCLE

Lorsque Michael Zemmour s’est lancé dans son analyse, il a d’abord abordé deux indicateurs qui lui paraissent cruciaux. Le niveau de vie des retraités, s’il était en amélioration constante depuis la première retraite de 1993, est aujourd’hui à un moment-clé, en “haut d’un toboggan qui va baisser pour revenir au niveau des années 1980”. Par ailleurs, l’âge de départ à la retraite n’a cessé de s’allonger (de 60 ans dans les années 1980 à 64 ans avec l'avis favorable du conseil constitutionnel du 14 avril et la promulgation officielle de la loi le 15 avril 2023) . La raison en était un allongement de la durée de vie, qui est désormais à la halte. 

La réforme actuelle est donc la première qui n’est plus “un ralentissement du progrès qui continue sa marche” mais un changement au profit d’une situation “moins protectrice des futurs retraités. Quant à l’impact concret de cette réforme, l’économiste du LIEPP considère qu’il touchera surtout les personnes qui prévoyaient de partir à 62 ans (les femmes ou les personnes ayant commencé plus tard, elles, resteront aussi désavantagées qu’auparavant), et parmi elles, ceux qui ne seront ni en emploi ni à la retraite (chômage, invalidité, RSA, etc.). Le nombre de ces personnes serait entre 150 000 et 200 000. 

UN POUR TOUS, TOUS INÉGAUX

INÉGALITÉS SPÉCIFIQUES : LES FEMMES ET LES TRAVAILLEURS DE SECONDE LIGNE

Carole Bonnet est démographe à l’Institut national d’études démographiques (INED), spécialiste des retraites et des inégalités femmes-hommes. Son intervention s’est articulée autour des inégalités de retraites entre les femmes et les hommes. Elle a salué le fait que l’État inscrive dans un article du code de la sécurité sociale “l’objectif pour 2050 de supprimer l’écart entre les pensions des femmes et des hommes”, rappelant tout de même que l’objectif existait déjà en 2010 mais sous une formulation non chiffrée.

Son rappel des ordres de grandeur a permis au public de mesurer l’ampleur du chantier : “sur le stock actuel des retraites, les pensions des femmes sont inférieures de 40 %”, “25 % si l’on prend en compte les pensions de réversion” (au décès de leurs époux). Bien que l’écart se réduise depuis des années (grâce à l’accroissement du travail des femmes et de leurs qualifications, ainsi qu’à l’arrêt de la croissance de la pension des hommes), les projections s’accordent sur un écart qui va rester élevé (autour de 25 %). La note d’impact du gouvernement elle-même estime, pour les femmes de la génération née en 1972, une réduction d’1 % uniquement à leur départ autour de 2035 (sur un écart de 20 %).

Les femmes sont surtout impactées par le décalage de l’âge où la décote est annulée (qui est passé de 65 à 67 ans en 2010). Si elles atteignent plutôt rapidement l’âge de départ, c’est grâce à des durées validées mais pas toujours cotisées (liées aux enfants principalement) et qui leur imposent souvent de continuer à travailler pour atteindre l’annulation de la décote. Si la réforme actuelle ne touche pas à cet âge d’annulation, elle ne s’attaque pas non plus aux questions des droits familiaux qui sont pourtant cruciaux pour les femmes (congés maternités, congés parentaux, temps partiels plus fréquents, etc.), notamment dans un contexte démographique où les évolutions conjugales (divorces, monoparentalité, concubinage…) entraînent une diminution des pensions de réversion.

