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31.01.2022

« Méditations à Charles Baudelaire : quelle(s) place(s) pour la littérature au musée ».

Une Masterclasse Culture proposée par l'École d’affaires publiques, préparée et modérée par Marie Badiane, Lena Cabrespines, Marie Diehl, César Desse, Gabrielle Dubreuil, Min Gao, Camille Gaumont, Lara Labrun, Léonie Lhommelais, Elsa Marchitto, Carla Potavin. >Article de Camille Gaumont. 

Étudiants des spécialités Culture et Cultural Policy & Management de l’École d’affaires Publiques de Sciences Po, nous avons rencontré Patrick Chamoiseau lors d’une Masterclasse Culture organisée le 20 octobre 2021. Patrick Chamoiseau est un écrivain reconnu, auteur de Texaco et Le Conteur, la Nuit et le Panier et lauréat du prix Goncourt de 1992. En résidence au Musée d’Orsay, dans le cadre du 200ème anniversaire de Baudelaire, il a été invité à se replonger dans la poésie baudelairienne par Donatien Grau, conseiller pour les programmes contemporains auprès de la présidence des Musées d'Orsay et de l’Orangerie et docteur en littérature. Ce dernier s’était rappelé d’une phrase de Patrick Chamoiseau : ‘’Baudelaire est le nom de notre blessure’’. Même si personne, pas même son auteur, n’a pu retrouver où il avait écrit cette fameuse phrase, il ne nous reste qu’à remercier cette heureuse coïncidence, qui nous a permis d’avoir un échange riche et inspirant avec les deux hommes.

Patrick Chamoiseau a commencé par nous parler de sa résidence. Il a tout de suite considéré comme une chance le fait de se consacrer à une œuvre poétique pendant quelques semaines. Et ce d’autant plus que c’était entre les murs du Musée d’Orsay, où il pouvait vagabonder à sa guise, de jour comme de nuit. ‘’Un musée, ça ne s’épuise pas ; ça se vit, ça se revit’’, nous a-t-il dit. Toutefois, l’écrivain du XXIème siècle n’a pas tout de suite trouvé ce qui pouvait le relier au poète du XIXème. Là est le drame de tous les écrivains de pays colonisés : il y a deux langues, celle du colonisateur et celle de l’indigène. 

Patrick Chamoiseau est revenu sur la particularité de l’héritage culturel antillais. ‘’Chaque fois que j’imagine un [navire] négrier, j’ai l’impression qu’il trace une déchirure dans la matière de l’Atlantique. Et c’est de cette déchirure que le monde contemporain apparaît’’. Avec le choc de la colonisation occidentale s’est produit un processus de créolisation des Amériques, une rencontre de toutes les cultures. Ce phénomène ne s’est pas fait par des métissages comme on pourrait le penser, des sortes de ‘’petits mélanges’’, mais a entraîné une ‘’précipitation anthropologique’’ sans précédent. Cette créolisation forme la matrice commune des Amériques, et a engendré la naissance de nouveaux imaginaires culturels, de nouveaux chants, de nouvelles danses. 

Comment se matérialise cette créolisation au niveau de l’écrivain ? Par le fait qu’il ait ‘’un arbre généalogique déchiqueté’’ : ses influences, ses ancêtres sont nombreux et divers. Avec un tel arbre généalogique, il peut être compliqué de trouver sa voix dans une société où la vision du monde est installée par la colonisation. Pour pouvoir créer, l’auteur créole doit d’abord résoudre sa propre énigme identitaire, comprendre qui il est. Ainsi, Patrick Chamoiseau a affirmé que ‘’[son] esthétique est un processus de clarification’’. Pour sortir de cette impasse identitaire, l’écrivain peut renverser les schémas classiques qui établissent un centre et des périphéries, en considérant que le lieu où il se trouve constitue le centre.

En acceptant cette résidence au Musée d’Orsay, Patrick Chamoiseau est resté fidèle à son exigence de clarification. Il est allé explorer au-delà de la figure classique de Baudelaire : un poète de référence dont on apprend les poèmes à l’école, qui décrit le Paris du XIXème. C’est ainsi que Patrick Chamoiseau s’est rendu compte que Baudelaire était chez Césaire. Dans son Cahier d’un retour au pays natal, le poète de la Négritude décrit un ‘’nègre comique et laid’’ qu’il a croisé au détour d’un voyage en train. Cet épisode montre comment Césaire a malgré lui intériorisé la vision dégradante des colonialistes. Mais Patrick Chamoiseau y a lu autre chose : l’expression ‘’comique et laid’’ vient tout droit de L’Albatros de Baudelaire. Si le poète est présent chez Césaire, alors il est déjà ‘’dans la maison’’, et tout est sauvé.

Pour aborder Baudelaire, comme pour aborder chacun des sujets sur lesquels il écrit, Patrick Chamoiseau l’a ‘’ramené à une autorité intérieure’’. Il a cherché à établir des parallèles entre l’œuvre du poète et la sienne. C’est ainsi que l’écrivain a repéré des ‘’forces agissantes’’ communes à son écriture et à celle de Baudelaire. Pour Patrick Chamoiseau, les forces agissantes sont de grandes tendances qui animent la société, des mécanismes sous-jacents qui permettent d’expliquer les relations et comportements humains.

