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26.11.2020

Abdelkarim Amengay, docteur en science politique (diplômé en 2019)

Comment définiriez-vous votre parcours ?

J’ai un parcours assez atypique. J’ai débuté mes études universitaires à l’âge de 28 ans au Maroc en faisant deux licences à peu près en même temps. Une en science politique et droit constitutionnel, et l’autre à l’École Nationale d’Administration de Rabat en Administration Publique. Ensuite, j’ai travaillé comme administrateur au Ministère de l’Éducation au Maroc avant de partir au Canada où j’ai entamé mes études supérieures en science politique. C’est durant cette période que je me suis découvert une passion pour l’étude des comportements politiques.  
Au départ je n’étais pas vraiment partant pour faire des études doctorales car la recherche me faisait un peu peur ! Cela représentait un autre monde pour moi, qui me paraissait inaccessible. Cependant, au fur et à mesure des études de Master, j’ai pris confiance en moi.  Quand le moment est venu de faire un choix de sujet de thèse pour le doctorat, j’ai décidé de travailler sur l’extrême droite en Europe. Plus précisément, le rôle des médias dans les succès électoraux de ces partis à travers l’étude du cas du Rassemblement national, anciennement Front national (FN).

Durant les premiers mois de mon doctorat à l’université d’Ottawa, j’ai décidé de faire une cotutelle avec une université française. Du fait de sa renommée et de sa stature mondiale Sciences Po s’est imposée de manière presque naturelle. Sur recommandation de Nicolas Sauger, j’ai écrit à Emiliano Grossman pour lui présenter mon projet de thèse et il m’a fait l’honneur d’accepter d’être mon co-directeur de thèse à Sciences Po. Une fois ma demande d’admission en Doctorat à Sciences Po acceptée, le processus administratif de cotutelle fut bouclé en quelques semaines. Quatre ans plus tard, j’ai soutenu ma thèse -en Décembre 2019- devant un jury formé de membres prévenant des deux institutions.

Vos publications et contributions portent en général sur la thématique des radicalités, Qu’est-ce qui vous a poussé vers ce sujet ? 

Je dirais qu’étant moi-même immigrant maghrébin au Canada, il arrive un certain moment où l’on se pose beaucoup de questions sur la montée des partis anti-immigrants au sein des démocraties dites libérales. On ne peut pas être insensible à la manière dont les médias nous submergent de contenus sur l’insécurité, l’immigration, l’islam et la place qu’y occupent des chroniqueurs et des commentateurs politiques assumant sans complexe leurs positionnement à l’extrême droite de l’échiquier politique. Donc, au départ, en plus de l’intérêt académique pour la question, il y avait également une motivation de nature personnelle. D’autant plus que, de manière assez surprenante, bien qu’en France on ait souvent invoqué le rôle des médias dans la montée électorale du FN à partir des années 80, cette question n’a presque jamais véritablement fait l’objet d’études poussées.

Pourquoi avoir choisi l’Université d’Ottawa pour votre formation doctorale ?

C’était un choix qui s’explique par deux éléments.  Primo, au Canada, mon pays d’accueil, l’un des rares experts de l’extrême droite en Europe est Daniel Stockemer qui travaille à l’Université d’Ottawa et qui, avec Emiliano Grossman seront mes deux co-directeurs. Secundo, l’Université d’Ottawa m’a offert un financement assez généreux pour ma thèse -que je remercie d’ailleurs- car, sans ce financement la réalisation de ma thèse aurait été très compliquée.

Pourquoi l’avoir complétée par une cotutelle au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po ? 