>Christine Erhel, économiste spécialiste de la qualité de l’emploi et du travail et Directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), s’est inspirée de son rapport, réalisé à la demande d’Elisabeth Borne sur les travailleurs de deuxième ligne à la sortie de la crise sanitaire, pour traiter du cas de ces derniers. La chercheuse a pu étudier les travailleurs de cette catégorie qui “n’existait pas” avant la crise sanitaire et les discours du Président. Ces travailleurs – qui regroupent caissiers, aides à domicile, agents de propreté ou de sécurité, personnels des transports ou encore salariés agricoles – sont souvent soumis à des contraintes fortes (pénibilité physique peu prise en compte, contraintes horaires atypiques ou morcelées). Leur “fort sentiment d’utilité sociale” est corrélé à une “forte insatisfaction salariale”. Leurs fins de carrière sont particulièrement difficiles. Ils sont davantage concernés par la situation évoquée plus haut de n’être ni à la retraite ni en emploi (¼ de cette population à partir de 50 ans), une situation associée à un risque accru de pauvreté. Pour ceux qui travaillent encore au-delà de 50 ans, leur salaire moyen brut est plus bas que celui de la moyenne (1 400 euros versus 2 000 euros). Les carrières plates de ces métiers sont source de démotivation. Dans le cas de ces travailleurs, même l’index senior (qui a été refusé) ne suffirait pas à améliorer leur situation qui tient à leurs conditions de travail. L’économiste plaide pour “un meilleur aménagement des fins de carrières” et “une vision positive du fait de continuer à travailler”. Cet objectif ne devrait-il pas être envisagé de façon plus globale pour tous les travailleurs français ?

DERRIÈRE LA QUESTION DES RETRAITES, CELLE DU RAPPORT AU TRAVAIL

Bruno Cautrès, politiste spécialiste de l’opinion publique au Centre de recherches politiques (Cevipof) de Sciences Po, a expliqué à l’audience qu’il était difficile de “prendre en compte des situations subjectivement vécues” et a affirmé, à l’instar des autres intervenants, que “derrière la question des retraites se pose l’énorme question du rapport au travail”. Il a fait référence à une enquête réalisée auprès des travailleurs (en France mais aussi dans deux autres pays européens) pour leur demander la façon dont la société les traitait (en positif et en négatif), le premier mot qui est ressorti en France a été : “mépris”. Le problème ne serait pas que les Français “se voilent la face” ou “ne comprennent pas l’économie” mais leur perception d’une “société injuste qui ne tient pas ses promesses

Le second constat de cette étude a été l’importance de “la valeur travail” et “la place du travail” dans la vie des Français (pour les ¾ des personnes interrogées). Cependant, le sens du travail, l’importance du bonheur, du bien-être, la question du mérite sont aussi centraux et l’enquête a révélé une insatisfaction des Français, qui ont pour les ¾ d’entre eux “une expérience négative du travail et voient donc la retraite comme un repos et une récompense”. Enfin, son troisième constat a été une “demande de reconnaissance professionnelle” de la part des Français. Les personnes interrogées n’évoquent pas que les écarts de salaire, elles posent la question du “sens du travail” mais aussi de la justice et de l’équité au travail, elles remettent ainsi en cause le “récit d’une France égalitaire et méritocratique.

Les retraites représentent une grande question pour l’opinion publique”, a affirmé le spécialiste, “si on tire le fil des retraites, il y a tout qui vient : société, calendriers de vie, formation, rémunération, carrières, éducation, famille… Les Français l’ont bien compris”. Il poursuit en s’adressant à la salle et en demandant ce que signifie de travailler tard dans sa vie pour chaque individu, jusqu’à 64 ans, pour finir épuisé. S’agira-t-il d’une “dernière opportunité d’améliorer sa rémunération pour mieux préparer sa retraite, de vivre de belles choses, de suivre une formation, d'accéder à de nouvelles responsabilités ?”.

“Qu’est-ce que cela signifie partir à la retraite à 64 ans, à part cotiser davantage ?”. Pour l’ensemble des intervenants, la réponse manque à cette question, et ce silence profiterait à la montée d’un parti, le Rassemblement National.

Article initialement publié sur www.sciencespo.fr et rédigé par l'équipe édito de la direction de la communication de Sciences Po.

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