Noélie Delahaie, Anne Fretel, Héloïse Petit - Quel rôle pour la branche dans la définition des conditions d’emploi et des salaires en France ?

Noélie Delahaie, Anne Fretel, Héloïse Petit - Quel rôle pour la branche dans la définition des conditions d’emploi et des salaires en France ?

 Noélie Delahaie est chercheuse en économie à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et professeure associée à l’Institut des Sciences Sociales du Travail de l’Ouest (ISSTO, Université Rennes 2). Ses travaux portent sur les modes de gestion de l’emploi et des rémunérations et les relations sociales en entreprise. Elle a récemment coordonné avec Anne Fretel un numéro spécial de La Revue de l’IRES sur la dynamique des relations professionnelles après les Ordonnances Travail de 2017. Elle est également chargée du suivi de l’actualité économique et sociale de l’Irlande pour la Chronique internationale de l’IRES.

Anne Fretel est chercheuse en économie au LED (EA Université Paris 8) et associée à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Ses travaux portent sur les politiques d’emploi et notamment les dispositifs d'accompagnement ainsi que le rôle des acteurs privés (ESS ou entreprises) dans la régulation de l’État social. Elle a récemment coordonné avec Noélie Delahaie un numéro spécial de La Revue de l’IRES sur la dynamique des relations professionnelles après les Ordonnances Travail de 2017. Elle est également directrice adjointe de la Revue française de socio-économie.

Héloïse Petit est Professeure d’économie au Cnam, membre du Lirsa et du CEET. Ses travaux portent sur les pratiques de gestion de l’emploi en entreprise, la mobilité des salariés et les relations sociales. Elle a récemment participé (avec Anne Fretel et Noélie Delahaie) à un rapport sur l’articulation des niveaux de négociation en France et un article sur la transformation du rôle de la branche suite aux ordonnances de 2017. Ses travaux récents portent également sur les pratiques d’ajustement de l’emploi dans les entreprises et sur la comparaison des marchés du travail français et britannique.

Quel rôle pour la branche dans la définition des conditions d’emploi et des salaires en France ? 

Noélie Delahaie, Anne Fretel et Héloïse Petit

Face au manque de reconnaissance des salariés de la « seconde ligne » mis en évidence durant la crise sanitaire (voir la contribution de Christine Erhel), le gouvernement a fait le choix de s’en remettre aux négociations de branche pour améliorer les conditions de travail et d’emploi des salariés concernés. Plus récemment, il a encouragé l’activité conventionnelle comme réponse pour limiter les effets de l’inflation pour les salariés (en incitant à la négociation de minima de branche supérieurs au niveau du SMIC) ou répondre aux difficultés de recrutement par exemple. Ce faisant, il réitère une pratique déjà ancienne par laquelle les pouvoirs publics s’appuient sur la négociation collective de branche comme intermédiaire de l’action publique, voire comme vecteur d’une « action publique négociée » (Groux, 2005). La négociation devient un relai clé dans la généralisation et l’implémentation des mesures prises par le législateur, elle en devient même la condition d’application.

Pour que ces politiques publiques soient effectives, il faut donc que la négociation collective de branche joue réellement un rôle clé dans la définition des conditions de travail et de l’emploi. De fait, la France jouit d’un taux de couverture conventionnelle d’une ampleur exceptionnelle et quasi-universelle : selon les données de l’OCDE, en France, 98% des salariés sont couverts par une convention collective de branche contre 32 % en moyenne dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Cela est le fruit de l’utilisation massive de la « procédure d’extension » des accords (par laquelle un arrêté ministériel rend obligatoire l’application de la convention ou d’un accord collectif à tous les salariés et employeurs compris dans son champ d’application) combinée à l’obligation pour une entreprise du champ d’adhérer à la convention concernée.

Cependant, le fait même que les accords de branche structurent les conditions de travail et d’emploi est au cœur de nombreuses critiques, qui considèrent que la branche est une barrière à la « libre » concurrence, au « libre » ajustement des salaires (voir OCDE, 2017 pour une synthèse).

Le droit conventionnel est le fruit de l’activité de négociation (de conventions collectives, d’accords et d’avenants) entre les acteurs de la branche (organisations patronales et syndicales). Celui-ci a valeur de loi pour ceux qui l’ont conclu et, plus largement, pour l’ensemble du champ dès lors que l’accord est « étendu ». Pour autant, nous savons peu de chose de son impact sur les décisions prises au niveau des entreprises. Être dans le champ d’application d’un accord ne signifie pas que celui-ci soit forcément intégré et appliqué et encore moins qu’il soit une contrainte ou un facteur de rigidité. Quel est le rôle de la branche dans la définition des conditions d’emploi, de travail et des salaires en France ? Quels usages les entreprises font-elles du droit conventionnel ?

