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31.01.2024

Entretien avec Thierry Balzacq, directeur des études en Science politique

Entretien avec Thierry Balzacq, directeur des études en Science politique
   

Envie de faire une thèse en science politique ? Discipline phare enseignée dès le Collège universitaire, la science politique est aussi l’un des piliers de la recherche à Sciences Po. Quelle recherche en science politique pratique-t-on à Sciences Po ? Comment trouver un sujet de thèse dans cette discipline ? Voici les conseils et les réponses de Thierry Balzacq, Professeur des Universités rattaché au Centre de recherches internationales (CERI), directeur des études en science politique à l’École de la recherche.
 

Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

Il serait commode de circonscrire ma réponse au cheminement intellectuel qui a été le mien jusqu’ici. Mais puisque nous ne sommes jamais, à titre exclusif, le produit de notre talent ou de nos choix, il me semble important de rappeler que mon parcours n’a pas débuté sous les meilleurs auspices. En effet, mes premières années, comme celles de nombreuses personnes qui perdent un parent avant leur naissance, ont été, pour paraphraser Kafka, tempétueuses. De cette expérience initiale, qui aurait pu briser bien des élans, j’ai tiré trois convictions : primo, le travail est un allié puissant – hélas, pas toujours suffisant – pour se délester des contraintes consécutives à des origines sociales excentrées. Secundo, il n’y a pas de croissance, encore moins d’épanouissement, sans mobilité et sans contacts fréquents avec d’autres manières de faire, d’être et de penser. Tertio, enfin, il ne faut pas tout déléguer au souffle de la chance mais il serait peu honnête d’en sous-estimer l’empreinte sur nos vies.

J’ai étudié, travaillé et résidé dans sept pays, sur cinq continents. Ma trajectoire académique s’est effectuée dans trois universités : d’abord, à l’Université de Louvain où j’ai suivi un double parcours (pas un double diplôme mais bien deux cursus séparés complets) couronné par une licence en philosophie et une licence en science politique et deux Masters (ce qui s’appelait jadis le Diplôme d’études approfondies) ; ensuite, à Cambridge où j’ai réalisé ma thèse (soutenue par trois bourses d’excellence) en un peu moins de trois ans ; enfin, à Harvard, où j’ai complété cette formation par un postdoctorat grâce à un financement généreux de la Belgian American Educational Foundation (BAEF). J’ai été recruté comme Professeur des Universités à Sciences Po en 2018 et pris mes fonctions en 2019.

Vous êtes chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. Vos recherches portent notamment sur les thèmes suivants : la grande stratégie, les études diplomatiques et les théories de la sécurité. Qu'est-ce qui vous a amené à vous y intéresser ?

C’est une question difficile, car les scintillements de la pensée ne sont jamais planifiés, en tout cas pas dans les détails. On vient à un sujet, ou devrais-je plutôt dire un sujet vient à nous par des sentiers inattendus. Mais il y a sans doute quelques prédispositions ou une sensibilité à certains thèmes due notamment à notre formation, notre histoire personnelle (qui est aussi celle vécue avec les autres) ou notre caractère. Je suis davantage attiré par des questions majeures, c’est-à-dire celles qui engagent l’existence même des collectivités humaines complexes (nations, États, etc.), nourries par des enjeux conceptuels structurants, lesquels obligent plusieurs identités disciplinaires à s’admettre l’une l’autre.

Plus concrètement, par exemple, je me suis intéressé pendant longtemps à la manière dont les sociétés, à différentes échelles, en viennent à élever certains enjeux, et pas d’autres, au rang de problèmes de sécurité, créant ainsi les conditions d’une intervention immédiate, voire exceptionnelle, de l’autorité publique. C’est ce que l’on nomme la sécuritisation. J’ai ensuite étudié les répercussions des politiques de sécurité sur le tissu social, l’architecture normative de l’État et l’équilibre des pouvoirs. Enfin, j’ai essayé de comprendre les circonstances qui influencent l’évolution de la saillance d’un problème de sécurité dans le temps. Tout cela ne pouvait se faire sans le concours calibré des savoirs tirés de la science politique évidemment, mais aussi du droit, de la philosophie, de la sociologie ou de l’histoire. Comme j’ai tendance à me trouver très vite à l’étroit au sein d’un seul espace scientifique, j’ai besoin de cette sollicitation intellectuelle et émotionnelle que m’offre la conversation entre plusieurs spécialités. Je mesure la chance que j’ai eue de voir ces travaux susciter un intérêt notable, y compris au-delà de la science politique. Si la sécuritisation est devenue une des théories dominantes des études de sécurité, l’approche que j’ai développée a fini, selon Rita Floyd, par s’imposer au détriment de la version initiale proposée par l’École de Copenhague.

Les autres thèmes ont suivi le même fil conducteur, mais avec des ambitions non nécessairement convergentes.  

Quelles activités de recherche conduisez-vous actuellement au sein de votre centre de recherche (CERI) ?

