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Terrain/archive – mélanges pour les 70 ans du CERI

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Un terrain s’arpente ; lentement, patiemment, il s’apprivoise ; il est affaire de juste proximité et de juste distance. Une archive aussi. On pourrait dire qu’elle se parcourt des yeux autant que de la main et du corps, penché sur l’indéchiffrable. Mutique, l’archive ne cède son parement d’encre, de jambages et de papier pour ouvrir sur une restitution du passé que lorsque les lignes du lecteur-arpenteur se superposent aux siennes, sans s’y mêler entièrement. Le vif y a été inscrit sous l’effet d’injonctions, d’obligations ou de suppliques, le plus souvent à l’attention de lettrés, de bureaucrates ou de responsables politiques. Notre regard s’ajoute au leur et le détourne : nos visées sont en porte-à-faux, que des décennies, des siècles parfois aussi, séparent. Au cours d’une enquête ethnographique, les êtres et les choses n’agissent pas davantage en vue de répondre à nos questionnements. Archive ou terrain, rien n’a été destiné à la recherche. Et pourtant, ils sont là, eux dont nous essayons de faire matériaux et modes d’enquête.

C’est de cet effort, toujours recommencé, qu’il sera question ici. De contraintes au sens où les entendait Georges Perec – ces guides pour la pensée. Jusqu’où porter le parallèle entre ces deux mondes sans trahir leur singularité ? Peut-on osciller entre l’un et l’autre sans perdre l’art de la méthode, disciplinée, disciplinaire ? Je le crois. L’écriture de ces mélanges – aux sens premier et figuré – repose sur cette proposition. 

Première esquisse. Dans l’enquête ethnographique, l’action se déploie au présent, dans son inachèvement, ses (dis)continuités, incessante ; l’archive, elle, a suspendu le temps à une date dont nous ne connaîtrons probablement pas l’après. Que nous allions observer le proche ou le lointain, ce sont notre regard et notre corps qui mettent un terme, provisoire, aux observations, surpris par la nuit, la fatigue ou l’absence. Archive/terrain se répondraient-ils en miroir ? Face-à-face entre ce qui a été figé et qu’il faudra remettre en mouvement, d’une part, et une mobilité dont le cours doit être suspendu, l’immobilisation se faisant condition de possibilité de l’attention prêtée au mouvement, d’autre part. Peut-être. Mais tout cadrage obstrue l’horizon autant qu’il le définit. 

Deuxième esquisse. Et si nous options pour le registre du contraste. Rapports de différence, non d’inversion – rapports tout de même. Face aux archives, matières textuelles, le défi est de traverser le mur des lettres, dyslexie première, pour sentir vibrer la matière, donner relief et corpulence, odeurs et goûts, sonorités et rythmes, à ce qui fut. Du bondissement des couleurs, de l’architecture des lieux, des jours de soleil ou de pluie, l’archive est composée, bien qu’à cette présence nous soyons originellement aveugles. Il faut lier et délier les mots, la ponctuation pour qu’une forme émerge, chair et sens noués. À cette persévérance du corps lisant, Arlette Farge a consacré des pages si sensibles que toute énonciation serait redondante. En archives, une évidence demeure : les mots constituent la première voie d’accès au terrain. Au risque de leur conférer une préséance indue dans l’ordre des faits. 

Les situations vécues sont verbalisées, certes ; mais jusqu’à quel point ? Nos arts de connaître ont conféré à la parole, puis à l’écrit, un pouvoir d’être, d’attester et de démontrer que les corps, les choses ou les sons pourraient vouloir leur disputer. Au cours d’une enquête de terrain, combien de fois n’est-on saisi devant l’incroyable richesse de ce qui élude le verbe, scripturaire ou dit ? D’une situation, tout ou presque pourrait être lu à travers la distribution des positions, des postures et des gestes. Dans les teintes plus ou moins atténuées que les saisons, l’horloge et les cultures ont donné aux dynamiques sociales. Dans les matières – cuir, bois, pierre, métal ou plastique – dont les lieux sont modelés. Dans la profondeur d’une perspective où l’étagement des plans guide le regard et l’interprétation. Le compositeur de musicals américain, Stephen Sondheim, récemment disparu, avait cherché à saisir ces transactions entre ordres visuels, verbaux et musicaux dans « Sunday in the Park with George » (1984). Que le texte, la voix et la musique – triangle équilatéral – épousent la forme pointilliste d’un tableau, de Seurat en l’occurrence, relevait de la gageure. Il en fit une œuvre éblouissante. Pour qui sait regarder, entendre et sentir, l’expérience du terrain invite de même à un élargissement de l’entend(ement) au-delà du verbe. Parfois, en résulte une plénitude qui nous excède. Le terrain a tout ce que les sens peuvent produire et recevoir, avec les mots en plus. Le dilemme est désormais d’accueillir l’innombrable tout en cherchant à l’ordonner dans de petits cahiers de terrain, soigneusement thésaurisés, où la verticalité vivante est couchée par écrit. Comme si on pouvait l’assagir.

