Accueil>Carte d’identité universelle et un dollar par jour : une utopie réaliste pour vaincre l’invisibilité et la faim

26.08.2025

Carte d’identité universelle et un dollar par jour : une utopie réaliste pour vaincre l’invisibilité et la faim

Créer un registre universel recensant toutes les personnes qui le souhaitent, ce qui leur permettra de bénéficier de nombreux services à ce stade inaccessibles ; et verser un dollar par jour à toutes celles qui vivent sous le seuil de pauvreté. Cette double mesure, qui peut paraître utopique, n’est pas aussi irréaliste que cela, comme le démontre un article paru dans une revue à comité de lecture, dont les auteurs, Ettore Recchi (CRIS) et Tobias Grohmann (MPC - European University Institute) nous présentent ici les principaux aspects.

Que signifie être invisible ? Pour plusieurs centaines de millions de personnes à travers le monde, cela veut dire ne posséder aucune preuve légale d’identité : ni passeport ni acte de naissance – aucun moyen de prouver son existence aux yeux d’un État. Et que signifie être incapable de mener une vie digne ? C’est gérer son quotidien avec moins de 6,85 $ par jour, ce qui correspond au seuil de pauvreté fixé par la Banque mondiale. Dans un monde plus riche que jamais, ces deux situations définissent ce que nous appelons des « inégalités scandaleuses ».

Notre proposition, détaillée dans un article récemment publié dans Humanities and Social Sciences Communications, vise à s’attaquer simultanément à ces deux problèmes : l’absence d’identité légale et la faim. L’idée est simple : garantir une carte d’identité pour chaque personne vivant sur Terre (Humanity Identity Card, HIC) et un complément de revenu de base de 1 dollar (USD) par jour (Basic Income Supplement, BIS) pour la moitié la plus pauvre de la population mondiale.

Cette politique sociale globale contribuerait à garantir des droits humains fondamentaux comme le droit à l’égalité devant la loi, un niveau de vie suffisant et une protection sociale. Elle devrait également encourager un nouveau sentiment de solidarité internationale : les pays, les entreprises et les individus les plus riches soutiendraient les plus vulnérables, non pas par charité, mais dans le cadre d’un engagement structuré et partagé.

Des inégalités vitales et existentielles

En nous appuyant sur les travaux d’Amartya Sen et de Göran Therborn, nous nous concentrons sur deux dimensions de l’inégalité : l’existentielle et la vitale.

L’inégalité existentielle concerne la reconnaissance. Près de 850 millions de personnes, selon une étude de la Banque mondiale, n’ont aucune pièce d’identité reconnue légalement. Cela signifie que, dans la plupart des pays du monde, elles ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire, accéder à des services publics, inscrire leurs enfants à l’école ou s’inscrire elles-mêmes dans des établissements d’enseignement, ou encore enregistrer une carte SIM à leur nom. Sans identité légale, on n’est pas seulement exclu : on est aussi invisible.

L’inégalité vitale concerne les ressources nécessaires à la survie. L’insécurité alimentaire demeure l’un des problèmes les plus persistants et mortels aujourd’hui. Alors que la production alimentaire mondiale atteint des sommets historiques, environ 735 millions de personnes souffrent encore de la faim et des millions d’enfants sont malnutris. Ceci n’est pas dû à une pénurie de nourriture, mais à une véritable exclusion économique, faute tout simplement d’avoir les moyens d’accéder à la nourriture disponible.

Ces deux problèmes vont souvent de pair : les plus pauvres sont aussi ceux qui ont le moins de chances d’être officiellement enregistrés auprès des administrations. Surtout, dans les pays les moins développés, en l’absence de filet de sécurité national, ils passent entre les mailles des systèmes censés les protéger.

Une carte pour chaque être humain

La carte d’identité universelle (HIC) est au cœur de la proposition.

Elle serait délivrée par une instance mondiale – très probablement sous l’égide des Nations unies – et proposée à chaque personne, quels que soient sa nationalité ou son statut migratoire. La carte inclurait des données biométriques telles qu’une empreinte digitale ou un scan de l’iris, ainsi qu’une photo et des informations de base comme le nom et la date de naissance de l’individu.

Avec une HIC, les habitants des zones rurales dans les pays à faible revenu pourraient s’inscrire à des services téléphoniques, à travers lesquels ils pourraient recevoir de l’aide par « mobile money » ; ce qui est actuellement sujet à un enregistrement préalable avec carte d’identité. De même, migrants et voyageurs pourraient demander de l’aide, des soins ou simplement une chambre d’hôtel sans s’exposer à des refus ou à des discriminations en raison d’une nationalité stigmatisée.

Cette carte ne serait liée à aucun gouvernement. Sa seule fonction serait de vérifier l’existence de la personne et ses droits en tant qu’être humain. Les données sensibles seraient stockées dans un système sécurisé géré par l’ONU, inaccessible aux gouvernements sauf autorisation explicite du titulaire. Cela distingue notre proposition d’autres programmes, comme l’initiative Identification for Development (ID4D) de la Banque mondiale, qui est censée fonctionner dans les limites des systèmes d’identification nationaux, exposés aux changements d’agenda des gouvernements.

Un dollar par jour pour la moitié de la population mondiale

Le second pilier de la proposition est un complément de revenu de base (BIS). Toute personne disposant d’un revenu inférieur à 2 500 dollars par an – soit environ la moitié de la population mondiale – recevrait un paiement inconditionnel de 1 dollar par jour. Ce montant est suffisamment faible pour rester abordable à l’échelle mondiale, mais assez élevé pour changer concrètement la vie quotidienne des plus pauvres.

