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13.05.2022

Retour sur la Masterclasse Culture autour du film "Nous" d'Alice Diop

Article rédigé par Lisa Compagnon et traduit par Paula Nájera Muñoz, étudiantes de la spécialité Cultural Policy and Management de l'École d'affaires publiques.

 >Dès sa création, le cinéma, invention des frères Lumière, “manifeste ses pouvoirs de rencontre et de compréhension entre des êtres différents, partout dans le monde, et mobilise dans le même temps des rapports d’exclusion et de domination, sous le signe des inégalités sociales, du racisme et du machisme. Plus d’un siècle après, (...) la question du rapport au divers est plus que jamais au cœur des pratiques et des effets du cinéma.” Dans la préface de son livre Le cinéma à l’épreuve du divers, le critique et historien du cinéma Jean-Michel Frodon rappelle le rôle central de la production cinématographique dans la fabrique du regard, de la compréhension du monde et d’autrui. À travers un parcours le long du RER B, le film Nous, réalisé par Alice Diop, cité dans l’ouvrage, propose justement de combler certains déficits de représentation, de déceler et d’exposer certaines vies encore invisibilisées à travers une forme de cinéma nouvelle, subtile, hors des paradigmes traditionnels.  

À l’occasion de la Masterclasse Culture de l’École d’affaires publiques du 22 mars 2022, les étudiantes et étudiants de la spécialité Culture et Cultural Policy and Management de l'École d'affaires publiques ont pu questionner Alice Diop et Jean-Michel Frodon sur leurs inspirations et visions artistiques, leur perception de la représentation du divers dans le cinéma et son rôle dans la construction du regard sur l’altérité.  

Nous, une invitation subtile au déplacement du regard  

Le regard est projeté dans l’immensité d’un paysage boisé, bercé par le chant des oiseaux et le calme de la forêt, à travers une première scène initiée sans guide, sans repère. Une famille est - comme le spectateur - plongée dans cette attente silencieuse. Qu’attend t-elle ? Et nous ? Cette introduction presque muette semble annoncer une approche cinématographique subtile, suggestive, loin de se plier aux habituelles (du moins fréquentes) exigences d’évidence et de clarté. Mais après tout, cette attente a-t-elle vraiment besoin d’un objet ? N’est-elle pas justement une invitation à s’apprécier elle-même, une ode à la patience, au temps, une modeste incitation à poser (pauser ?) le regard ? Au loin, un cerf apparaît, révélant - partiellement - l’intention des observateurs (eux-mêmes épiés), et suggère une première déclinaison des regards, de leur objet, leur origine, leur dessein.  

Puis, dans ce calme, cette lenteur, le décor change. Un éclairage vacille, les bruits de la ville s’invitent pour finalement céder leur rôle principal à Ismaël, un mécanicien immigré dont Alice Diop, derrière la caméra, suit le quotidien. Alors, les courts aperçus de l’ordinaire se succèdent : tour à tour, nous rencontrons N’deye Sighane Diop, la soeur de la réalisatrice, infirmière à domicile, ses patients; des royalistes de la cathédrale de St-Denis en plein hommage à Louis XVI; des lycéennes qui jouent au Uno; des enfants, des jeunes adultes, dehors, sur des bancs ou des campements improvisés, occupés à ne pas l’être sur un fond de George Brassens ou d’Edith Piaf. Les anecdotes, les scènes se superposent, sans qu'une interprétation limpide ou qu’une revendication politique explicite soit formulée (et encore moins imposées). Cette multiplicité de récits est entrecoupée par celui de la réalisatrice, qui partage quelques séquences d’archives personnelles, narrant par une voix off certains souvenirs familiaux. Nous comprenons alors les racines de sa philosophie, de sa cinéphilie : elle regrette les événements qui n’ont aucune trace, “ce qui a disparu, tout ce qui a été effacé”. “Je filme la maison pour avoir un souvenir”. Elle filme pour que la mémoire reste vive, pour faire perdurer l’existence de ce qui n’est plus, ou en insuffler une nouvelle, par l’image, à ceux longtemps omis par la narration officielle. À travers ce lien matériel qu’est la ligne du RER B, seul point commun (apparent) entre les protagonistes, Alice Diop explore - à la façon de François Maspero dans Les passagers du Roissy-Express, ou de l’auteur Pierre Bergounioux, sa dernière rencontre à Gif-sur-Yvettes, les individualités - les particularités, de ces “petites vies” qu’elle entend - par sa démarche - “arracher à l’ombre”. Ce dont il s’agit dans Nous, très loin des discours préconçus, revendicatifs ou exagérément sentimentalistes, c’est simplement d'offrir une représentation aux “gens qui avaient vécu sans jamais trouver de trace d’eux-mêmes dans les livres ou sur les images qui passent sur les écrans”, et d’offrir aux spectateurs une occasion nouvelle de déplacer leur regard, et d’enrichir - toujours sans consigne ni contrainte - leur perception du réel, des autres, et de ce Nous qui cimente notre humanité.  