Cette contribution reprend les résultats d’un travail conduit dans le cadre d’une recherche collective menée pour le compte de la Dares (Delahaie et Fretel, coord., 2021). Il repose sur une exploitation statistique de l’enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise 2017 (REPONSE) portée par la DARES. Elle est représentative du champ des établissements de 10 salariés ou plus du secteur privé. Nous mobilisons également des enquêtes de terrain réalisées par les auteures auprès d’acteurs patronaux et syndicaux de branche et d’entreprise entre 2018 et 2020 dans deux branches : le commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire et les bureaux d’études. 

Bien que présente, la référence à la branche n’est pas systématique

Historiquement, la négociation des premières conventions collectives de branche au début du XXe siècle incarne l’émergence du système de relations professionnelles français (Didry, 2002). Ensuite, pendant plusieurs décennies, les négociations de branche ont joué un rôle central dans la structuration des relations collectives de travail en France (Jobert, 2000). Elles posent les bases d’un cadre commun pour les conditions d’emploi (règles de mobilité, rémunérations, protection sociale d’entreprise, etc.) et de travail (organisation du travail, horaires et rythme de travail, etc.) des entreprises d’un même champ professionnel.

L’enquête REPONSE permet d’appréhender le poids de la convention collective de branche (CCB) dans les décisions de gestion des employeurs à partir de plusieurs questions. Une première est multithématique. Elle demande aux employeurs quels textes, la CCB ou un accord d’entreprise (de manière complémentaire à la CCB), leur entreprise « applique » (en plus du code du travail) pour six thèmes différents : le temps de travail, les conditions de travail, la formation professionnelle et l’apprentissage, la protection sociale complémentaire, l’emploi et les règles de mobilités, le droit d’expression des salariés et le droit syndical. À partir de cette question, nous obtenons une indication sur le recours des employeurs à la CCB lors des décisions de gestion, soit de manière exclusive soit en complément des accords d’entreprise.

Un second groupe de questions porte sur les salaires, thème central dans l’activité conventionnelle. Est ainsi demandé aux employeurs si le montant du salaire de base des cadres et des non-cadres est fixé à partir d’un système de classification défini par la CCB, un accord d’entreprise, ou aucun des deux. Une dernière question porte sur l’importance des recommandations de branche dans les décisions de revalorisation salariale prises au cours des trois dernières années (2014, 2015 et 2016). Précisons ici que la recommandation de branche consiste à préconiser aux employeurs affiliés à une branche professionnelle un pourcentage d’augmentation des salaires : elle ne constitue donc pas une obligation légale.

Le graphique 1 présente les réponses à ces différentes questions. En première lecture, on constate qu’une grande majorité des établissements de 10 salariés ou plus du secteur privé fait référence à la branche dans les décisions de gestion. La mobilisation des vagues précédentes de l’enquête REPONSE (pour 2004 et 2010) révèle que ce rôle de la branche s’inscrit dans la durée (voir Delahaie et al., 2022).

Mais, cette référence n’est pas systématique pour autant. Bien que les salariés du champ de l’enquête soient tous couverts par une CCB, celle-ci n’est pas forcément mobilisée par tous les employeurs, ni sur tous les thèmes. Hors salaires, la proportion d’établissements faisant référence à la CCB (seule ou en lien à des accords d’entreprise) varie entre 71 % (sur le droit d’expression des salariés et le droit syndical) et 88 % (sur le temps de travail). Sur les salaires, même si le constat doit être lu avec précaution dans la mesure où les formulations des questions sont différentes, la référence à la branche apparait la moins fréquente, ce qui peut paraître paradoxal au vu du rôle clé des négociations de branche dans la régulation salariale en France (Saglio, 1991 ; Castel et al., 2013). Ainsi, la référence à la CCB pour la détermination du salaire de base ne concerne que 60 % des établissements lorsqu’il s’agit des non-cadres et même moins d’un établissement sur deux (46 %) lorsqu’il s’agit des cadres. La prise en compte des recommandations de branche dans les décisions de revalorisation du salaire n’est pas systématique non plus, loin de là (60 % des employeurs).