Pour moi le CEE était l’endroit où je pouvais avoir accès à des chercheurs de stature mondiale. Par exemple, Emiliano Grossman est l’un des plus grands experts européens en matière d’étude du rôle politique des médias. D’autant plus que les chercheurs qui travaillent sur cette question en France sont une minorité, encore moins ceux qui le font en mobilisant les analyses quantitatives (avec des statistiques).
Il y avait aussi Nonna Mayer, LA spécialiste française du vote FN.  J’ai eu la chance de pouvoir collaborer avec elle lors de mon passage au CEE.  Ensemble, avec Anja Durovic, nous avons publié un article sur le FN dans la Revue française de science politique. De plus, grâce à Nicolas Sauger, et sous sa direction, j’ai pris part aux travaux de l’équipe de chercheurs qui a préparé le questionnaire de l’Étude électorale française du CEE portant sur l’élection présidentielle de 2017. En somme, c’était la réputation scientifique du CEE et la qualité des chercheurs qui y exercent. Et je peux vous dire que je n’ai jamais regretté ce choix qui a eu un impact extrêmement positif sur ma carrière académique.

Ayant lu quelques-unes de vos recherches, j’ai trouvé assez intéressant d’observer votre approche quantitative dans l’étude de la montée de l’extrême droite. Cela a vraiment été pour moi une surprise de constater l’existence d’études quantitatives sur un tel sujet. 

Je dirais, qu’au contraire, cela est très répandu. Si le recours aux méthodes quantitatives au sein de la science politique française a toujours été, et demeure encore aujourd’hui, un courant minoritaire, elles y sont cependant présentes depuis longtemps. Notamment, grâce aux travaux précurseurs de Nonna Mayer en matière de sociologie politique électorale dès les années 1980. Sciences Po en est d’ailleurs un des bastions dans l’Hexagone. Ce sont également ces méthodes que j’ai mobilisé dans ma thèse. Ce qui a nécessité la réalisation d’une base de données à partir de sources diverses. En particulier, les archives de la Bibliothèque nationale de France dans lesquelles j’ai passé plusieurs mois à consulter et à coder le contenu des Unes de la presse régionale pour les quatre-vingt-seize départements métropolitains. Pour chaque département, il s’agissait de couvrir les deux mois qui ont précédé les élections présidentielles françaises de 2012 et de 2017. Finalement, via des analyses statistiques, j’ai pu démontrer que la place qu’occupe la thématique de l’insécurité dans la presse régionale est fortement corrélée au vote pour le Rassemblement national. Là où la couverture médiatique de l’immigration ou de l’islam ne semble pas avoir nécessairement favorisé le vote pour Marine Le Pen lors les deux dernières élections présidentielles. Plus intéressant encore est que cette corrélation, entre la couverture médiatique de l’insécurité et le vote mariniste, apparaît complétement déconnectée de la réalité objective qu’est le niveau réel de la criminalité dans chaque département.

Pour revenir maintenant à votre actualité, qu’est-ce qui vous a mené à Doha ?

Pour beaucoup, cela peut être surprenant. Mais, il faut savoir, que depuis quelques années, il devient de plus en plus difficile de décrocher un poste de professeur directement après son doctorat sans avoir fait un postdoctorat. Alors lorsque le Doha Institute for Graduate Studies m’a offert ce poste, je n’ai pas hésité un seul instant. D’autant plus que cette jeune institution se donne comme mission de devenir la référence en matière de recherche en sciences sociales dans la région du Moyen-Orient et qu’elle offre beaucoup d’opportunités en matière de financement de recherche. Tous mes collègues actuels ont été formés ou ont travaillé dans les meilleures universités du monde. C’est une communauté scientifique très vibrante. J’y ai la possibilité d’enseigner la politique comparée et de continuer à travailler sur les questions de recherche qui m’intéressent, par exemple le populisme. Il y a également l’envie de transfert de connaissances dans cette partie du monde qui m’est chère. Une envie de redonner un peu à cette partie du monde et de partager les compétences que j’ai acquises au sein des universités occidentales, que ce soit en France ou au Canada. Le tout dans un cadre de vie agréable.

Peut-on justement savoir sur quelles thématiques ou quels projets de recherche vous travaillez aujourd’hui ?

Actuellement, j’ai quatre projets de recherche en cours.

