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Karachi dans le viseur. Retour en images sur deux décennies d’enquêtes urbaines

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Depuis la fin des années 1990, Karachi constitue le cœur empirique de mes recherches. Cousine de Bombay, à laquelle son histoire est étroitement liée et dont elle partage le cosmopolitisme et les convulsions récurrentes, la « ville bienveillante envers les étrangers » (gharib nawaz shehr, l'un de ses surnoms les plus populaires) continue de drainer les aventureux.

Envers et contre tout : depuis les années 1980, la ville a mauvaise réputation et c'est souvent plein d'appréhension que les travailleurs migrants s'y risquent dans l'espoir d'une vie meilleure. Ainsi les ouvriers pendjabis ou sindhis rencontrés dans le cadre d'une enquête sur l'industrie textile locale n'étaient-ils pas venus chercher l'El Dorado sur les rives de la mer d'Arabie. Simplement, la paie y était meilleure et, en dépit des violences ethniques, des règlements de compte entre gangs et des conflits sectaires rythmant la vie de la cité, cela valait la peine d'y tenter sa chance.

Quatre décennies durant, de 1985 à 2015, la plus grande ville du Pakistan (25 millions d'habitants, selon les estimations les plus crédibles) a vécu au rythme de ces violences. C'est à cette fabrique violente de la ville, dans ses prolongements politiques, économiques et culturels, que j'ai consacré la plupart de mes enquêtes. Depuis l'avènement d'un « désordre ordonné » structurant le jeu politique de Karachi[1]Laurent Gayer, Karachi. Ordered Disorder and the Struggle for the City, Londres, Hurst, 2014. jusqu'aux logiques de reproduction de son « capitalisme à main armée »[2]Laurent Gayer, Le capitalisme à main armée. Défendre l'ordre patronal dans un atelier du monde, Paris, CNRS Éditions, collection « Logiques du désordre », à paraître, en passant par l'addiction de la presse populaire locale au sang et à l'outrance[3]Laurent Gayer, Nida Kirmani, « ‘What You See Is What You Get’: Local Journalism and the Search for Truth in Lyari, Karachi », Modern Asian Studies, 54 (5), 2020, pp. 1483-1525., je n'ai cessé de revisiter cette urbanité effervescente, en veillant toutefois à faire varier les focales.

J'utilise cette métaphore visuelle à dessein : pour chacune de mes enquêtes, je me suis aidé d'un appareil photo. Dans ce paysage fuyant où le graffiti, le drapeau ou la barrière marquant un territoire ont souvent une vie éphémère, l'appareil est d'abord un outil d'archivage. Mes images ont aussi une valeur de partage et certaines serviront à illustrer les articles d'amis journalistes pakistanais que j'accompagne en reportage lorsqu'ils ne m'appuient pas dans mes propres enquêtes. Inévitablement, cet usage intensif de la photographie a déteint sur mes pratiques d'écriture. J'y ai gagné une sensibilité au détail détonnant, au décor de la scène, au costume des protagonistes, à la parole du bâti et de ses agencements, à l'esthétique de l'asymétrie, du disjoint, de l'inachevé. Parce que les chercheuses et les chercheurs en sciences sociales sont trop rarement formés à l'art du récit en images, je peine encore à laisser la parole à mes photos. Sans doute par maladresse, ou simplement parce qu'elles manquent encore du souffle qui autorise les grandes images à se suffire à elles-mêmes, je m'évertue à leur tenir la main, au risque de les écraser sous la légende. Je me console en tentant de me convaincre, avec Howard Becker, qu'à la différence de la photo de presse, la photographie sociologique se méfie du mythe de la transparence. Elle met un point d'honneur à fournir un contexte social pour donner sens aux images. L'image y gagnerait, nous dit Becker, « un surcroît de substance »[4]Howard Becker, « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme », Communications, 71, 2001, p. 346.. On aimerait bien savoir ce que la contextualisation y trouve en retour (à quoi bon les images, après tout ?), mais c'est une autre histoire.

Photo: Un enfant joue sur les hauteurs de Kati Pahari, un quartier du nord de Karachi dominant le quartier informel d'Orangi. Au milieu des années 1980 puis de nouveau en 2011, ces collines ont servi de poste de tir aux miliciens pachtounes ciblant les résidents mohajirs du quartier de Qasba Colony, en contrebas.

Lire également Karachi en situation

Notes

Notes
1 Laurent Gayer, Karachi. Ordered Disorder and the Struggle for the City, Londres, Hurst, 2014.
2 Laurent Gayer, Le capitalisme à main armée. Défendre l'ordre patronal dans un atelier du monde, Paris, CNRS Éditions, collection « Logiques du désordre », à paraître
3 Laurent Gayer, Nida Kirmani, « ‘What You See Is What You Get’: Local Journalism and the Search for Truth in Lyari, Karachi », Modern Asian Studies, 54 (5), 2020, pp. 1483-1525.
4 Howard Becker, « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme », Communications, 71, 2001, p. 346.
Bibliographie/Référence

Publications de Laurent Gayer référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

Mots clés
©Image : ©Laurent Gayer