La situation en Inde. Entretien

06/04/2020

L’épidémie semble avoir touché l’Inde tardivement. Est-ce une réalité ou bien la maladie a-t-elle été insuffisamment prise en compte ?

Christophe Jaffrelot : C’est difficile à dire; ce qui est sûr c’est que l’Inde a limité les tests jusqu’à une date récente. Pendant des semaines, seules les personnes revenant de l’étranger ont été testées. Le pays a donc perdu un précieux temps après la découverte du premier cas de Covid-19 à la fin du mois de janvier. Mais les limites du dépistage était aussi dues aux carences du système de santé publique, et notamment à l’absence de tests disponibles (que les hôpitaux privés facturaient d’ailleurs au prix fort).   

L’Inde compte 1,3 milliard d’habitants qui pour beaucoup vivent dans une forte promiscuité, quelles stratégies peut-adopter le gouvernement pour éviter la contagion ?

Christophe Jaffrelot : Le gouvernement s’est engagé sur la voie du confinement, mais il est difficile d’isoler les individus en Inde, surtout dans les bidonvilles où le virus se répand et en milieu rural où les travailleurs migrants des villes sont en train de le propager. Des centaines de milliers de ceux-ci qui n’ont plus ni travail ni (parfois) logement retournent en effet dans leurs villages (quand ils ne se retrouvent pas dans l’un des 21 000 camps de mise en quarantaine qui ont été créés en urgence). Le gouvernement possède une marge de progression plus grande du côté du dépistage, mais ni le dépistage ni le confinement n’empêcheront l’épidémie de progresser - reste à voir à quel rythme.

La politique du gouvernement pourrait surtout aider la population à traverser cette crise en se préoccupant davantage des aspects économiques et sociaux (sans pour autant délaisser le côté sanitaire) : le plan d’aide aux pauvres qui vient d’être annoncé est trop limité en termes quantitatifs (à peine plus de 22 milliards de dollars, soit 0,8% de PNB) et surtout il ignore les entreprises du secteur informel ainsi que leurs employés, des travailleurs migrants qui retournent comme ils le peuvent par milliers dans leur village comme je l’ai dit. En outre, la méthode répressive de la police pour faire respecter le confinement est contre-productive, non seulement parce qu’elle ajoute la peur à la misère des plus démunis, mais aussi parce qu’elle rompt la chaîne d’approvisionnement quand les camions n’arrivent plus jusqu’aux points de vente et que les livreurs n’osent plus sortir...  

Quel est l’état du système de santé indien ? Est-il en mesure de répondre à ce défi sanitaire ?

Christophe Jaffrelot : Le système de santé indien est bicéphale. Le secteur privé s’est développé récemment pour servir la classe moyenne et plus encore l’élite indienne. Le secteur public, lui, est le grand laissé pour compte des politiques publiques : l’Inde consacre moins de 1,2% de son PNB à la santé. De ce fait, le pays ne possède que 710 000 lits d’hôpitaux (soit 0,7 pour 1 000 habitants quand en Europe occidental tous les pays dépassent un ratio de 3 pour 1 000). Surtout, les lits équipés pour la réanimation ne représentent qu’un dixième de ce total. 

Les experts estiment que le système hospitalier risque d’être vite saturé si 10% des seuls adultes sont contaminés d’ici la fin du printemps. Il y aura alors 80 millions de personnes infectées dont une part non négligeables devra (aurait du?) être hospitalisée... C’est pourquoi, aujourd’hui, les autorités envisagent sérieusement de n’hospitaliser que celles qui souffrent de symptômes graves.     

Comment a réagi le Premier ministre Narendra Modi pour l’heure ? Quelles annonces a-t-il fait ? Qu’a-t-il envisagé comme mesures ?