Le premier projet porte sur le contenu des médias, ou plus précisément : la place de l’Islam dans les médias. Avec Mohammed Amine Brahmi, un chercheur postdoctoral à l’université de Columbia aux États-Unis, nous réalisons une étude comparative France-Québec de cette présence de cette thématique dans la presse écrite en période électorale. Les résultats de cette recherche, qui est encore en phase de développement, vont être publiés au cours de l’année 2021 dans un numéro spécial de la revue Politique et Société qui sera consacré à la question de l’islamophobie.

Le deuxième projet relève d’un autre de mes centres intérêts : la psychologie politique. Plus précisément, la question qui anime ma réflexion est celle de savoir « comment les traits de personnalité impactent-ils les comportements politiques ? » J’étudie actuellement la relation entre les traits de personnalité et le niveau de confiance que les individus peuvent avoir dans la classe politique via une comparaison France-États-Unis. En m’appuyant sur les travaux d’Herbert Kitschelt –qui a développé au début des années 1980, une classification des systèmes politiques selon laquelle la France serait un système politique fermé et les États-Unis un système politique ouvert– je démontre qu’en France, de par les contraintes imposées par son système politique fermé, les personnes dont la personnalité est plus portée sur l’innovation et la curiosité intellectuelle, autrement dit « les esprits libres », seraient moins amenées à faire confiance à la classe politique. Contrairement aux États-Unis, où ce trait de personnalité n’a aucun impact sur la confiance que peuvent avoir les individus dans les élites politiques de leur pays.

Mon troisième projet est celui d’un chapitre de livre, qui traite de la mobilisation des émotions par les leaders populistes. Il s’agit d’un ouvrage collectif qui réunit huit chercheurs de l’Europe, des deux Amériques et de l’Asie. Dirigé par Alwahab El-Affendi, le président du Doha Institute, cet ouvrage porte sur les travaux de Chantal Mouffe, la grande philosophe politique belge qui a consacré une grande partie de ses travaux à l’étude du populisme dans une perspective postmarxiste. Dans mon chapitre, je m’intéresse au rôle qu’elle donne aux émotions dans la mobilisation des citoyens. Plus particulièrement, je pose la question suivante : « Dans quelle mesure l’état de la recherche en psychologie politique permet de corroborer la théorie de Chantal Mouffe sur la centralité des émotions, et plus particulièrement la peur, dans la montée de la droite radicale populiste radicale en Europe et aux Amériques ?».

Le quatrième projet est un projet qui porte sur la représentation politique des jeunes au Moyen-Orient et en Afrique du nord. Avec Daniel Stockemer, nous venons de lancer un nouveau projet qui vise à identifier les potentiels changements qu’auraient connus la composition des élites politiques en Afrique du Nord et au Moyen-Orient dans la foulée de ce qui est communément appelé les printemps arabes de 2011. Nous nous s’intéressons en particulier à l’évolution de la composition des parlements nationaux (démocratiques ou non). La première phase de ce projet se focalise sur quatre pays : la Tunisie, l’Égypte, la Jordanie et la Syrie pour lesquels la collecte de données est en cours. À terme, nous espérons inclure l’ensemble des pays de la région, notamment ceux du Golf. Car, si la question de la participation politique des jeunes a été abondamment étudiée, celle de la représentation ne le fut que très peu. Encore moins pour cette région du monde.

M. Abdelkarim Amengay, Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette interview et de la richesse de cet échange. Souhaitez-vous ajouter un commentaire ?

Tout d’abord, je vous remercie. Je me suis senti honoré d’être contacté pour échanger sur ces sujets. Je voudrais conclure en disant, qu’au-delà de l’expérience académique enrichissante que j’ai eue au CEE, mon passage fut également une expérience humainement enrichissante. Le CEE dispose d’une formidable équipe de chercheurs de haut-calibre et d’une équipe administrative dévouée, avec à sa tête Mme Amrani, que je tiens à remercier. Merci à eux pour le formidable travail qu’ils accomplirent au quotidien. 

Propos recueillis par W. Jason Essomba (novembre 2020)