Troisième esquisse. De ces différences peut-on faire matière, nourrir le travail d’archive par l’observation ethnographique, et réciproquement ? Chaque chercheur, chaque chercheuse en a fait l’expérience : la clôture de l’enquête relève de l’épreuve. Combien il est difficile de quitter un terrain, de savoir à quel moment un point de saturation a été atteint. L’art du détachement pourrait-il nous être transmis par des feuillets jaunis ? Une archive se lit et se relit jusqu’à l’épuisement – du lecteur, non des savoirs qu’elle pourrait délivrer – et la conscience de ce surplus instaure un lien impalpable avec elle. L’attente, l’espoir, l’excitation de parvenir à mieux déchiffrer, à faire parler davantage ce qui a été posé devant nous et demeure. Au bout de quelques semaines en archives, cependant, on sait intuitivement qu’il faut introduire une césure. Ces contenus additionnels ne seront découverts qu’à la condition de faire recul, de quérir ailleurs une documentation supplémentaire ou un étonnement renouvelé. De même, le sentiment d’étrangeté s’érode-t-il au fil des années dédiées à faire parler êtres, lieux et matières sur un terrain ; il faut savoir partir. Prendre le temps – étrange expression à bien la considérer, si tant est que c’est lui qui nous prend et non l’inverse, et qu’il ne rend rien – de laisser sédimenter les contenus incorporés au cours de l’observation. Nourri d’un quotidien autre où tout, pourtant, fait résonance, nous pouvons alors revenir vers des terres à nouveau indiscernables. Frustré par une curiosité un temps prise en défaut, on rebrousse chemin avec une patience retrouvée.

Quatrième esquisse. Plus que de dialogue, c’est de lien qu’il faudrait parler. Entre l’archive et le terrain circulent les métaphores du voyage. C’est qu’ils ont en partage d’être lignes – droites, courbes ou zigzagantes, peu importe. Lignes. On doit à l’anthropologue, Tim Ingold, une réflexion d’une élégance rare sur ces lines qui strient le monde, la manière dont on le lit, le cartographie, le transmet généalogiquement. Lignes sont nos tracés et nos déplacements. Tim Ingold en a fait la démonstration au sujet du contraste entre les manières d’habiter l’espace des Inuits ou des Foi de Papouasie-Nouvelle Guinée, d’un côté, celle des colonisateurs britanniques ou de nos contemporains, de l’autre. Le wayfaring, mode de vie mobile, sans point final anticipé, fait du parcours la voie de l’apprentissage. En Occident, un mouvement vectoriel lui a succédé, qui a cessé de voir et de vivre les espaces traversés pour ne viser qu’une destination, chemin de A vers B, en ces avions où le ciel n’attire plus le regard des passagers informatisés.

Tournons-nous maintenant vers le papier. Nous sommes en terre de procès pour crimes anti-juifs ; ils se déroulent durant les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale en Bulgarie, un État jusque récemment allié de l’Allemagne nazie. Les inculpés sont des responsables et agents du Commissariat aux affaires juives, des liquidateurs de firmes juives, d’anciens commandants d’unités de travail forcé, des auteurs de littérature antisémite. Les dossiers d’accusation comprennent, entre autres, les dépositions manuscrites des accusés. Celles-ci se présentent sous la forme de lignes de mots, imparfaitement a-lignés : ici, une légère pente descendante vers la droite ; là, un espacement contraint, mains serrées sur le papier économisé ; la tension des doigts a heurté le glissement de la plume, effet de lassitude peut-être, du froid aussi. L’archive n’est pas sans parenté avec la carte topographique où le relief figuré par l’ondoiement d’un trait s’enveloppe de dégradés de couleurs, l’espace d’un doute. Chez celles et ceux pour qui écrire relève d’une évidence socialement et professionnellement acquise – nombreux sont les avocats et juristes parmi les inculpés –, la calligraphie est claire, ample, assurée. Elle prend possession du papier qu’elle investit. L’encre est plus hésitante chez les moins dotés, qui manient les courbes de l’alphabet cyrillique avec une peine ne pouvant être imputée aux articulations de l’âge en souffrance. 

Il faut penser ces inclinaisons, ces espacements, le pincement du cœur qui s’est transmis à la main et a gagné le papier, pour retrouver les traces de ces interrogatoires d’hiver. Sur les protocoles, des lignes avaient été tirées, à l’américaine, le long desquelles les mots auraient dû reposer, sagement, et s’enchaîner, tout aussi sagement. Pourtant, des lettres se sont échappées, au-dessus, au-dessous du trait qu’on leur avait assigné ; des patronymes débordent des pointillés, creusés pour eux dans la chair du tiret noir ; des signatures se transforment en paraphes, version atténuée du dessin socialement convenu de l’individualité, voire en typographie anonyme. Les règles du genre scriptural – écrire de gauche à droite, de haut en bas ; écrire droit, avec ponctuation et caractères majuscules ou minuscules –, en la variabilité de leur application, aident sinon à reconstruire des contextes et des états sensibles, du moins à en inventorier les paramètres. On alterne les rectos et les versos, comme s’il était possible de changer de point de vue avec, en mémoire, la déconcertante histoire de l’appauvrissement de lettres-dessins-signifiants, reléguées au rang de traits affadis, tributaires de leurs assemblages codifiés.

