Quel est le parcours de recherche de Jacques Sémelin, ce spécialiste des crimes de masse qui s'est finalement tourné vers les stratégies de survie des populations persécutées pendant la seconde guerre mondiale ? Comment un chercheur dont la vue n'a pas cessé de baisser parvient-il à poursuivre sa recherche ? Quelles sont ses stratégies ? Jacques Sémelin, Directeur de recherche émérite (CNRS) au CERI répond à nos questions.
Quel a été votre parcours avant votre arrivée au CERI ? Quelles études avez-vous suivies, quel était le sujet de votre thèse ?
Mon parcours est atypique. Avant de devenir chercheur, j’ai été psychologue. J’ai fait, ensuite et un peu sur le tard, une thèse à la Sorbonne sur la résistance civile dans l’Europe nazie. Sitôt ma thèse soutenue, j’ai obtenu un post-doc à Harvard au Center For International Affairs (CFIA) où je suis resté deux années. À mon retour des États-Unis, j’ai publié ma thèse Sans armes face à Hitler en 1989 et j’ai été recruté au CNRS où j’ai commencé à travailler sur un nouveau projet sur la résistance civile dans l’Europe communiste. En 1997, j’ai soutenu mon Habilitation à Diriger des Recherches à Sciences Po, sous la direction de Pierre Hassner. C’est lui qui m’a suggéré de commencer un nouveau programme de recherches sur les crimes de masse.
Pouvez-vous nous raconter votre arrivée au CERI? En quelle année avez-vous été recruté et comment était le CERI à cette époque ?
J’ai été recruté au CERI en 2004. En fait, j’ai connu deux CERI, d’abord rue de Chevreuse puis rue Jacob. J’ai tout de suite été passionné par les conférences données dans les locaux de la rue de Chevreuse mais je restais encore extérieur au laboratoire à l’époque. Puis j’ai été accepté comme chercheur associé sur la base d’un projet de recherches portant sur l’analyse des crimes de masse. Je me souviens avoir organisé au CERI une journée d’études avec Luis Martinez sur le thème « Penser les massacres ». Elle avait attiré beaucoup de participants et j’en ai fait un numéro spécial de la Revue internationale de politique comparée, paru en 2001[1]« L’utilisation politique des massacres », Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 8, 2001/1, De Boeck Supérieur.. Ma proximité avec Pierre Hassner, m’a donné l’idée de candidater au CERI. Le CERI avait alors déménagé rue Jacob, nous étions au tout début des années 2000. Je me souviens de cette anecdote qu’on m’a racontée, quelques années plus tard : Pierre Hassner serait intervenu auprès du Conseil de labo : « Avec Sémelin, on est déjà dans le mariage à l’essai depuis quatre ans, et maintenant il faut juste passer devant monsieur le maire ! »
Sur quel objet de recherche avez-vous commencé par travailler quand vous avez été affecté au CERI?
J’ai poursuivi mon travail dans la direction dans laquelle j’étais déjà engagé comme chercheur associé. J’ai cherché à déconstruire le mot « génocide » dont j’ai critiqué les usages politiques et mémoriels. J’ai cherché à mettre en avant la notion de violences extrêmes comme axe fédérateur du colloque international que j’ai organisé en 2001 dans le cadre de l’Association française de Science politique (A.F.S.P.) ; ce qui a également donné lieu à un numéro spécial de la Revue internationale de sciences sociales[2]Cette revue de l’Unesco était publiée en six langues. Elle a cessé de paraître en 2010.. Il s’était tenu juste deux mois après les attentats du 11 septembre alors que nous le préparions depuis deux ans…
C’est à cette période que j’ai commencé à concentrer mes recherches sur la notion de « massacre » définie comme une forme d’action le plus souvent collective de destruction de non-combattant. Je me suis aussi posé la question de savoir quand et dans quelles conditions un massacre ou une série de massacres peuvent se transformer en un processus génocidaire.
