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Déjà un demi-siècle, le texte des 50 ans

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Nous reprenons ici, dans un geste de mémoire, le texte rédigé par Jean Meyriat à l'occasion des 50 ans du centre qu'il a contribué à créer en 1952.

Il faut un effort de mémoire pour se représenter maintenant les bien modestes origines de ce qui est devenu un des grands parmi les organismes scientifiques français. Quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à peu près rien n'existait dans notre domaine. La Fondation nationale des sciences politiques, créée sur le papier après la Libération, était encore une coquille très peu remplie. J'avais commencé à y organiser un ensemble documentaire dont la richesse, notamment en publications d'origine étrangère, dépassait sensiblement les besoins des étudiants de l'Institut d'études politiques et s'offrait à d'autres utilisateurs.

L'inventif Jean Meynaud, qui fut le secrétaire général de la Fondation jusqu'en 1954, et qui voulait faire du CERI un organisme scientifique, fut aussi actif dans la création de l'Association internationale de science politique ; je l'y aidais. Or tous les contacts que nous nouâmes à cette fin nous montraient le retard de la France dans le domaine des « relations internationales ». Pas d'organisme de recherche spécialisé (sinon le Centre d'études de politique étrangère, qui ne s'adonnait pas proprement à la recherche), pas d'enseignement universitaire, pas de chercheurs « professionnels » ... Aussi Meynaud accueillit-il d'emblée l'idée que je lui proposai : que le premier service de recherche de la Fondation fût consacré aux relations internationales, en s'appuyant sur les ressources documentaires déjà disponibles. À part cela, il fallait à peu près tout inventer. Un atout essentiel a été l'implication immédiate dans cette entreprise de mon ami et camarade de Normale Sup, Jean-Baptiste Duroselle. Il enseignait ce que l'on appelait encore l'histoire diplomatique, mais il conduisait celle-ci jusqu'aux années les plus récentes : c'était déjà l'histoire des relations internationales. Il nous faisait en outre bénéficier de son large réseau de relations, en France bien sûr, mais aussi aux États-Unis, ce qui allait bientôt se révéler particulièrement précieux. Il fut le premier directeur en titre du CERI. Je lui étais associé. Quand je lui succédai comme directeur (il n'avait guère de goût pour les contraintes gestionnaires que cette fonction implique), il en resta conseiller scientifique.

Nous avions donc un général ; il nous fallait des troupes. Je pus d'abord affecter à des activités de recherche un des collaborateurs que j'avais recrutés pour développer notre documentation internationale. En 1952 un poste de chercheur apparaissait dans l'organigramme de la Fondation : le CERI était né. Pour le reste, dans les quelques années suivantes, nos forces se résumaient aux divers enseignants bénévoles et à de rares assistants contractuels. Le CERI put aussi enrôler quelques « intellectuels réfugiés » auxquels un comité officieux soutenu par le Quai d'Orsay assurait des mensualités justifiées par leur collaboration avec des organismes scientifiques ou culturels. C'est ainsi que, parmi les tout premiers chercheurs du CERI, figuraient à la fois un politiste américain lassé de l'intolérance maccarthyste et un économiste hongrois refusant la mainmise stalinienne sur son pays.

Ces forces réduites avaient devant elles un programme de travail très ambitieux. Nous nous proposions en effet de mener simultanément notre effort dans deux directions. L’une devait conduire à une meilleure connaissance des États et des nations, acteurs d'un jeu complexe dont il importe d'éclairer les motivations, les comportements, les décisions. L’autre devait porter sur les relations entre ces acteurs, leurs conflits et les formes de leur coopération.

Cette conception très large induisait des choix quant à la méthode et à l'organisation du travail. Deux options furent prises au départ et longtemps respectées. L’une était d'insister sur le caractère universitaire et académique de l'institution en privilégiant la recherche proprement dite, plutôt que l'information du public ; les publications auxquelles aboutissent normalement les recherches étaient destinées en priorité à des spécialistes, de même que les colloques sur des sujets figurant dans le programme de recherche. L’autre, de privilégier la recherche collective et la recherche individuelle intégrée dans des programmes collectifs. Il était clairement indiqué aux jeunes chercheurs que nous recrutions peu à peu que leur rémunération n'était pas une bourse pour leur permettre de mener à bien leur thèse de doctorat, mais la contrepartie de leur contribution aux recherches du Centre.

En termes d'organisation du Centre, cela nous a conduits à donner comme base à sa structure des sections, constituées chacune d'un nombre variable de chercheurs, sous la responsabilité de l'un d'entre eux - qui, à l'origine, était un chercheur déjà confirmé ou un universitaire s'associant bénévolement à la recherche commune. Dans leur majorité, ces sections, dont la liste n'a jamais été figée et qui étaient créées au fur et à mesure des possibilités, se définissaient par l'aire géographique sur laquelle travaillaient leurs membres. Les deux premières sections à se mettre au travail (on était au début de la « guerre froide » ...) furent celle de l'URSS et de l'Allemagne. Parallèlement se constituaient quelques groupes dont l'intérêt se portait sur des phénomènes proprement internationaux, comme les organisations internationales ou l'intégration européenne.