Rejeter les simplismes et les formatages de la diversité  

Avec cette nouvelle œuvre, Alice Diop se sert du cinéma et de son langage poétique, humain, - plus approchable aussi - pour interroger les notions complexes d’identité, de regard, de représentation du divers, de mémoire. Le narratif des territoires, ici à travers une ligne de RER, permet, le temps d’un trajet, un déplacement de la pensée, des certitudes. Par ses lenteurs, Nous offre une sortie du furieux récit médiatique de l'immédiateté pour nous inviter à la contemplation de la banalité, de l’ordinaire. Ce voyage, la réalisatrice le propose sans aiguillage, “je n’avais pas de question (...) juste le désir de me laisser traverser par les rencontres, par les émotions, les sensations”. Dans un geste documentaire, elle entreprend un voyage d’un mois autour du tracé symbolique, métaphorique du RER B, et à partir de ses notes manuscrites, des aquarelles de son accompagnant, des échanges occasionnés, construit sa narration pendant plus d’un an. Mais pour davantage marquer les esprits, atteindre un public plus large - plus divers -, n’aurait-il pas fallu opter pour la fiction ? Pour Alice Diop tout comme pour Jean-Michel Frodon, il n’existe simplement pas de fracture entre les genres. Chaque film est un mélange, un équilibre entre fictif et réel, entre forme et fond, dont la mise en scène est, quel que soit le type et l’intention, au cœur de la création. Chaque film propose et construit notre relation à l’altérité, et, en raison de son individualité, de son unicité systématique, mérite d’être conçu et analysé en dehors des catégories rigides qui en simplifient l’examen.  

Toutefois, malgré la prégnance de cette balance entre forme et fond dans chaque œuvre, Alice Diop précise que même si “avoir un questionnement politique sur la production des images” est essentiel, pour elle, “ce qui compte c’est le cinéma”. En d’autres termes, indépendamment de la portée politique, sociale, militante d’un film, ce sont la qualité de la proposition cinématographique, de la vision artistique qui restent les facteurs déterminants dans la création. Elle insiste cependant sur la nécessité immuable, - à laquelle elle tente de répondre avec Nous, de penser à l’empreinte politique des images, à leur rôle dans l’érection d’un contre-récit permettant de mieux penser la complexité du réel, sa densité, et surtout de repenser la représentation des femmes et des hommes ayant été configurée par autrui. En somme, créer des formes nouvelles pour offrir des occasions nouvelles de faire vaciller le regard. C’est d’ailleurs ce que soulève Jean-Michel Frodon : pour lui, Nous est un “modèle exemplaire” d’invitation à déplacer le regard libéré des mécaniques littérales, habituelles, faciles, qui répond à ce besoin d’exposition du divers - ici de la banlieue -, tout en apportant une réponse inusitée. D’ailleurs, il insiste sur cette distinction entre divers et diversité : la dernière n’est qu’une caricature, une approche simpliste, statistique qui appauvrit la réflexion en incitant aux mesures “pansement” - comme, inclure des acteurs et actrices issus des minorités, ce qu’il qualifie de “formatage coloré”, au lieu de profondément penser la narration, l’aspect politique et les effets sensoriels d’une oeuvre. À l’inverse, le divers recomplexifie la représentation et le rapport au différent en bouleversant justement ces lignes de formatage. C’est précisément dans cette lignée que s’inscrit Nous, dont l’humilité du discours, la subtilité de la mise en scène, les silences, la lenteur, nous offre une œuvre politique et contemplative déjouant les simplismes.    

Nous, documentaire réalisé par Alice Diop, 2022, 1h57. 