Graphique 1. Part des employeurs déclarant utiliser la CCB lors de la détermination des conditions d’emploi et de travail et les recommandations de branche lors des décisions de revalorisation des salaires 

Source : Enquête REPONSE 2017 ; volet « Représentants de la direction », DARES.
Champ : Établissements de 10 salariés ou plus appartenant au secteur privé.

La non prise en compte du droit conventionnel peut illustrer des logiques différentes : certaines entreprises peuvent offrir des conditions de travail et d’emploi plus généreuses de telle sorte que le droit conventionnel ne constitue qu’une référence lointaine ; d’autres peuvent, de bonne foi, ignorer le contenu des accords de branche ; d’autres encore peuvent délibérément s’en détourner. Sans pouvoir directement préciser ces logiques, le reste de cette contribution tente de mieux comprendre le rôle que peut jouer la branche dans les décisions des employeurs.

Le droit conventionnel : une réalité aux multiples usages 

La typologie développée par Delahaie et Fretel (coord., 2021) met en évidence quatre profils de branches professionnelles selon le poids donné par les employeurs au droit conventionnel (graphiques 2 et 3).

- Un premier profil regroupe des branches (représentant près de 22 % des établissements qui emploient près de 24 % des salariés) où la référence à la branche est primordiale dans les décisions des employeurs, quel que soit le thème en jeu.

- Un deuxième profil concerne plus de 21 % des établissements et près de 23 % des salariés. Ici, les employeurs se réfèrent fréquemment à la CCB (ainsi qu’aux accords d’entreprise) pour l’ensemble des thèmes. Pour la détermination des salaires de base toutefois, la référence aux accords d’entreprise prévaut (éventuellement associée à des accords de branche).

- Un troisième profil de branches concerne plus de 43 % des établissements et 41 % des salariés. Ici, les employeurs utilisent un peu moins fréquemment qu’ailleurs la CCB pour déterminer les conditions d’emploi et de travail mais elle reste présente, en particulier pour la revalorisation des salaires. Ces employeurs font également relativement peu référence aux accords d’entreprise.

- Le dernier profil identifié couvre 14 % des établissements et 13 % des salariés. Ici, quel que soit le thème (mais surtout sur les salaires), les employeurs font particulièrement peu référence au droit conventionnel ou aux accords d’entreprise.

Graphique 2. Part des employeurs recourant à la CCB par thème selon le profil de branches 

 Source : Enquête REPONSE 2017 ; volet « Représentants de la direction », DARES.
Champ : Établissements du secteur privé marchand de 10 salariés ou plus.

Graphique 3. Part des employeurs recourant à la CCB sur les salaires et accordant de l’importance aux recommandations de branche selon le profil de branches

Source : Enquête REPONSE 2017 ; volet « Représentants de la direction », DARES.
Champ : Établissements du secteur privé marchand de 10 salariés ou plus.

Les pratiques d’employeurs sont donc très variées d’un profil de branche à l’autre. Pour mieux comprendre les logiques qui sous-tendent ces usages, nous décrivons dans les sections suivantes chacun des profils à partir des caractéristiques d’emploi et des niveaux de salaires des salariés concernés.

 La branche comme « filet de sécurité »

Dans le premier profil, les établissements sont souvent des associations et relèvent dans leur grande majorité de conventions collectives du secteur sanitaire et social (61 % des établissements dans ce profil, contre 13 % en moyenne dans l’ensemble des établissements constituant l’échantillon représentatif de l’enquête REPONSE). Ces établissements appartiennent fréquemment à des entreprises de grande taille, i.e. employant 300 salariés ou plus (plus de 30 % des établissements de ce profil contre 22 % en moyenne).

Dans ces secteurs, qui incluent les métiers du vieillissement où les conditions de travail peuvent être insoutenables (voir la contribution de Annie Dussuet et al.), les emplois sont plus fréquemment occupés par des femmes ayant le statut d’employée. Plus d’un tiers (38 %) des emplois sont à temps partiel, contre 21 % en moyenne nationale, et les salaires sont particulièrement faibles. En 2017, le salaire mensuel net moyen en équivalent temps plein (ETP) des salariés couverts par les branches du secteur sanitaire et social est de 1 830 euros – soit soit près de 26 % de moins que le salaire mensuel net ETP moyen en France (2 310 euros) – et la proportion des salaires au voisinage du SMIC (entre 1 et 1,05 SMIC) y est plus élevée (9 % contre 6 % en moyenne) (Tallec-Santoni, 2020).

