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14.12.2022

Les frères Dardenne à l'École d'affaires publiques

Le 28 septembre 2022, dans le cadre des Masterclasses Culture de l’École d’Affaires Publiques, Sciences Po a accueilli les frères réalisateurs belges Jean-Pierre et Luc Dardenne à l’occasion de la sortie de leur dernier film Tori et Lokita, ainsi que le critique de cinéma Jean-Michel Frodon et le PDG de la maison de distribution Diaphana Michel Saint-Jean. Cette rencontre a été l’occasion de comprendre comment monter, créer, et diffuser un film social aujourd’hui en compagnie d’artistes et professionnels du secteur cinématographique.> 

L’ÉCRITURE, LA RÉALISATION ET LA DISTRIBUTION DE TORI ET LOKITA 

Jean-Pierre et Luc Dardenne nous ont d’abord décrit le travail d’écriture et de réalisation de Tori et Lokita. Avant même d’écrire le film, ils savaient qu’ils raconteraient l’histoire d’amitié de deux jeunes migrants, mus par la conviction que l’amitié est essentielle lors de telles épreuves, car elle permet de garder des relations de confiance tout en étant loin de chez soi. Les réalisateurs ont ensuite écrit leur film en le pensant comme un acte de résistance contre le discours dominant dans notre société. Pour cela, ils se sont documentés sur les situations vécues par des immigrés en Belgique. Cette étape a été primordiale dans le processus de création : les réalisateurs ont bénéficié de contacts avec la police pour obtenir des renseignements sur le milieu du trafic de stupéfiants et d’armes. Ils ont également rencontré des directeurs et directrices de centres d’accueil de migrants en Belgique et ont appris les rouages administratifs de l’accueil des mineurs exilés non-accompagnés dans un numéro dédié à la question dans la Revue de l’enfance et de l’adolescence. Les deux artistes nous expliquent enfin que leur scénario est né et s’est structuré à partir de l’écriture des personnages principaux. Pour Luc Dardenne, le film n’est né que lorsque Tori et Lokita ont commencé à exister.  

Un moment central de la rencontre a été le développement passionnant des deux frères sur la mise en scène de leurs œuvres. Ils restent fidèles à plusieurs principes qu’ils répliquent de plateaux en plateaux : ils filment les scènes dans la continuité, c’est-à-dire en suivant l’ordre narratif du scénario, conservent les décors tout au long de la durée du tournage (jusqu’à deux mois et demi), organisent des semaines de répétition dans les décors même inachevés, entre eux deux ou avec les actrices et acteurs, qu’ils soient professionnels ou pas, et filment en de longs plans-séquence (un plan dans Tori et Lokita dure sept minutes).  

Du côté de la distribution, Michel Saint-Jean nous a présenté son métier qui constitue le dernier maillon de la chaîne de production d’un film. La question fondamentale que tout distributeur doit se poser est de savoir pourquoi tel film en particulier doit être distribué. Il est néanmoins appelé à intervenir à diverses étapes de la création du film : il relit le scénario que les Frères Dardenne lui envoient, s’occupe de la création de l’affiche, du choix de la date de sortie et du nombre de copies du long-métrage à fournir. En ce qui concerne Diaphana, Michel Saint Jean a la particularité de ne distribuer que des films qu'il aime fondamentalement ou qui interrogent le monde dans lequel on vit. Il dit aussi aimer créer des compagnonnages artistiques sur le long terme, comme avec les frères Dardenne ou Ken Loach. 

LA SINGULARITÉ DU CINÉMA DES FRÈRES DARDENNE : QU’EST-CE QU’UN CINÉMA SOCIAL ET POLITIQUE ? 

Qu’est-ce qu’un artiste engagé ? Luc Dardenne déclare qu’un film est politique dès lors qu’il s’intéresse à un individu. « Si l’on parvient à filmer l’individu, on est déjà engagés par rapport à la massification. » L’art s’intéresse aux individus, aux détails, aux choses vivantes, et pour Jean-Pierre Dardenne, leur engagement en tant que cinéastes est de rester à la hauteur des personnages sans les prendre pour des objets d’études. Bien que « le sens émerge de la matière », il ne faudrait pas pour autant se servir des personnages pour produire un discours, aussi bienveillant soit-il.

Quand nous interrogeons les deux artistes sur ce qui fait la spécificité de leur cinéma social, Jean-Pierre Dardenne répond par une simple citation du dramaturge napolitain Eduardo de Filippo : « Si tu cherches le style, tu trouves la mort. Si tu cherches la vie, tu trouves le style. » Ils reconnaissent que le passage par la réalisation de films documentaires leur a permis d’apprendre leur métier du point de vue technique, puis quand ils se sont rendu compte qu’ils commençaient à accorder une grande importance à la mise en scène, ils se sont finalement tournés vers la fiction. Par ailleurs, les deux frères soulignent que le façonnement  de leurs personnages est influencé par les différents portraits qu’ils ont pu créer dans leurs films documentaires. Ainsi, ces personnages existent avant, pendant et après leur passage à l’écran.