Une ligne, le RER B, traversée du nord vers le sud. Un voyage à l'intérieur de ces lieux indistincts qu'on appelle la banlieue. Des rencontres : une femme de ménage à Roissy, un ferrailleur au Bourget, une infirmière à Drancy, un écrivain à Gif-sur-Yvette, le suiveur d'une chasse à courre en vallée de Chevreuse et la cinéaste qui revisite le lieu de son enfance. Chacun est la pièce d'un ensemble qui compose un tout. Un possible "nous".

 

Le cinéma à l’épreuve du divers. Politiques du regard, Jean-Michel Frodon, 2021. 

Une Masterclasse préparée et modérée par Inès Bréchignac, Lisa Compagnon, Henri Cordonnier, Lucie Garnier, Louise Gauthier-Martinet, Julia Hancart, Léo Hervada-Seux, Diane Laurent, Aurélien Lemaitre, Emma Lézier-Gibout et Paula Najera-Munoz, étudiants et étudiantes des spécialités Culture et Cultural Policy and Management de l'École d'affaires publiques.

Pour aller plus loin dans la discussion, 3 questions posées à Jean-Michel Frodon :

Aurélien Lemaître : “Rien de plus difficile peut-être, dans le registre de la parole et de la vie politique, que de savoir ce que l’on dit lorsque l’on dit ‘nous’. Qui nous ? Vous et moi, et surtout pas elles, pas eux ? Moi et d’autres mais pas vous ? [...] Qu’est-ce que ‘nous’, comment est-il formé, déformé ?” Ces mots ne sont pas les miens, ils sont ceux de Marielle Macé, que vous, Jean-Michel Frodon, vous reprenez à juste titre dans votre livre pour évoquer la polyvalence à la fois dynamique et problématique de ce pronom. Selon vous, le film d’Alice Diop, illustre-t-il cette ambivalence du pronom, qui inclut et exclut à la fois? Et, de manière plus générale, un film peut-il participer à la construction d’un collectif?

Je ne crois pas que le film d’Alice Diop exclue. A l’évidence un film ne peut jamais « tout » représenter, ni tout le monde – un « tout » et un « tout le monde » qui sont d’ailleurs impossible à définir. C’est véritablement peut-être la question politique principale du cinéma : le hors champ. L’essentiel de ce que fait un film n’est pas ce qu’il montre mais ce qu’il fait de tout ce qu’il ne montre pas, et dont pourtant il invoque l’existence. La formidable puissance du film Nous tient à la manière dont il fait place à ce qu’il ne montre pas – les injustices, les inégalités, les violences passées et présentes aussi bien que l’immense multiplicité et diversité des existences collectives et individuelles, des habitats, des urbanismes, des imaginaires, des modèles de comportement, des manières de manger, de s’habiller, de (se) parler… grâce à ce qu’il montre. C’est le choix de ce qui est filmé, sans doute plus encore la manière de le filmer et la manière d’organiser ensemble les éléments enregistrés qui fabrique un « nous » infiniment plus vaste que la somme des personnes, des lieux et des situations physiquement présentes à l’écran. Et c’est en ce sens qu’un film peut travailler à la construction non pas d’un collectif mais d’un sentiment du collectif, d’approches renouvelées des multiples communautés dont chacun(e) de nous relève. J’aurais tendance à dire que même si c’est loin d’être aussi apparent que dans le cas du film d’Alice Diop, tout film le fait dans une certaine mesure (c’est un des sens de la formule « tout film est politique »), même si souvent de manière bien moins explicite, et surtout bien moins consciente.

Henri Cordonnier : Ma question porte sur la diversité des acteurs devant la caméra et sur l’invisibilisation d’une partie de ces talents au sein de l’industrie cinématographique. Je pense notamment à l’exemple d’un film, en 2018, qui devait avoir pour tête d’affiche Scarlett Johansson dans le rôle d’un homme transgenre. Il y a eu une polémique qui demandait à ce que le rôle soit tenu par un acteur transgenre. Scarlett Johansson a donc quitté le projet et ce dernier ne s’est jamais concrétisé. Cet exemple montre la difficulté de faire des films tout en favorisant la représentation des minorités. Ma question est donc la suivante : comment peut-on monter des projets tout en favorisant la représentation de nouveaux acteurs habituellement peu voire pas représentés? 

