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Karachi, à focales multiples

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Image 1. K2, the killer mountain (2018).
À première vue, c’est l'image d'une ville tentaculaire, ou plutôt d'un bidonville s'étendant à l’infini. Celui d'Orangi, le plus vaste et le plus peuplé du Pakistan, et peut-être d'Asie. C'est d'ailleurs pour cette force iconique, soulignant la part de « l'informalité » dans la croissance de Karachi depuis la Partition, que cette image a fait la couverture du catalogue d'une exposition d'art contemporain, Karachi ki khoj (En quête de Karachi), en 2019. Pour mes amis d'Orangi, faire l'ascension de cette colline surnommée le « K2 », ce n'était pourtant pas seulement s'offrir une vue panoramique sur la planet of slums. C'était aussi arpenter un lieu de mémoire, hanté par les massacres du passé : au milieu des années 1980, alors que les affrontements à connotation ethnique se multipliaient entre résidents d'Orangi, le « K2 » était l'un des postes de tir favoris des miliciens pachtounes.

Image 2. Le parchi (2014).
Au cours d'un séjour d'enquête à Karachi en 2014, je rends visite au leader d'une des principales associations de commerçants de la ville. Au cours de la discussion, mon interlocuteur ouvre un tiroir de son bureau, d'où il extrait une série de parchi – des lettres d'extorsion, parfois accompagnées d'une balle de plus ou moins gros calibre. Le grand marchand conserve séparément ces autres pièces à conviction. Je lui demande de me prêter un projectile pour mettre en scène cette image, qui s'apparente à une fiction plausible : il s'agit là d'une reproduction, sous le contrôle des enquêtés, d'un archétype de parchi lesté de plomb, tel qu'aurait pu le recevoir un commerçant de Karachi cette année-là. Le texte en ourdou fournit en toute impunité le numéro du racketteur et invite la victime à « ne pas faire le malin », en l'assurant que ses agresseurs observent attentivement ses moindres faits et gestes.

Image 3. Le café de la discorde (2015).
J'ai pris cette image en 2015 dans un dhaba (café) situé au cœur de la zone industrielle de Landhi, théâtre de violents affrontements entre factions rivales du Muttahida Qaumi Movement (MQM), le parti dominant la vie politique de Karachi depuis le milieu des années 1980. Le sujet principal de l'image, ce ne sont pas tant les ouvriers profitant d'une courte pause dans leur journée de travail que l'injonction en ourdou sur la partie droite du mur : « Evitez les discussions politiques ». Cette prescription est un héritage de la dictature du général Zia-ul-Haq (1977-1988), qui voyait dans ces gargotes des foyers de subversion où toutes sortes d'agitateurs complotaient contre le régime. Avec les rivalités partisanes à forte coloratoin ethnique des décennies suivantes, cette consigne a pris une nouvelle signification. Témoignant des tensions inhérentes au brassage des populations dans le creuset industriel, elle vise désormais à préserver ces cantines populaires des tumultes de la ville. Pace Habermas, tous les cafés du monde ne sont pas des pépinières de l'agir communicationnel.

Image 4. Pour une pincée de « masala » (2015).
Cette photo est issue d'une enquête réalisée en collaboration avec une amie sociologue pakistanaise, Nida Kirmani, consacrée à la circulation du quotidien ourdou Janbaz (le téméraire) dans le quartier populaire de Lyari, au centre-ville de Karachi. Le quartier était alors en proie à une guerre des gangs sanglante et, chaque jour, Janbaz reproduisait en « une » des photos sanguinolentes de cadavres de gangsters ou d'habitants victimes de balles perdues, parfois agrémentées de titres hauts en couleur. Ces images faisaient tout le sel du journal pour ses lecteurs, qui avaient d'ailleurs coutume de se référer à cette portion du journal comme le « masala » (désignant littéralement un mélange d'épices, ce terme hindi/ourdou est également utilisé pour décrire le cocktail d'action et de romance qui fait le charme des films de Bollywood pour leur public). Tous les matins, de petits groupes d'hommes de tous âges se pressaient pour découvrir la « une » du journal sur les présentoirs dressés devant les kiosques à journaux. Possiblement illettré, le lecteur photographié ici semble hypnotisé par les images à la « une » du jour – où l'on pouvait notamment découvrir le cadavre d'un enfant tué dans l'explosion d'une bombe. La photographie a pour moi cet immense mérite : capturer des émotions en situation, auxquelles je tâcherai plus tard de mettre un nom – en l'occurrence, ici, le chaska, une forme d'« addiction » évoquée par nombre de lecteurs et lectrices du journal pour décrire la relation intense, entre plaisir et dépendance, à leur journal favori.

Image 5. Who watches the watchmen? (2012).
La marchandisation de la sécurité à Karachi, qui n'a cessé de s'amplifier depuis les années 2000, n'a pas seulement donné naissance à un nouveau marché de la protection. Elle génère aussi une nouvelle culture de la « musculinité », à travers laquelle se déploient les stratégies de distinction des élites tout autant que les pratiques de subjectivation des groupes subalternes. Il y a quelque chose de jubilatoire dans la mise en scène de soi capturée dans cette image, qui va bien au-delà d'un virilisme exacerbé. Ces deux gardes profitaient d'un moment de répit sur une plage de Mubarak Village, un village de pêcheurs situé dans la grande banlieue de Karachi, tandis que leurs employeurs participaient à une expédition de plongée à quelques kilomètres de la côte. Pour moi, cette photo témoigne également de la capacité du précariat de la sécurité à cadrer sa propre image de soi et à échapper temporairement au système de surveillance qui les désigne simultanément comme surveillants et comme objets suspects à surveiller.

 

Lire également "Karachi dans le viseur, retour en images sur deux décennies d'enquêtes urbaine"

Bibliographie/Référence

Publications de Laurent Gayer référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

Mots clés
©Image : ©Laurent Gayer