Contrairement à de nombreux systèmes d’aide sociale existants, ce revenu serait versé directement aux individus, et non aux ménages, ce qui permettrait de réduire les inégalités de genre et de garantir que les enfants et les femmes ne soient pas exclus. L’argent pourrait être distribué par l’intermédiaire des systèmes de paiement mobile, déjà largement utilisés avec une efficacité remarquable dans de nombreux pays à faible revenu.

Les conclusions tirées de l’examen d’autres programmes de transferts monétaires montrent que ce type de soutien peut réduire significativement la faim, améliorer la santé des enfants, augmenter la fréquentation scolaire et même encourager l’entrepreneuriat. Les personnes vivant dans l’extrême pauvreté dépensent généralement ce revenu supplémentaire de manière avisée : elles savent mieux que quiconque ce dont elles ont en priorité besoin.

Mais qui finance ?

Un programme mondial de cette ampleur n’est pas bon marché. Nous estimons que le complément de revenu de base coûterait environ 1 500 milliards de dollars par an. Mais nous avons aussi esquissé son plan de financement.

La proposition prévoit une taxe mondiale de seulement 0,66 % sur trois sources :

  • sur le produit intérieur brut (PIB) de chaque État souverain ;
  • sur la capitalisation boursière des entreprises valant plus d’un milliard de dollars ;
  • sur la richesse totale des ménages milliardaires.

Au total, cela générerait suffisamment de ressources pour financer le complément de revenu et administrer la carte d’identité, avec un petit surplus pour les coûts opérationnels.

La participation serait obligatoire pour tous les États membres de l’ONU, ainsi que pour les entreprises et individus concernés. Le non-respect entraînerait des sanctions, telles que la dénonciation publique, des conséquences commerciales ou l’exclusion de certains avantages internationaux.

Ce système s’inspire de précédents existants, comme l’objectif fixé aux États de consacrer 0,7 % de leur budget annuel à l’aide au développement ou l’accord récent de l’OCDE sur un impôt minimum mondial pour les entreprises. Plusieurs dirigeants du G20 ont d’ailleurs déjà exprimé leur soutien à une taxation mondiale de la richesse. Ce qui manque, c’est la coordination – et la volonté politique.

Pourquoi le mettre en œuvre maintenant ?

Pour beaucoup, la proposition semblera utopique. Les inégalités mondiales sont profondément ancrées, et les intérêts nationaux priment souvent sur les responsabilités globales, comme l’illustrent les développements politiques récents (le 1er juillet, le gouvernement des États-Unis a officiellement cessé de financer l’USAID). Mais nous avons aussi vu à quelle vitesse le monde peut mobiliser des ressources en temps de crise – comme lors de la pandémie de Covid-19, où des milliers de milliards ont été injectés dans l’économie mondiale en quelques semaines.

La technologie, elle aussi, a suffisamment progressé pour que la délivrance et la gestion d’une carte d’identité universelle ne relèvent plus de la science-fiction. Les systèmes biométriques sont répandus, et les services de paiement mobile sont des outils éprouvés pour distribuer efficacement l’aide. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est de l’imagination – et de la détermination.

En outre, la proposition repose sur un argument moral puissant : dans un monde aussi interconnecté que le nôtre, pouvons-nous continuer à accepter que certains n’aient aucune existence légale ni aucun moyen de se nourrir ? Pouvons-nous nous permettre de ne rien faire ?

Un pas possible vers la citoyenneté mondiale

Au-delà de ses bénéfices pratiques, la carte d’identité universelle et le complément de revenu de base représentent quelque chose de plus profond : un nouveau modèle de protection sociale mondiale.

Ils considèrent l’identité et le revenu de base non comme des privilèges de citoyenneté, mais comme des droits inhérents à la personne. Ils offrent ainsi une alternative à une vision nationaliste de l’organisation sociale.

C’est une vision radicale mais pas irréalisable – une politique proche de ce que le sociologue Erik Olin Wright appelait « une utopie réaliste » : un monde où naître au mauvais endroit ne condamne plus à une vie de souffrance et d’exclusion.

Que ce plan soit adopté ou non, il ouvre la voie à une réflexion sur la manière dont nous prenons soin les uns des autres au-delà des frontières. À mesure que les défis mondiaux s’intensifient – changement climatique, déplacements, pandémies –, le besoin de solutions globales devient plus urgent. Le projet confère aussi un rôle nouveau et véritablement supranational à l’ONU, à un moment où l’organisation – qui fête cette année son 80e anniversaire – traverse l’une des crises existentielles les plus profondes de son histoire.

Une carte et un dollar par jour peuvent sembler des outils modestes. Mais ils pourraient suffire à rendre visible l’invisible et à sauver les affamés. Et à nous rendre fiers d’être humains.

Lire l'article original: Recchi, E., Grohmann, T., « Tackling “scandalous inequalities”: a global policy proposal for a Humanity Identity Card and Basic Income Supplement », Humanities & Social Sciences Communications, 12, art. no : 880 (2025).

Cet article est republié à partir de The Conversation, paru le 19 août 2025 sous licence Creative Commons. Lire l'article original

The Conversation

 

(crédits : JNT Visual (via Shutterstock))