Le monde en 2030 – L’Afrique en croissance : mythe ou réalité ?

Claire Meynial, avec la contribution de Boris Samuel

13/01/2020

ÉPISODE 6. Passé l’alarmisme des années 2000 puis l’optimisme béat des années 2010, place au réalisme en Afrique. En partenariat avec Sciences Po Ceri.

Il suffit de suivre les unes du magazine The Economist. Le 13 mai 2000 : « Le continent sans espoir », le 3 décembre 2011, « L’Afrique qui décolle », le 2 mars 2013. L’hebdomadaire a depuis laissé tomber le discours de l’émergence. Il survit ailleurs. « Cette histoire d’émergence, c’est celle des prismes simplificateurs, qui ont l’avantage de dispenser de réfléchir de façon fine et complexe… » souffle Boris Samuel, de l’Institut de recherche et de développement et du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africain, américain et asiatique.

Le chercheur a publié un article, « Entre illusions et espoirs, une Afrique émergente ? », qui ne laisse pas grande place au doute. « Parler à ce stade d’émergence de l’Afrique nous paraît relever de ce que l’essayiste sénégalais Hamidou Anne décrit comme ‘’la sublimation de petits lampions qui risquent de ne jamais devenir des halos’’ », écrit-il non sans poésie.

En 2030, l’Afrique concentrera 90 % des pauvres de la planète

Ceux qui en doutent se référeront au dernier rapport de la Banque mondiale sur la pauvreté : en 2030, l’Afrique concentrera 90 % des pauvres de la planète, car les gouvernements ne disposent pas des ressources fiscales pour réduire la pauvreté et que la croissance est au ralenti. Les moteurs du continent sont trop faibles pour le tirer : la croissance de l’Afrique du Sud est estimée à 0,8 % en 2019, 1 % en 2020 (0,7 % de moins que la précédente prévision) et 1,3 % en 2021. Au Nigeria, les prévisions sont de 2 % pour 2019 et de 2,1 % en 2020 et 2012, à la baisse aussi par rapport à avril. De quoi déstabiliser l’afro-optimiste le plus béat. Parmi les explications possibles figure la thèse de Morten Jerven sur la « croissance statistique ».

« La croissance africaine des années 1980 aurait été sous-estimée, notamment du fait de l’informalisation des économies, écrit Samuel. Dans les services, le commerce, les petites industries manufacturières, la croissance aurait été mal saisie par des services statistiques eux-mêmes affaiblis par la rigueur. Depuis la fin des années 1990, la remise à niveau des comptes nationaux et la réintégration de ces secteurs auraient au contraire abouti à des taux de croissance artificiels. »

Mais le discours de l’émergence séduit toujours nombre de dirigeants africains, « comme Blaise Compaoré au Burkina Faso, qui en fait un discours de souveraineté, analyse Boris Samuel. Il est imprégné d’imaginaire politique et très questionnable. » Car les faits sont là. Selon la Banque mondiale, parmi les vingt-huit villes les plus pauvres du monde, vingt-sept se trouvent en Afrique. Surtout, si le taux de pauvreté sur le continent a décru entre 1990 et 2015, étant donné la croissance démographique, alors qu’on dénombrait 278 millions de pauvres (vivant avec moins de 1,90 dollar par jour) en 1990, ils étaient plus de 416 millions en 2015. « C’est pendant cette période de croissance que la pauvreté augmente, relève Samuel. Dans un monde où la pauvreté baisse, le nombre de pauvres se trouve de manière croissante en Afrique, parce qu’il diminue bien moins vite sur le continent qu’ailleurs à cause de l’accroissement démographique. » C’est le tabou ultime, alors que la donnée n’a rien de nouveau. En 1986, le président du Niger, Seyni Kountché, qui se rendait compte que tout progrès économique serait obéré par une trop forte démographie, osait : « Excusez-moi, mes sœurs, mais vous pondez trop. »

Selon Boris Samuel, entre 20 et 30 millions d’emplois supplémentaires par an seraient nécessaires pour faire face à l’arrivée des jeunes sur le marché. Mais, ajoute-t-il, « il faut éviter de présenter la démographie comme la tare du continent et sa réduction comme la condition sine qua non », tant est résiliente l’envie d’une forte natalité. Ce sont des comportements à la fois anciens, qui voient la « richesse dans les gens » (les enfants générateurs de revenus), et récents, liés à la montée de l’islamisme et du pentecôtisme, qui sacralisent la famille. « La transition démographique est la résultante d’une série de facteurs, le discours qui en fait la clé de voûte nie la complexité des phénomènes qui créent la natalité », insiste-t-il.