Un pas décisif fut accompli en 1958 quand les démarches persévérantes de Duroselle aux États-Unis nous obtinrent de la Fondation Ford une subvention d'un montant appréciable, utilisable sur cinq ans - et qui fut relayée à son terme par une autre subvention de la Fondation Rockefeller. Cela nous donnait des moyens enviables, ainsi qu'une précieuse indépendance vis-à-vis de la bureaucratie française de la recherche. L’argent obtenu fut surtout utilisé pour recruter des chercheurs selon un plan pluriannuel. En l'absence d'une filière universitaire de relations internationales produisant de jeunes spécialistes de la discipline, le vivier dans lequel je pouvais recruter était essentiellement composé de personnes ayant une expérience de nations et de cultures étrangères, et une attirance pour elles. Quelques exceptions bien entendu : c'est ainsi que nous pûmes attirer deux brillants disciples de l'auteur de Paix et guerre entre les nations, Raymond Aron : l'un d'eux, Pierre Hassner, est devenu un des piliers intellectuels du CERI.

À partir de 1967, des chercheurs recrutés par le CNRS nous furent affectés : nous avions en effet obtenu le statut de Laboratoire Associé au CNRS, ce qui nous valut également quelques emplois de collaborateurs techniques et des crédits de missions, de vacations et d'équipement. À l'âge de vingt ans, en 1972, le CERI comptait 25 chercheurs permanents. Les recrutements opérés grâce aux crédits américains avaient été pérennisés grâce aux dirigeants de la Fondation et en particulier à ses secrétaires généraux successifs.

Ces développements relativement rapides ne furent pas sans poser divers problèmes, dont celui des locaux nécessaires, qui est malheureusement récurrent. Chaque fois qu'un nouveau groupe était constitué, il fallait louer pour le loger un local le moins éloigné possible de la rue Saint-Guillaume : rue de Lille, rue de l'Université, rue de Verneuil... Je pus heureusement bénéficier de ma position au sein de l'équipe initiatrice de la Maison des sciences de l'homme pour faire admettre le CERI au nombre des laboratoires hébergés et obtenir pour lui une douzaine de bureaux.

Une autre préoccupation constante en ces années de croissance du Centre était celle de maintenir cohérente sa politique de recherche. En effet, la coexistence même de nombreuses sections à compétence géographiquement définie l'exposait à un double risque : celui de n'être qu'un drapeau sous lequel des micro-centres très spécialisés mèneraient chacun une existence indépendante ; et celui de s'en tenir à la description des acteurs apparaissant sur la scène internationale au détriment de l'analyse des relations entre eux. Il fallait encourager et aider les chercheurs, sans empiéter sur leur liberté, à éviter ces deux écueils. C'est ainsi que furent organisés des groupes de travail sur des thèmes transversaux.

La publication régulière, pendant des années, dans la Revue française de sciences politique, de chroniques analysant les conflits internationaux du moment fut une autre de ces entreprises communes. Tous les quatre mois, un ou plusieurs des chercheurs du Centre présentaient un conflit, qui avait pour théâtre la région du monde qu'ils étudiaient ou une réflexion plus théorique sur la nature et les enjeux des conflits.

Une fonction intégrative affirmée était surtout dévolue à ce que nous appelions nos « projets majeurs». Après qu'un accord général se fut dégagé sur le choix d'un phénomène d'amplitude mondiale, celui-ci était proposé à tous les chercheurs du CERI comme un objet d'étude privilégié pour les quelques années à venir. Cette convergence de travaux divers sur un même objet donnait lieu à des coopérations et à des confrontations fécondes.

Tout cela peut paraître bien directif mais résultait en fait d'un accord général sur la place à accorder aux activités collectives. Celles-ci ne mobilisaient finalement qu'une partie minoritaire des forces de travail des chercheurs (sauf lorsque ceux-ci y trouvaient une raison d'orienter ou d'enrichir leur propre programme). La recherche de chacun restait prioritaire, mais en même temps le Centre se construisait peu à peu et affirmait son identité plurielle.

Je décidai de quitter la direction du Centre en 1976. Non que j'en fusse lassé ; mais d'autres responsabilités m'occupaient de plus en plus et je ne pouvais plus donner au CERI toute l'attention nécessaire. Il avait besoin d'un directeur à plein temps ; et il avait déjà donné à suffisamment de chercheurs la possibilité d'affirmer leur personnalité pour que la relève ne soit pas difficile à assurer. Je ne regrettais pas les vingt-quatre années où j'y avais travaillé ; mais il était largement temps de changer et de le laisser se renouveler. Peut-être étais-je resté trop longtemps ? Ma circonstance atténuante était que nous étions alors dans une période de création, où la continuité d'un dessein était importante. Du moins me suis-je retiré avec le sentiment d'avoir été utile et de laisser « vivre sa vie » un organisme déjà vigoureux.

Texte rédigé en 2002

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©Image : ©Germaine George / Sciences Po