Parfois, le palimpseste des mots alignés est encore plus éloquent. Nous avons devant nous des requêtes rédigées pendant la Seconde Guerre mondiale par un préfet requérant, auprès du commissaire aux Affaires juives, l’envoi de Juifs jugés « séditieux » en camps de concentration – « séditieux » parce qu’ils ont dissimulé sous une blouse professionnelle l’étoile jaune qui leur était imposée, parce qu’ils ont effectué un travail de comptable, un travail d’écriture, eux qui étaient dirigés vers des emplois physiques, parce que certains de leurs proches, absents, ont peut-être rejoint la résistance. Ces pages ont circulé de main en main, montant et redescendant l’échelle bureaucratique bulgare. Quels étranges aplats pour une verticalité décisionnelle qui se donne à voir matériellement – à travers la manière brutale dont la supérieure a excédé la marge de gauche qui lui était attribuée pour recouvrir, de son encre verte, les écritures typographiées en noir de son subordonné, jusqu’à rendre la requête initiale illisible. Par les diagonales ascendantes qui s’avancent en lignes rangées, l’écriture du bureaucrate est littéralement sous-mise au commissaire aux Affaires juives, qui donnera son agrément aux internements. Ces traversées d’autorité sont maillées de postes frontières – dates en chiffres arabes, envoi, réception, transfert, retour, etc. – en un foisonnement de symboles qui confèrent à chacun, sa place, comme autour du pont de Max Gluckman.

L’anthropologue sud-africain avait, en 1940, décrit l’inauguration d’un édifice de l’apartheid, prenant argument de cet objet, de cette unité de lieu et de temps pour exposer l’ordre des préséances et du pouvoir à travers l’emplacement dévolu à chaque protagoniste. Oui, on accède aussi à l’archive par cet espace matériel du voyage où elle nous entraîne jusqu’à l’égarement, jusqu’au moment où, yeux asséchés, les mots se brouillent au point de ne plus laisser apparaître qu’une architecture générale, la crête des lignes. Et c’est alors que, sur ce papier devenu trame, un sens, orientation et signification mêlés, commence à apparaître. 

Sur cette convergence, on souhaiterait conclure, car le terrain et l’archive nous adressent les mêmes invitations cardinales. Un : la connaissance réside dans l’articulation entre le fragment et le tout ; découper la totalité vue et entendue sur le terrain en ses segments constitutifs, les identifier, les définir, puis les assembler de nouveau, parfois autrement, ouvre sur un travail de composition au fondement de tout savoir produit. Travail créatif parce qu’itératif. L’archive offre quant à elle des options d’agencement innombrables. Solitaire, elle dit peu ou mal ; elle ne prend pleinement sens que relationnellement? Tout l’enjeu de l’enquête réside alors dans le choix des apparentements entre fonds, cartons et unités archivistiques qui, venus de scènes, d’institutions, d’acteurs, voire de temporalités éclatées, finiront par tracer des assemblages signifiants. Deux : il faut (d)écrire, mot à mot, pas à pas, il faut décrire jusqu’au moindre détail, décrire jusqu’à l’extinction, décrire dans une quête, toujours vaine, d’exhaustivité ; car c’est au-delà que naît la possibilité de l’imagination, dirait Georges Perec réfléchissant à La Vie mode d’emploi – celle de la pensée, ajoutera-t-on (ce qui est souvent la même chose). Apprendre à regarder, écouter, sentir, traduire en mots ce qui a été collecté avec une méticulosité impérative constitue non une alternative à la montée en généralité, mais le chenal qui y conduit. 

Ce dialogue, ces croisements entre le terrain et l’archive, je n’aurais pu les esquisser sans la liberté étonnante en une époque qui feint de goûter la multidisciplinarité pour mieux renforcer ses frontières disciplinaires que m’ont laissée mon laboratoire de rattachement, le CERI, qui fête  en 2022 ses 70 ans, et Sciences Po, institution mère à bien des égards. La liberté d’opérer des traversées entre la science politique, l’histoire et l’anthropologie politique. Ces mélanges sont l’expression de ma gratitude envers les équipes administratives et de recherche, l’ensemble de mes collègues et des étudiants et étudiantes qui ont fait vivre et continuent à faire vivre un lieu où il est loisible, en effectuant quelques dizaines de mètres à peine, de parcourir plusieurs milliers de kilomètres et de traverser quelques centaines d’années, d’entendre résonner les mélodies des langues porteuses de ces historicités et de chercher à penser ensemble ce qui, de leur diversité, fait notre commune humanité.  

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Bibliographie/Référence

Publications de Nadège Ragaru référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

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