Vous avez raison en ce qui concerne l’exemple que vous évoquez, mais d’autres films se font et se feront. C’est un combat de chaque jour, auquel contribuent de manières différentes aussi bien le collectif 50/50 dont fait partie Alice Diop que le Fonds Images de la diversité du CNC que des mobilisations de nombreux collectifs, activistes et/ou professionnels – et, à leur mesure, le travail des critiques, de ceux qui produisent de la parole autour des films. Il reste énormément à faire, on ne peut pas nier que des avancées ont été obtenues. Il faut penser en termes de situations individuelles (comme l’exemple des personnes transgenres) mais aussi collectifs, il y a des collectivités entières qui sont sous ou non représentées, ou dont l’image est entièrement confisquée, je pense en particulier aux dits « peuples autochtones », même s’il y a là aussi des éléments d’évolution favorable. En gardant bien à l’esprit ce qu’Alice Diop a répété au cours de nos échanges : il ne s’agit pas seulement de faire des films, mais de se demander quels films, et comment ils sont mis en scène.  

Arnaud Leroy : Selon la professeure et critique de cinéma Nicole Brenez, le cinéma est « un grand art révolutionnaire », le rendant indissociable du politique, notamment en raison du pouvoir symbolique des images. Selon vous, est-il aujourd'hui important de porter un cinéma engagé ou militant, et quel accueil lui est-il réservé ? 

Le cinéma est assurément porteur d’enjeux politiques, enjeux qui sont très loin d’être tous révolutionnaires – il peut plus souvent être du côté de l’ordre, du conformisme, etc. Le mot important dans la formule de Nicole Brenez est « art », au sens où c’est seulement lorsqu’il explore ses ressources expressives, formelles, que le cinéma est susceptible d’être révolutionnaire, au sens de contribuer à nous transformer, à transformer nos perceptions, nos conceptions, nos relations. Encore que cela n’a rien d’automatique, in fine il faut toujours regarder les films un par un pour essayer de percevoir ce qui s’y active. Je ferais la différence entre cinéma militant et cinéma engagé, cinéma militant renvoyant à un rapport utilitaire des moyens du cinéma au service d’un discours préexistant, avec lequel on peut par ailleurs être d’accord, mais qui ignore ou refuse les ressources singulières du cinéma (l’ « art » dont parlait Nicole Brenez), et qui finalement entretient toujours un rapport vertical, dominateur, avec ses spectateurs (et d’ailleurs aussi avec les réalités auxquelles il se réfèrent, et les personnes qui les peuplent). Alors que cinéma engagé peut simplement renvoyer au fait d’activer consciemment les ressources propres du « grand art » du cinéma en relation avec un projet politique. En ce sens, Nous est un film engagé, et pas du tout un film militant. 

Pour clore cet article, nous proposons aux lecteurs d’écouter « Le Mot de la Fin », qui a été proposé à l’issue de cette Masterclasse par Inès Bréchignac :

« C’est aux lendemains des attentats de 2015 que vous avez voulu réaliser le film Nous. Face à l’hystérie médiatique ambiante et une vision diabolisante de la banlieue, Nous cherche à dépasser les fantasmes que l’on a pu accoler aux banlieues en racontant ses habitants et leur diversité. Et pour cela quoi de mieux que le cinéma ! Ici l’outil cinéma est utilisé comme un outil sensible afin de se faire rencontrer dans un même documentaire différentes existences et de les faire sortir d’un certain bannissement symbolique. 

Nous est un véritable hommage à la force du cinéma. D’abord par son fond : utiliser l’image pour dépasser les fantasmes accolés aux banlieues mais également à vous en tant que femme noire et réalisatrice. Nous est pour cela un film profondément politique : s’opposer à la violence d’avoir été configuré par l’autre à travers le regard de l’autre ; Et ainsi s’inscrire dans le réel en écrivant son propre contre-récit.

Puis cela passe par la forme et pour cela vous prenez votre temps. Comme votre sœur infirmière qui prend le temps d’écouter ses patients, vous prenez votre temps pour filmer ces fragments de vie et nous permet ainsi de nous immerger dans ces histoires comme si elles étaient les nôtres. 

Vous filmez sans jugement et sans a priori, chacun est filmé de la même manière en plan serré. Ici, vous sortez l’individu du groupe dans lequel il a été enfermé pour montrer son individualité et son humanité : que ce soient des royalistes à la cathédrale st Denis, un sans papier malien qui répare des voitures dans le froid ou encore des amateurs de chasse à courre. 

Nous est un documentaire tendre qui rend hommage au pouvoir du cinéma et à nous, peuple français. Avec Nous vous avez réussi, comme le poète de Gif sur Yvette, à « Me raconter une vie que je n’ai jamais vécue mais qui me touche comme la mienne ». Du coup, merci. »

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