À l’instar de Luciani (2014) qui constate que les établissements se référant exclusivement aux accords de branche adoptent des politiques salariales « minimalistes », on peut supposer ici que les employeurs se limitent au strict respect des obligations légales (SMIC et CCB), d’où le fort poids de la branche observé statistiquement. Dans un contexte où les salaires sont susceptibles d’être rattrapés par le SMIC, la branche joue un rôle de « filet de sécurité ». De fait, l’activité conventionnelle du secteur sanitaire et social apparaît dynamique, ce qui fait que, selon les analyses de Langevin (2018), les minima conventionnels ont été au moins équivalents au niveau du SMIC : 94 % du temps entre 2010 et 2016 (contre 84 % en moyenne).

La branche comme outil de limitation des risques de dumping social 

Dans le deuxième profil, deux familles de CCB sont surreprésentées : les branches de l’ « hôtellerie-restauration et tourisme » (près de 33 % des établissements dans ce profil contre 7 % en moyenne) et celle du « commerce de détail et de gros, principalement alimentaire » (près de 20 % des établissements contre environ 4 %). Dans ces deux branches, les entreprises concentrent une part élevée de salariés ayant le statut d’employés (70 % contre 32 % en moyenne) et à temps partiel (près de 33 % contre 10 %). Elles se caractérisent également par une forte proportion d’emplois à bas salaire. En 2017, un salarié de l’hôtellerie-restauration tourisme perçoit en moyenne 1680 euros nets ETP par mois – soit 37 % de moins que le salaire net ETP moyen – et celui du « commerce » reçoit un salaire net ETP de près de 30 % inférieur (Tallec-Santoni, 2020).

Pour une part importante des salariés, la politique de ressources humaines déployée par les employeurs se limite au strict respect du SMIC : la part des salaires au voisinage du SMIC est d’ailleurs plus élevée que la moyenne nationale (6 %), à près de 9 % dans le commerce et à plus de 10 % dans l’hôtellerie-restauration-tourisme. Pour ces salariés à bas salaire, la négociation de branche se contente de suivre les évolutions du SMIC, potentiellement avec retard, ne jouant alors plus le rôle de filet de sécurité (cf. profil précédent). De fait, les travaux de Langevin (2018) montrent que ces branches ont des minima conventionnels qui se retrouvent fréquemment en-dessous du SMIC : entre 2010 et 2016, cela a été le cas 32 % du temps dans le commerce et 23 % dans l’hôtellerie-restauration-tourisme (contre 16% en moyenne). Or, d’après l’enquête REPONSE, les employeurs de ce profil sont plus nombreux à avoir négocié sur les salaires entre 2014 et 2016 et à s’appuyer sur des accords d’entreprise : la mise en conformité au niveau du SMIC s’effectue ainsi plus rapidement dans l’entreprise que dans la branche.

Quand les acteurs sociaux concluent un accord de branche, nos enquêtes de terrain dans la branche du « commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire » montrent qu’ils sont guidés par la volonté de limiter les risques de dumping social (Autorité de la concurrence, 2019). Dans un contexte concurrentiel marqué par une « guerre des prix », les adhérents de l’unique organisation patronale, la Fédération du Commerce et de la Distribution – i.e. les grandes enseignes du commerce intégré (Carrefour, Auchan, etc.) qui concentrent 60 % des emplois – voient dans la négociation de branche un moyen d’éviter le dumping salarial de la part des entreprises non adhérentes (relevant du commerce indépendant comme Leclerc). Lorsqu’un accord salarial de branche est signé, la stratégie est alors de demander rapidement son extension pour qu’il s’impose aux entreprises non adhérentes, et ainsi limiter les risques de moins-disant salarial.

La branche comme référence lointaine 

Le troisième profil concerne en priorité les secteurs de la construction et de l’industrie (avec respectivement 21 % et 33 % des entreprises alors qu’elles représentent 10% et 17% de l’ensemble des entreprises de l’enquête REPONSE), ce qui se traduit logiquement par la surreprésentation des branches du « Bâtiment et travaux publics » (couvrant 23 % des établissements contre 10 % dans l’échantillon d’ensemble) et de la « Métallurgie et sidérurgie » (21 % des établissements contre 9 %). Les établissements de ce profil appartiennent fréquemment à de petites entreprises (à plus de 62 % contre 53 % en moyenne). Ils sont une majorité à exercer en tant que preneur d’ordre, c’est-à-dire à intervenir en sous-traitance (52 % contre 37 % en moyenne) et cela représente souvent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires (c’est le cas dans 33 % des établissements du profil contre 22 % en moyenne).