Ma formation pluridisciplinaire en psycho-histoire et en science politique m’a alors aidé à mettre au jour ce que j’en suis venu à appeler une ‘grammaire du massacre,’ offrant des outils d’analyse pour comprendre comment un pays ou une région peut basculer dans la barbarie. C’est ce qui m’a conduit à rédiger une des premières Questions de recherche, nouvelle collection du CERI au format numérique : « Analyser le massacre. Réflexions comparatives ». Cette publication m’a valu plusieurs invitations que je n’imaginais guère, me conduisant entre autres en Indonésie ou au Pérou. Puis je me suis plongé dans la rédaction d’un livre de synthèse pour fonder ce que je nomme une sociologie comparée des violences extrêmes, sur la base de l’étude de trois cas : les juifs européens, les musulmans de Bosnie et les Tutsis du Rwanda. Paru sous le titre Purifier et détruire, ce livre est aujourd’hui disponible en huit langues.
Vous avez lancé en 2008 une entreprise collective de grande envergure à partir du CERI : celle d’une Encyclopédie sur internet des violences de masse. Vous avez expliqué, plus tard, que cette recherche était si prenante et pesante qu’elle risquait de vous engloutir. Pourriez-vous nous en dire plus ?
J’ai en effet voulu créer à partir du CERI et avec le soutien de son directeur de l’époque Christophe Jaffrelot et du directeur de Sciences Po, Richard Descoings, une base de données et d’analyses sur les violences de masse qui serait unique au monde. Ce projet bilingue (français-anglais) a vu le jour le 3 avril 2008, sous le parrainage de Simone Veil et d’Ester Mujawayo et avec le soutien entre autre du CNRS, de la région Ile-de-France et du Hamburger Institut für Sozialforschung. Ce jour-là, l’amphithéâtre Chapsal de la rue Saint Guillaume était plein et je n’oublierai jamais ce moment. Un mois plus tard environ, le webmaster du CERI, Grégory Calès, m’informait que nous avions reçu des messages de presque tous les pays: c’était incroyable ! Ce développement de l’Encyclopédie a été une expérience passionnante mais aussi éprouvante.
Et elle a malheureusement tourné court, faute entre autres de ressources financières suffisantes. Les articles de l’Encyclopédie sont cependant toujours disponibles et on me dit que les chiffres de consultation sont toujours bons !
Avec le temps, j’ai en effet commencé à éprouver un certain malaise à travailler constamment sur l’horreur et j’ai découvert que je n’étais pas le seul chercheur sur ces thématiques, à ressentir cet écœurement. En effet, universitaires, journalistes, acteurs de l’humanitaire, militaires ou policiers, professionnels de la justice, les difficultés que j’ai pu rencontrer ont pu arriver à n’importe qui. Je parle ici en psychologue que je fus avant de devenir historien et politiste. C’est bien parce que j’ai connu des signaux d’alerte, que ce soit dans mon activité de recherche ou dans la direction de l’Encyclopédie que j’ai aspiré peu à peu à me protéger en travaillant sur l’autre face : celle du sauvetage. En quelque sorte, il s’est agi d’une mesure de salubrité personnelle. Je ne voulais pas me laisser enfermer dans l’abject.
C’est ainsi l’une des raisons pour lesquelles je me suis mis peu à peu à travailler davantage sur les pratiques de sauvetage et de survie des victimes ; ce qui me conduira à développer un nouveau programme de recherche dont le résultat a été un nouveau livre : La survie des juifs en France (1940-1944), préfacé par Serge Klarsfeld. Je suis fier d’en avoir réussi la publication quasi simultanée en trois langues à la fin 2018, grâce à l’aide de Miriam Périer pour la partie anglophone.
Enfin, et ce n’est pas une mince affaire, vous avez dû vous adapter, et adapter vos pratiques de recherche, à la perte progressive puis complète de votre vue….