L’exemple rwandais

Certains pays sont présentés comme ayant réussi cette transition. Le Rwanda vient à l’esprit. Mais Boris Samuel relativise le succès rwandais, avec son formidable taux de croissance de 7,8 % en 2019. Tout d’abord, parce qu’il existe un « envers », peu montré dans un régime autoritaire. Ainsi 38 % des enfants souffrent-ils de malnutrition chronique, selon l’Unicef, en particulier dans les campagnes, où vit la majorité de la population. Certaines décisions représentent de terribles contraintes pour les ménages, comme l’interdiction des métiers informels, qui les prive de la « débrouille » et les force à accepter des emplois sous-payés. Ou « l’obligation pour les ménages de modifier leurs maisons, étant donné l’interdiction des toits en zinc, pour montrer une façade de modernité ». Surtout, Samuel dénonce « des pratiques d’affairisme, une croissance fondée sur des modèles économiques qui permettent aux classes dirigeantes de tirer des gains importants d’un certain nombre de marchés, comme les télécoms ».

Les bailleurs de fonds, soutient-il, ont développé une forme de tolérance, au nom de l’idéal de la croissance, pour le « développementalisme néo-patrimonial », en contradiction avec le discours sur l’émergence qui lie la coopération à la bonne gouvernance. « Cette acceptation est entérinée, couplée à un discours politiquement correct bon teint », assène-t-il. L’illusion n’opère pas sur le continent, où Mo Ibrahim a renoncé à attribuer son prix de bonne gouvernance pendant plusieurs années. Le moteur du développement se situe dans « l’intérêt démesuré qu’en retirent certaines fractions des populations », l’élite économique et politique.

La dette publique africaine a atteint 55 % du PIB

Parmi les autres exemples figurent le Mozambique, l’Angola ou encore l’Éthiopie. Dans ce pays, les investissements ont été réalisés dans les infrastructures, « qui permettent de marquer le passage à une nouvelle époque, mais ils sont en partenariat avec des bailleurs chinois et génèrent des rentes énormes et des opportunités de corruption ». En Éthiopie, le corps du chef de chantier du barrage de la Renaissance, Simegnew Bekele, a été découvert fin juillet 2018, portant la trace d’une balle. La police a conclu au suicide, or, il devait, en conférence de presse, parler du projet somptuaire et en retard, sur fond de rumeurs de corruption… La consternation qui a suivi cette mort a montré de quelle valeur symbolique démesurée le gouvernement avait chargé ce chantier. Ces projets pharaoniques (le train entre Addis-Abeba et Djibouti, le tram de Dakar) engendrent un endettement inquiétant. Selon la Banque mondiale, la dette publique africaine a atteint 55 % du PIB en 2018, contre 36 % en 2013 et 46 % des pays africains étaient en surendettement ou considérés à haut risque en 2018, contre 22 % en 2013. « L’endettement est inséparable de cette volonté d’investissement pharaonique, et il est multiforme et sous-estimé. On ne voit que la partie officielle de la dette envers la Chine, car il y a tous les prêts gagés, comme la production future de pétrole au Cameroun. Ils menacent la capacité des finances publiques à se reconstituer. Or, les infrastructures financées sont souvent de qualité douteuse, pas aux normes, inabouties, comme le port de Kribi au Cameroun, ou contestables », décrit Boris Samuel.

Il évoque une étude de l’université Cheikh-Anta-Diop sur l’adéquation entre les réalisations et les besoins de la population, qui prouve que les projets ne sont pas lancés en fonction d’études préalables. Pis, ils sont parfois facteurs de troubles, comme le plan d’aménagement urbain d’Addis-Abeba, présenté à grand renfort de maquettes et de vidéos de plans d’architectes, qui a mis le feu aux poudres en Éthiopie en incluant des terres cultivables de la région Oromia.

Dans ce contexte, quelle perspective de croissance dans les dix ans ? Le salut du continent reposerait désormais dans le secteur tertiaire. « Il faut que la transformation des infrastructures aille dans le bon sens, grâce à un renforcement des appareils étatiques, et on est en loin. Le décollage des services dépend d’investissements qui dépendent de l’aboutissement d’une volonté de modernisation d’un appareil étatique mal en point », résume Samuel. Le chemin risque d’être long.

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