Masterclasse Culture avec les frères Dardenne du 28 septembre 2022 © CD/Sciences Po

Jean-Michel Frodon souligne qu’il s’agit ici du cœur du travail de l’artiste engagé. Il voit le cinéma des Dardenne comme porteur de mouvement, de pensée et de sensibilité. Leur cinéma interroge la question du vivre ensemble à partir d’histoires singulières et cherche les possibilités de créer un espace commun. Il identifie par ailleurs dans Tori et Lokita deux singularités : la simplicité du film et l’exploration du genre de l’aventure. Les deux jeunes gens vivent des aventures mais inscrites dans la réalité, sans tout autant tomber dans le buddy movie hollywoodien, souvent construit autour d’amitiés masculines. Le dernier film des Dardenne propose un tandem inhabituel : un duo fusionnel et combatif formé par un petit garçon et une adolescente. Selon le critique de cinéma, cette histoire amicale originale suggère la puissance de créativité, d’inventivité, de courage et de force unique qui ne pourraient exister dans d’autres situations. 

LE CINÉMA FRANÇAIS EN CRISE ? DES SALLES VIDES À LA PRISE EN COMPTE DE LA QUESTION ÉCOLOGIQUE 

L’industrie du cinéma français fait face à une crise de fréquentation des salles sans précédent. Michel Saint-Jean, directeur de Diaphana, nous alerte sur la gravité de la situation : le cinéma français vit son moment le plus difficile depuis 1895, date de la première séance de cinéma dans une salle Boulevard des Capucines à Paris. La Taxe de Solidarité Additionnelle (TSA), taxe sur les billets de cinéma, est le fond de soutien de tout l’écosystème de l’industrie cinématographique française et la chute de ventes de billets ébranle sa pérennité. Son fonctionnement repose sur un seuil de fréquentation des salles d’environ 200-220 millions d’entrées par an. Or, depuis la crise du covid, le nombre d’entrées a chuté de 30 à 40%, atteignant un niveau moyen de 140-150 millions entrées par an. Michel Saint-Jean nous déclare que nous devons inventer et distribuer plus intelligemment. L’urgence absolue est de faire revenir le public en salle, mais le distributeur admet que les prix exorbitants des tickets de cinéma posent un immense problème. 

Jean-Michel Frodon martèle l’importance de proposer des politiques culturelles innovantes afin de continuer à découvrir, penser et à comprendre notre monde grâce au cinéma. La façon dont elles sont dessinées aujourd’hui est selon lui l’explication principale de la crise structurelle que l’industrie du cinéma français traverse. Le simple subventionnement n’est plus une politique suffisante d’aide à la création et à la diffusion.  

La dernière question que nous avons posée à nos quatre invités s’est révélée épineuse. Qu’en est-il de la transition écologique dans la production et distribution cinématographique en France ? Michel Saint-Jean, un peu interdit, nous confesse que le sujet l’interpelle en tant que spectateur et citoyen, mais pas réellement en tant que distributeur. Jean-Michel Frodon élabore en nous apprenant que le CNC a tout récemment publié une directive imposant un nouvel encadrement pour la consommation d’énergie et d’électricité dans les salles de cinéma. Il regrette pourtant que cette politique ne soit que « cosmétique », et rappelle qu’un des enjeux écologiques majeurs du cinéma demeure l’empreinte environnementale des festivals internationaux. Des milliers de visiteurs traversent le monde en avion pour quelques jours à Cannes, Venise, New York ou Toronto, donc la question subsiste : comment concilier ces moments importants dans la vie du cinéma mondial et sa transition écologique ?

Quant à Jean-Pierre et Luc Dardenne, ils ont même évoqué la possibilité de réaliser un film sur un réfugié climatique et reconnaissent que des aberrations écologiques sont encore courantes sur les plateaux de tournage, entre l’abondance des bouteilles d’eau en plastique et la multitude de véhicules motorisés utilisés. 

La première Masterclasse Culture de l’année 2022-2023 à l’École d’affaires publiques a offert aux étudiantes et étudiants de Sciences Po le privilège d’écouter des professionnels et artistes parler d’industrie du cinéma, de politiques culturelles, de cinéma et d’art à un moment où le cinéma français subit une profonde crise. Le mot de la fin d’Eléné, moment phare de la rencontre, a secoué de rire la salle comme les frères Dardenne. Notre camarade a rendu un joli hommage au film par l’évocation de la ritournelle “Alla Fiera dell’Est” que chantent en chœur Tori et Lokita mais qu’elle se refuse à fredonner, puis a rappelé à l’assemblée la lourde tâche dont nous ont chargés les quatre invités : tout simplement « sauver le cinéma français » et créer de nouvelles politiques culturelles ambitieuses, « pas seulement en donnant des sous », en faisant référence à l’inefficacité des politiques de subvention pointées par Jean-Michel Frodon. Le discours d’Eléné, tendre et incisif à la fois, a permis de clôre en beauté la première Masterclasse culture de l’année 2022-2023 : aux institutions en charge des politiques culturelles ainsi qu’aux actrices et acteurs même de l’industrie du cinéma incombe la responsabilité d’affronter la crise structurelle rencontrée par le cinéma tout en proposant des projets cinématographiques ambitieux qui se confrontent eux aussi aux fractures économiques, politiques et sociales de notre société. 

Article rédigé par des étudiants de la spécialité Culture de l'École d'affaires publiques : Liv-Ophélie Forsans, Louise Hottinguer, Louise Leport, Romane Levi, Eléné Pluvinage et Maya Soler.

Projection privée organisée pour les étudiants le 28 septembre au matin au cinéma Le Silencio des Prés © CD/Sciences Po

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