Sachez d’abord que j’ai été recruté au CNRS en 1990 alors que j’avais été déclaré formellement aveugle depuis 5 ans. J’avais « oublié » ce détail, si j’ose dire, jusqu’à ce que j’en prenne véritablement conscience. A posteriori, je me suis dit que mes collègues m’avaient fait confiance en me recrutant en connaissance de cause. Pourtant, à l’époque, je voulais garder le silence, comme pour occulter cette pesante réalité. Mon but était d’être reconnu pour mes travaux de chercheur, mes capacités à aller sur le terrain, à voyager et à participer à des colloques ; et pas autre chose. Je voulais en quelque sorte administrer la preuve par l’exemple que l’on avait eu raison de me recruter au CNRS. C’est à la suite de la parution de Purifier et détruire en 2005 - soit 15 années plus tard ! - j’ai accepté de parler de l’envahissement de ma cécité. J’avais alors obtenu, je crois, une réelle reconnaissance scientifique par mes pairs en France et à l’étranger.
Cela ne me dérangeait plus d’aborder ouvertement ma situation de non-voyant puisqu’on me demandait souvent : « Mais comment faites-vous ? » Ceci m’a alors donné l’idée d’écrire un livre autobiographique dans lequel j’ai raconté mon « voyage » vers la cécité. Publié en 2007, J’arrive où je suis étranger. Il emprunte son titre à un poème de Louis Aragon[5] et qui convient parfaitement à un chercheur du CERI !
Voici peu, j’ai découvert que l’historien Augustin Thierry, qui donne son nom au prix prestigieux accordé chaque année, à Blois, aux Rendez-vous de l’histoire, était lui aussi devenu aveugle vers 30 ans. Cela ne l’avait pas empêché de poursuivre son œuvre. Je suis convaincu que nombre de mes collègues sont ignorants de ce « détail » de sa vie. Comme je le fus longtemps.
Maintenant, je suis donc plus à l’aise pour en parler. Mon dernier ouvrage Une énigme française (2022) en est d’ailleurs l’illustration.
Celui-ci marque un aboutissement de mon évolution dans la mesure où je fais entrer le lecteur dans mon atelier de chercheur sans masquer ma ma condition de non-voyant.
Comment fait-on de la recherche en sciences sociales avec ce type de handicap, concrètement ? Comment travaillez-vous vos sources ? A quelles techniques recourez-vous ?
Ce n’est jamais simple... Je dispose d’un ordinateur avec une synthèse vocale qui me permet de lire et d’écrire. Cet outil technique me permet aussi de lire des articles et des livres dont les textes ont été scannés. Depuis 2005, une circulaire du Ministère de la Culture contraint les éditeurs à adresser le fichier mère de leurs ouvrages à la B.N.F., ce qui permet aux déficients visuels d’y accéder au format numérique.
Pour les publications plus anciennes, il me faut absolument de l’aide. En général, c’est un étudiant qui scanne l’article ou l’ouvrage en question. Cela n’est possible qu’avec une aide financière, au départ du CNRS, qui je l’espère va se poursuivre avec Sciences Po. De même, pour la consultation d’archives, je dois bénéficier aussi de l’assistance d’un tiers. Celle-ci s’avère toutefois rarement nécessaire pour la conduite d’entretiens. De fait, j’ai développé une certaine sensibilité aux voix et je peux souvent détecter l’émotion de la personne interviewée, ses inflexions ou ses silences. Ma formation de psy m’y aide peut-être d’ailleurs. Mon dernier livre en donne quelques exemples concrets.
Bien entendu, je ne me contente pas de témoignages. On y verra aussi que j’ai collecté des données quantitatives et aussi publié des cartes de géographie grâce à l’aide de Dorian Ryser, cartographe au CERI. Je ne vous dirai pas que c’est facile, mais on y arrive et ce n’est sans doute pas un hasard si j’ai commencé par travailler sur la résistance. En fin de compte, ma vie personnelle et professionnelle a été une manière de résister à la dictature des images.
Propos recueillis par Miriam Périer
Paris, juin 2022.
"J'arrive où je suis étranger"
La Diane française (1944)
Louis Aragon (1897-1982)
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre pour le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D'où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le coeur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon
Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps
C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie
C'est long d'être un homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux
Ô mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
À l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre pour le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger.
Notes
Publications de Jacques Sémelin référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)