L’écrivain a dégagé deux forces agissantes qui existaient à l’époque de Baudelaire, et que l’on peut toujours rencontrer aujourd’hui. Ce sont le ‘’processus d’individuation’’ et la ville. Au XIXème siècle, la société assistait à l’émergence des villes, monstres de pierre qui engloutissaient les communautés pour recracher des individus. ‘’Baudelaire aimait précipiter sa solitude dans une foule de solitudes’’. De nos jours, les individus ne se reconnaissent plus dans le ‘’prêt-à-porter existentiel’’ des communautés, mais sont propulsés dans un régime individualiste et néolibéral. Patrick Chamoiseau reconnaît là la foule de solitaires qui tenait compagnie à Baudelaire : lorsqu’il se promène dans la ville, il voit ‘’des solitudes individuelles qui s’entassent sur des terrasses jusqu’à minuit, dans le froid’’.

Notre conversation a alors dévié des solitudes baudelairiennes pour se concentrer sur les liens que l’institution muséale peut établir. Donatien Grau a évoqué l’importance de considérer le musée comme un ensemble de relations ouvert sur le monde, plutôt que comme une somme de productions artistiques singulières enfermées entre quatre murs. Les œuvres dévoilent tout leur sens quand on les relie les unes aux autres. Donatien Grau a cité Cézanne, qui disait que ‘’le Louvre est le grand livre dans lequel nous apprenons à lire’’. À l’époque de Cézanne, le Louvre était le musée du passé proche. De nos jours, c’est le cas du Musée d’Orsay. En déambulant entre Monet et Gauguin, en considérant les liens qui les unissent, on peut faire la lumière sur le monde d’hier et mieux comprendre celui d’aujourd’hui. Enfin, Donatien Grau a tenu à remercier Patrick Chamoiseau : ‘’ce sont les figures créatrices comme vous qui permettent de penser les choses comme on ne les a jamais vues et comme elles sont’’.

Qu’est-ce que notre échange avec Patrick Chamoiseau nous aura permis de voir comme on ne l’avait jamais vu ? L’œuvre de Baudelaire, l’impact de la colonisation sur le processus créatif, l’individualisme dans lequel nous pouvons évoluer. Mais aussi, les possibilités qui nous sont offertes : nous pouvons ‘’construire notre présence au monde sur des modalités qui ne soient pas celles imposées par le capitalisme et le colonialisme’’. L’écrivain a clôturé son propos par ces mots : ‘’si vous construisez votre devenir avec des économistes, vous êtes perdus ; ce qui est le plus déterminant, ce sont les stimulations esthétiques’’. Suivons ses conseils : allons au musée, plongeons-nous dans les livres, imprégnons-nous de chefs-d’œuvre et alors peut-être, nous pourrons repenser notre monde et visiter la Beauté.

Deux questions supplémentaires à Patrick Chamoiseau :

Les lumières du Musée d’Orsay se sont éteintes à 21 heures, et nous aurions aimé prolonger cet échange. Certains étudiants ont donc envoyé leurs questions par écrit à Patrick Chamoiseau. Voici ce qu’il a répondu.

César : Dans sa jeunesse, Charles Baudelaire se confronta à la douleur du voyage forcé dans les mers du sud. Diriez-vous, Patrick Chamoiseau, que cette expérience du déracinement, du dépaysement, voire du décentrement, est une situation que vous partagez avec le poète et qui nourrit votre œuvre ?

PC : Ce qui est miraculeux c'est que ce voyage forcé a mis Baudelaire en contact direct avec "l'ailleurs", et que cet "ailleurs" est resté pour lui une autre "possibilité" précieuse du monde. "L'ailleurs" est resté actif en lui. Être capable de vivre avec "l'ailleurs" dans son "ici" (avec l'Autre, avec le différent, avec l'impossible, avec l'impensable) est une grâce pour toute existence humaine, elle ouvre infiniment le corps, l'esprit et la sensibilité.  

Lena :  Un écrivain est avant tout un créateur de mots et d’imaginaires enfermés entre les pages d’un livre ; son œuvre se réinvente dans l’intimité de chaque lecture. Au contraire, le musée est un espace ouvert, partagé et donnant lieu à une scénographie publique des œuvres. Face à cette différence, comment l’écrivain et la littérature peuvent-ils se faire une place dans un musée ? Comment la rencontre peut-elle se faire et est-elle souhaitable selon vous ?

PC : Quand on "rencontre" une œuvre de l'Art, cela peut se transformer en stimulation esthétique, en une foudre qui touche notre sensibilité et qui nous ouvre vers une perception mieux aiguisée de la Beauté. Le problème c'est que l'on peut être en contact avec une œuvre, la lire, le regarder, sans que la précieuse "rencontre" se produise. C'est pourquoi il faut développer en nous une "esthétique", c'est à dire une disponibilité de l'esprit et du corps à vivre de l'émerveillement, de la célébration, de la profondeur en toute chose, une sorte de désir permanent de la Beauté, de goût et d'attention pour le Beau. Les musées font partie des dispositifs qui nous aident à vivre des "rencontres" de cette sorte. La littérature aussi. Quand on entre dans un grand livre, c'est comme si on s'avançait dans un immense musée. La littérature et les musées font partie de ces lieux qui nous offrent la possibilité de vivre une "visite de la Beauté". Viendra sans doute un jour où, grâce au numérique, les textes seront vivants dans les musées, sur tous les murs, aux côtés des œuvres plastiques ou autres.

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