Christophe Jaffrelot : Narendra Modi a parlé du Covid-19 pour la première fois le 19 mars dernier, dans une adresse à la nation au cours de laquelle il s’est posé en rassembleur et en protecteur de la nation. Il n’a rien annoncé d’autre, alors, qu’un « couvre feu du peuple », invitant les Indiens à rester chez eux le dimanche suivant. ll est passé à la vitesse supérieur le lendemain dudit dimanche, le 23 mars, après que nombre d’Etats de l’Union indienne — tous membres de partis d’opposition — aient annoncé des formes de confinement dans leur Etat. C’est alors qu’il a décrété un confinement national de 21 jours, sans avoir pris la peine de consulter les chefs de gouvernement des Etats comme l’aurait voulu la philosophie du fédéralisme indien (qu’on qualifie généralement de « fédéralisme coopératif »). 

Cette décision a pris tout le monde de court, comme l’avait fait la démonétisation de 2016 lorsque Modi avait annoncé le retrait immédiat des billets de 500 et de 1000 roupies — soit 86% de la masse monétaire —, ce qui avait déjà précipité le secteur informel dans la crise. 

Modi cultive ainsi son image d’homme fort : il gouverne de cette façon quel que soit le sujet, en espérant que l’intendance suivra. Il est bien meilleur en en politics qu’en policies et d’ailleurs le plan annoncé le 26 mars laisse bien des économistes sur leur faim, surtout que certains Etats de l’Union indienne se révèlent bien davantage à l’écoute des problèmes de la population. Ce style de gouvernement pourrait entamer la popularité de Modi si la crise sanitaire, économique et sociale s’approfondit. Pour l’instant, les chaînes de télévision qui ont contribué à le porter au pouvoir continuent de mettre en avant la grande détermination du Premier ministre...  En fait, le défi que l’Inde va devoir relever au plan politique vient surtout d’un regain de tensions entre les gouvernement des Etats et celui de New Delhi. Les premiers, qui n’ont pas été associés au processus de décision qui a conduit à un confinement brutal et qui voient maintenant affluer les travailleurs migrants, se retournent vers le gouvernement Modi pour qu’il débourse les fonds nécessaires à une « bonne » gestion de la crise – comme il se doit dans un système fédéral où le Centre perçoit l’essentiel des ressources fiscales...  

Quelles pourraient être les conséquences économiques de l'épidémie dans un pays qui connaît déjà un fort ralentissement économique ?

Christophe Jaffrelot : Le coup d’arrêt économique lié au confinement a eu pour effet de mettre le secteur informel au point mort : les employés de maison, les travailleurs migrants ont été les premières victimes de cette situation. Le secteur formel va se retrouver dans la même situation dès lors que les usines s’arrêtent et que les transports publics ne fonctionnent plus. Le chômage — qui avait déjà atteint en 2019 un niveau record depuis 45 ans — va exploser ; la croissance, déjà en berne, risque de tomber de 4,5% à 2 ou 3% d’après les prévisionnistes (que je trouve un peu trop optimistes) et les finances publiques, déjà en difficulté avec un déficit budgétaire atteignant quasiment 10% du PNB si on compte les Etats fédérés et les entreprises publiques, vont être des victimes collatérales de ces processus. Il n’y a rien là de très différent de ce que l’on observe ailleurs dans le monde sauf que ce genre de crise revêt une dimension bien différente quand on a affaire à un pays déjà victime d’un ralentissement économique et, surtout, dans lequel les pauvres se trouvent déjà en état de survie au quotidien : ils sont eux menacés par la misère et la maladie à grande échelle.

Pour la première fois depuis que ces données existent, la proportion des Indiens vivant sous le seuil de pauvreté a augmenté entre 2011-2012 et 2017-2018. La crise qui commence va encore aggraver cette tendance. L’Inde paye en partie ce qu’en 2012, dans Inde: l’envers de la puissance j’appelais « la croissance sans développement », un processus qui a creusé les inégalités, aux dépens des campagnes mais pas seulement. A l’époque, on croyait à la globalisation heureuse et on disait Sky is the limit…, personne n’a écouté les chercheurs qui sonnaient l’alarme : Amartya Sen, Jean Drèze, Atul Kohli… La crise qui s’annonce, en Inde comme ailleurs, va forcer les dirigeants politiques, les hommes d’affaires et les experts à remettre bien des certitudes à plat… En espérant qu’il soit encore possible de changer de cap !  

Propos recueillis par Corinne Deloy

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