Ces dernières années, j’ai consacré l’essentiel de mes recherches à examiner les ressorts culturels, technologiques et organisationnels de la compétence stratégique des États. C’est le domaine de la grande stratégie. Dit simplement, la grande stratégie, c’est l’articulation raisonnée et investie de sens des ressources de l’État pour réaliser ses intérêts dans le moyen et long terme. Cette enquête dont l’assise méthodologique a été comparative, s’est interrogée sur la grande stratégie des États aux gabarits capacitaires différents, adhérents à des idéologies distinctes voire concurrentes, dans des contextes géographiques différents et à des moments précis de leur histoire (puissances ascendantes versus puissances déclinantes, puissances du statu quo versus puissances révisionnistes, puissances autoritaires versus puissances démocratiques, etc.). Où l’on apprend notamment que la grande stratégie résiste à nos certitudes historiques (par exemple, c’est l’affaire exclusive des États importants ou cela relève uniquement de l’outil militaire) et pose en des termes renouvelés, mais particulièrement brutaux pour les États européens (si l’on en croit Josep Borrell), la question du rétrécissement ou de l’atonie de l’imaginaire stratégique et de la responsabilité des leaders qui ont renoncé (ou sont insuffisamment formés) à penser le sens collectif et le bien commun dans la durée.

Parce que la grande stratégie, telle que je la conçois, articule, en des proportions relatives, les outils diplomatiques, économiques et militaires, mes travaux ont progressivement glissé vers l’étude de la diplomatie. C’est ce qui m’a conduit au projet actuel sur une « théorie mondiale de la diplomatie ». Au fond, ma préoccupation principale peut se formuler de la manière suivante : explorer, à travers le temps et l’espace, comment la diplomatie est passée progressivement d’une politique publique à vocation externe, à une forme singulière de vie sociale internationale.

Vous êtes directeur des études doctorales en science politique, en quoi est-ce intéressant d'accompagner les études des doctorants et doctorantes ? Que vous apporte cette expérience ?

Le doctorat est le plus haut niveau de reconnaissance scientifique qu’une université puisse délivrer à ses étudiants. C’est dans ce contexte que se forgent les grandes innovations sociales, politiques et économiques. Je suis heureux de pouvoir être le témoin privilégié de ces parcours remarquables et d’aider chacune des promotions que nous accueillons à réaliser ses projets et à trouver sa place dans un monde professionnel où l’improvisation est rarement un atout. La science politique, dont la démographie représente un peu plus de 50% de la population de l’École de la recherche, implique une charge de travail conséquente, mais c’est un investissement qui a du sens dans la mesure où il me permet d’être un acteur qui contribue à insérer les doctorants dans la chaîne d’union qui lie les générations de politistes.

D’après-vous quelles sont les clés pour bien réussir son doctorat ?

C’est une recette ancienne, qui a fait largement ses preuves, encore faut-il accepter de l’appliquer sans concession : le travail, le travail, le travail. Il ne faudrait pas lire, ici, une apologie candide du mérite, laquelle est souvent au service de la reproduction des positions héritées. À mon avis, en effet, l’Université est l’un des rares secteurs de la société à soutenir l’excellence tout en œuvrant à réduire le poids du milieu social, de la couleur de peau ou du genre, sur nos vies. Au vrai, réussir son doctorat n’est pas l’obstacle le plus difficile à surmonter. À Sciences Po, les personnes qui s’y engagent passent par les fourches caudines d’évaluations très sélectives ; les risques d’erreur de casting sont donc très limités. Il est davantage plus délicat de négocier l’après-thèse, notamment du fait de la raréfaction des postes à l’Université et du statut encore incertain (même si les choses bougent un peu) du doctorat dans la fonction publique française. D’où ma seconde recommandation : bien réussir son doctorat, c’est anticiper le jour d’après.

Quels conseils donneriez-vous aux étudiants voulant faire un doctorat en science politique à Sciences Po ?

Les raisons pour lesquelles on songe à faire une thèse sont nombreuses et souvent très personnelles, même si on peut observer quelques similitudes (désir d’approfondir un sujet auquel on tient, volonté d’obtenir un diplôme pour embrasser des fonctions de haut niveau à l’université ou ailleurs, etc.). Cela dit, je pense que la question la plus décisive avant de se lancer est : « une thèse pour quoi faire ? » ou, formulée autrement : « une thèse est-elle absolument indispensable pour réaliser mon projet professionnel ?».  À cela, il faut ajouter une introspection sincère sur sa disposition ou son aptitude à consentir les sacrifices (car il y en a) induits par cette longue marche vers l'excellence. L’excitation ne doit pas éclipser la lucidité. Enfin, parce que les places sont âprement disputées tant pour accéder aux revues scientifiques d’excellence que pour obtenir un poste (pas toujours celui de ses rêves), il faut être prêt à encaisser le choc des échecs répétés. Chez les universitaires, le CV des ratés est bien plus garni que celui des succès. C’est pourquoi, muscler sa santé mentale est une exigence cruciale du parcours doctoral.

À propos de l’intégration des doctorants dans les laboratoires : pourquoi les intégrer dans les centres de recherche ? Quels sont les avantages pour eux ?

Le centre de recherche est l’habitat naturel des doctorants. Même si l'École de la recherche assure une partie de leur formation et offre aux jeunes chercheurs un soutien logistique et financier robustes, c’est bien au sein du centre de recherche que les étudiants mènent l’essentiel de leur vie quotidienne - apprennent le métier, développent les compétences professionnelles dont une grande partie sera déterminante durant toute leur carrière et nouent leurs premières collaborations. Parce que les étudiants que nous accueillons et accompagnons construisent des souvenirs profonds au cours de leurs années au sein du laboratoire, il est vraiment crucial qu’ils s’y sentent bien. 

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