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Insaisissables visages

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Du visage, nous avons culturellement appris à tout attendre, qu’il trahisse les émotions, dise le vrai des êtres, donne accès à l’insaisissable – certains diraient l’âme, s’ils l’osaient. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, la police scientifique s’est employée à le mesurer, le systématiser, le figer par l’image photographique ; la criminologie en a extrait des profils, espérant répertorier les figures du crime. Sous l’oeil des caméras, à Nuremberg ou à Jérusalem, les grands criminels de guerre ont été scrutés dans leurs moindres expressions, le regard surtout, le regard vide ou vif. Derrière l’ordinaire décevant d’ovales ridés et de calvities plus ou moins esquissées, il saurait dire la genèse et la nature d’une cruauté au-delà de toute humaine imagination.

En sciences sociales, étrangement, nous avons souvent oublié d’apprendre à voir, les êtres comme les choses, dans cette infinie patience de l’observation qui, de l’attente, fait un instrument de discernement. Voir par le regard et par la main, par le geste et le toucher – ne serait-ce que l’effleurement, fin glissement le long de la matière. Nous écrivons, avec armature, mais sans chair ; nous étudions, avec rigueur, mais dans l’oubli de sensibilités constitutives de ceux que nous mettons en mots ; nous pensons, par soustraction, de ce qui relie la perception à la description et, toutes deux, à la production de savoirs analytiques.

Dans ces visages dessinés inlassablement depuis l’enfance, j’ai toujours eu le sentiment que l’enjeu était celui du ténu. Il fallait, pour accéder au vivant, non pas saturer l’image de traits, de stries ou d’ombres, mais s’interdire l’ambition d’exhaustivité. Si je parvenais, munie d’encre, de feutres ou de crayons, à faire sillonner sur les peaux de papier de fines lignes entrecroisées, épaississement patient de la matière, naîtrait une expression. Ou plutôt une présence. Il ne faisait pas de doute pour moi que ces traits étaient calligraphiques, vies que le dessin écrit. Entre les cordes de mon violon, les alignements parallèles qui portaient avec tant de légèreté la musique virevolante en blanc et noir et les marques apposées sur le papier, n’existait aucune discontinuité. Tout n’était que lignes et, de ces lignes-sillons, devait jaillir la possibilité du vivant. Celui qui demeure sur ces visages apeurés, fragiles, inquiets de leur évanescence. Celui qui demeure, en nous, une fois que nos yeux ont cessé de regarder. La sensation d’individualités familières parce que trace-ées.

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Bibliographie/Référence

Publications de Nadège Ragaru référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

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©Image : ©Nadège Ragaru