Si différents travaux ont montré que la position de sous-traitant s’accompagne de salaires potentiellement plus faibles et de conditions de travail dégradées (cf. la contribution de Bruno Palier et celle de Corinne Perraudin et Nadine Thèvenot), en comparaison des profils précédents, les salariés des branches concernées bénéficient de conditions d’emploi et de salaires plutôt plus favorables (Tallec-Santoni, 2020). Dans ce profil, la part des emplois à temps partiel est plus faible que la moyenne nationale (6 à 7 % des emplois contre 21 % des emplois dans l’ensemble du tissu productif français). Dans la métallurgie, 21 % des salariés perçoivent un salaire net ETP supérieur ou égal à 3 SMIC (contre 11,8 % en moyenne nationale) tandis que la part de ceux rémunérés au voisinage du SMIC est très faible (1,7 % contre 6 %). Selon cette même analyse, la proportion d’ouvriers est certes élevée dans ce secteur (38 % contre 22 % en France) mais ces derniers perçoivent un salaire de l’ordre de 10 % supérieur au salaire ouvrier moyen au niveau national. Ce constat se trouve plus nuancé dans le bâtiment mais les ouvriers (qui représentent 70 % de la main-d’œuvre) perçoivent toutefois un salaire équivalent à la moyenne des salaires des ouvriers en France. Les salaires apparaissent donc ici plus élevés que dans les profils précédents, et a fortiori au-dessus du SMIC et des minima conventionnels. Ce constat est encore plus marqué pour d’autres branches, telles que celles des « Banques, établissements financiers et assurance » ou « habillement cuir et textile », dont le poids est moindre mais qui relèvent également de ce profil. Dans un contexte où les minima ne sont plus contraignants, on constate donc que la branche reste en retrait.

Suivant les résultats de Castel et al. (2013) qui mettent en avant le rôle des liens économiques dans les décisions salariales, on peut faire l’hypothèse ici que le contexte organisationnel pèse sur la stratégie de gestion de l’emploi et du travail des employeurs, ne laissant qu’un rôle relatif à la négociation collective (de branche ou d’entreprise).

La branche comme centre de ressources 

Enfin, dans le dernier profil, on retrouve en grande majorité des établissements affiliés aux branches des « bureaux d’études et prestations de services aux entreprises » (près de 40 % des établissements contre plus de 5 % en moyenne) ou encore du « Commerce de gros et Import-Export » (à 24 % contre 3 % dans l’échantillon d’ensemble).

La faible prégnance du rôle de la branche doit être lue à l’aune du profil très spécifique des salariés. Dans le secteur des bureaux d’études, les salaires sont de l’ordre de 22 % supérieur au salaire moyen, 77 % des salariés ont le statut de cadre ou profession intermédiaire (contre 38 % au niveau national), plus de 22 % des salariés perçoivent un salaire supérieur ou égal à 3 fois le niveau du SMIC (Tallec-Santoni, 2020).

Nos enquêtes de terrain menées dans ce secteur suggèrent que, bénéficiant d’une dynamique de l’emploi porteuse, ces salariés parviennent à obtenir des avancées salariales en passant d’une mission à l’autre et d’une entreprise prestataire à l’autre (dans une logique de marché professionnel), ce qui ne donne à la négociation d’entreprise et de branche sur les salaires qu’un rôle très secondaire. D’ailleurs, l’activité conventionnelle en matière salariale est très peu dynamique : entre 2010 et 2016, les minima de branche n’étaient équivalents au niveau du SMIC que durant la moitié du temps (Langevin, 2018) mais les répercussions sur la situation des salariés sont moindres au vu de la forte proportion de cadres et des niveaux de salaire élevés dans ce secteur. La branche adopte une posture plus « accompagnatrice » que « régulatrice » : les accords signés produisent avant tout de la soft law, qui ne s’impose pas aux entreprises, mais vise à accompagner les plus petites d’entre elles.

En guise de conclusion : le droit conventionnel à l’épreuve des ordonnances Macron 

L’entrée proposée par les modalités d’usage des accords de branche par les entreprises souligne la variété des stratégies d’entreprise. La branche constitue a minima une référence lointaine (comme dans l’industrie) ou un espace de ressources (bureaux d’études). Dans ces deux contextes, on peut souligner que la branche ne joue pas de rôle moteur, elle n’est pas une source d’amélioration collective des conditions de travail et d’emploi. Dans le contexte de conditions de travail et d’emploi moins favorables (représentant près de la moitié des salariés si on associe les deux premiers profils), la branche assure néanmoins une protection essentielle en jouant un rôle de filet de sécurité (secteur sanitaire et social) ou un outil de limitation de dumping social (secteur du commerce).

