La vague de contestation en Amérique Latine

17/01/2020

La notion de "printemps latino-américain", popularisée par les médias, rend sans doute compte d’une l’accélération des mobilisations en 2019 dans cette région, mais elle en exagère la singularité. L’Amérique latine voit se développer des manifestations massives depuis au moins 2012, traduisant une mutation des formes d’expression en démocratie. Depuis dix ans, en effet, les manifestations de rue sont devenues un registre "normal" d’expression palliant les limites des dispositifs représentatifs et participatifs. Les enquêtes montrent une augmentation du nombre de personnes déclarant participer à des manifestations et tolérant les expressions "antisystème" pacifiques. Cette évolution est plus particulièrement notable parmi les enquêtés ayant un haut niveau d’éducation.

Les grandes manifestations sont lancées en réaction à des motifs d’insatisfaction variés, que l’on peut ramener à trois catégories :

- politique : élections truquées (Honduras 2017, Bolivie 2019), dirigeants corrompus (Guatemala 2015) ou jugés incompétents (Brésil 2016), dérive autoritaire au Venezuela (2017) ; - économique : pouvoir d’achat menacé (Brésil 2013, Équateur 2019, Chili 2019, Colombie 2019) ; - sociétal : violence contre les étudiants (Mexique 2014) et les femmes (Argentine 2015, Chili 2019).

Par ailleurs, à une échelle plus locale, l’Amérique latine se caractérise par un très haut niveau de mobilisation sociale centrée sur les questions socio-environnementales.

Ces manifestations partagent un certain nombre de caractéristiques.

- La nature du déclencheur ne permet pas de prévoir les causes qui vont ensuite être défendues. Les grandes manifestations se caractérisent par une agrégation de revendications parfois éparses qui entrent en résonnance.

- Depuis 2012, l’occupation de la rue donne lieu à des scènes de violence inédites depuis le retour des démocraties il y a une quarantaine d’années.

- Cette violence est dans certains cas le fait de provocations de la part de groupes radicalisés. Mais elle est surtout le produit d’une militarisation des tâches policières qui donne des motifs supplémentaires pour manifester.

- La violence physique relaye l’activisme qui se déploie sur les réseaux sociaux (WhatsApp tout particulièrement). En dépit du succès de certaines campagnes en ligne (l’Argentine détient le record mondial de "victoires" par usager sur la plateforme www.change.org), l’occupation physique d’espaces urbains demeure stratégique. Elle comprend une efflorescence d’expressions artistiques. La performance Un violador en tu camino, réalisée par des Chiliennes, a été vue des centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux et répliquée dans de nombreux pays et langues dans le monde.

- Les participant(e)s aux manifestations appartiennent à des classes d’âge très jeunes. Les adolescentes sont notamment à l’avant-garde des engagements féministes dans plusieurs pays d’Amérique latine.

Comment expliquer ces évolutions ?

Des études qualitatives approfondies viendront préciser les types d’explication mieux à même de rendre compte de ces mobilisations. Dans l’immédiat, deux approches reviennent dans les commentaires.

- Le contexte : la frustration des classes moyennes

James Davies est à l’origine dans les années 1960 d’une théorie associant le déclenchement des révolutions à une interruption brutale de progrès sociaux faisant suite à une longue période de croissance qui avait fait monter les attentes de la population. Il est depuis devenu classique de chercher des sources de frustration dans les indicateurs sociaux et économiques.

L’Amérique latine a bien connu une décennie de croissance qui s’est achevée en 2013, clôturant une exceptionnelle séquence d’inclusion citoyenne. Depuis, toutes les enquêtes montrent que l’opinion publique se montre inquiète. Ainsi, au Brésil, la proportion des personnes interrogées estimant que la situation économique du pays est mauvaise a augmenté de 35% en 2012 à 87% en 2015. En phase de décroissance, les inégalités sociales ne sont plus tolérées et la peur des déclassements sociaux prédispose certaines catégories à se mobiliser. Pour autant, les manifestations ne touchent pas particulièrement les pays où les classes moyennes sont les plus vulnérables. Le Chili a même vu les inégalités baisser régulièrement depuis 2000.

- Mépris de classe, de race et de genre

Au-delà des explications contextuelles liées à la conjoncture économique, les manifestations font ressortir des formes de mécontentement jusque-là demeurées à l’état de latence. La dimension humaine des inégalités l’emporte sur les considérations pécuniaires. Une demande de respect pour la dignité humaine parcourt les cortèges. Les manifestants veulent en finir avec le mépris de classe, race et genre qui caractérise les sociétés latino-américaines. Le sentiment d’injustice se focalise sur l’accès à l’éducation et la santé qui seul doit permettre d’offrir des opportunités de progrès durables aux jeunes générations.

Quelles issues ?

Dans la plupart des pays, les gouvernements ont d’abord réagi par la force, puis ont annulé les mesures qui avaient déclenché les manifestations et annoncé des changements qui n’ont guère suffi à calmer les esprits.

Au Chili par exemple, le président Piñera a dans un premier temps déclaré que son pays "était en guerre contre un ennemi puissant", avant de présenter ses excuses pour avoir ignoré l’ampleur des inégalités que les Chiliens ne supportent plus. Il a ensuite annoncé un train de mesures sociales, dont la hausse du salaire minimum. Il a enfin programmé pour le 26 avril 2020 un référendum pour que les Chiliens décident s’ils souhaitent une nouvelle constitution. Cette sortie politique ne satisfera pas tout le monde, mais au moins doit elle permette à ce pays d’envisager de clôturer un cycle de 45 ans de néolibéralisme et de fonder une société plus solidaire.

Ailleurs, les enjeux sont plus économiques, mais ils sont aussi sociétaux. Les mouvements féministes attendent des mesures concrètes, sur l’avortement notamment, mais aussi un changement de mentalité et de pratiques. Leur combat est de longue haleine.

Pour en savoir plus, consultez le rapport annuel de l'OPALC, "Amérique latine. L'année politique 2019" (Etude du CERI n°245-246, à paraître le 30 janvier) ou assistez au débat de lancement de cette publication.

Photo: ©Shutterstock. Manifestation à Santiago du Chili le 25 octobre 2019.

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