Ainsi, toute réforme touchant aux accords de branche en n’y voyant que la dimension juridique de production normative risque de buter sur la variété des usages. On peut lire à cette aune la réforme du code du travail promulguée par ordonnances en 2017 (dites ordonnances Macron), qui modifie notamment la place du droit conventionnel en deux points. D’une part, les thématiques où les accords de branche prévalent sur les accords d’entreprises ont été circonscrites. D’autre part, les règles d’extension ont été modifiées ; le Code du travail prévoit dorénavant la possibilité pour le Ministère du travail de refuser l'extension d'un accord de branche pour « des motifs d'intérêt général, notamment pour atteinte excessive à la libre concurrence » (L. 2261 25).

Si notre typologie repose sur des données statistiques antérieures aux Ordonnances, la variété des profils identifiés nous permet d’émettre quelques hypothèses sur l’impact différencié que peut avoir eu la réforme. Nos enquêtes de terrain, menées entre 2018 et 2020, donnent également à voir les premiers effets d’appropriation de cette réforme.

L’impact de la réforme a probablement été marginal pour les profils où la branche ne joue qu’un rôle secondaire ou lointain, ce qu’illustre les enquêtes menées dans la branche des bureaux d’études. En revanche, pour les profils où la branche a un rôle structurant (profils où les conditions d’emploi et de rémunérations sont les plus dégradées), les Ordonnances ont introduit un risque d’affaiblissement des garanties collectives, en matière de salaire notamment. Nos enquêtes dans le commerce ont ici souligné (encore une fois) le rôle stratégique que peuvent avoir les acteurs face au cadre légal. Dans ce secteur, les organisations patronales et syndicales ont mené une bataille juridique intense qui leur a finalement permis de maintenir certaines primes dans le calcul des minimas de branche (Delahaie et al., 2022).

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

Autorité de la concurrence (2019), Avis n°19-A-13 du 11 juillet 2019 relatif aux effets sur la concurrence de l’extension des accords de branche.

CASTEL Nicolas, DELAHAIE Noélie, PETIT Héloïse (2013), « L’articulation des négociations de branche et d’entreprise dans la détermination des salaires », Travail et Emploi, n° 134, avril-juin, p. 21-40.

DELAHAIE Noélie, FRETEL Anne, PETIT Héloïse, FARVAQUE Nicolas, GUILLAS-CAVAN Kevin, MESSAOUDI Djamel, TALLARD Michèle, VINCENT Catherine (2022), « Le rôle de la branche après les ordonnances Macron : entre permanence et renouvellement », La Revue de l’IRES, n° 107-108, p. 125-155.

DELAHAIE Noélie, FRETEL Anne (coord.), FARVAQUE Nicolas, GUILLAS-CAVAN Kevin, MESSAOUDI Djamel, PETIT Héloïse, TALLARD Michèle, VINCENT Catherine (2021), Vers un basculement de la branche vers l’entreprise ? Diversité des pratiques de négociations collectives et pluralité des formes d’articulation entre entreprise et branche, Document d’études de la DARES, n° 10.

DIDRY Claude (2002), Naissance de la convention collective : débats juridiques et luttes sociales en France au début du XXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS.

GROUX Guy (2005), « L’action publique négociée. Un nouveau mode de régulation ? Pour une sociologie politique de la négociation », Négociations, n°3, p. 57-70.

JOBERT Annette (2000), Les espaces de la négociation collective, branches et territoires, Toulouse, Octarès.

LANGEVIN Gabin (2018), « La conformité au Smic des minima de branches s’est-elle améliorée en dix ans », Dares Analyses, n° 005, janvier.

LUCIANI Antoine (2014), « Niveau de négociation collective et rémunération collective », in « Les entreprises en France. Edition 2014 », Insee Références, Insee, p.43-55.

OCDE (2017), Perspectives de l’emploi de l’OCDE, Éditions OCDE, Paris.

SAGLIO Jean (1991), « La régulation de branche dans le système français de relations professionnelles », Travail et Emploi, n° 47, pp. 26-41.

TALLEC-SANTONI Dominique (2020), « Portrait statistique des principales conventions collectives de branche en 2017 », Dares Résultats, n° 37, novembre.

          

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